La vie privée d'autrefois; Arts et métiers, modes, moeurs, usages des parisiens du XIIe au XVIIIe siècle. Les soins de toilette; Le savoir-vivre
Je ne raconterai pas l'histoire de la coiffure et de la barbe, car on la trouve partout. Elle est bien exposée dans l'Histoire du costume de M. Quicherat, relativement exacte dans les Dictionnaires de la conversation et les Encyclopédies[85]; la refaire d'après les sources serait donc me donner beaucoup de peine en pure perte. D'ailleurs, je tiens à rester fidèle au programme que je me suis tracé; il consiste à exclure autant que possible de ces petites notices les faits déjà étudiés de l'histoire des mœurs, pour me borner à recueillir les détails ignorés ou peu connus, et à relever les erreurs accréditées par une longue tradition. Ainsi, des statues qui ne peuvent être antérieures à 1150 ont fait jusqu'ici attribuer aux mérovingiennes la jolie coiffure que portaient les grandes dames du douzième siècle; leurs cheveux, partagés au milieu de la tête, descendaient par devant en deux longues tresses nattées et galonnées[86].
Au siècle suivant, les nattes ont disparu. Les femmes mariées les ont remplacées par un volumineux chignon attaché derrière le crâne; les jeunes filles laissent pendre leurs cheveux sur le dos, mode qui demeura très-longtemps en France le signe de la virginité, comme en témoignent les anciennes représentations de la Vierge. Le quatorzième siècle adopte les nattes relevées de chaque côté du front sur les tempes. Au quinzième, les cheveux sont sacrifiés à des couvre-chefs fantaisistes, dont le hennin est le type. Le seizième siècle découvre les fronts et inaugure la coiffure dite à la Marie Stuart, dont les différentes variétés nous conduisent jusqu'au règne de Louis XIV. Celui-ci peut être caractérisé par la coiffure à la Sévigné, qui est composée d'une multitude de boucles échelonnées sur les joues.
Pour se faire une idée générale de la forme que les hommes donnèrent successivement à leur chevelure et à leur barbe, il suffit de passer en revue les portraits de nos rois.
La barbe disparaît à partir de Philippe-Auguste; le visage est rasé et les cheveux ne dépassent guère le milieu du cou. La barbe fait une réapparition timide sous Philippe VI et Jean II, mais Charles V et ses successeurs sont imberbes: par derrière, leurs cheveux descendent jusqu'au cou; par devant, ils sont coupés très-courts, c'est la coiffure dite aux enfants d'Édouard. A dater de François Ier, on fait peu de cas des cheveux, mais la barbe est en plein triomphe. Elle reste taillée en pointe jusqu'à Henri IV, dont la riante figure est encadrée de poils touffus et frisés. Richelieu et Louis XIII portent la moustache épaisse et la royale à la lèvre inférieure. Un caprice changea tout cela.
Louis XIII, forcé d'embrasser la même carrière que son père, y réussissait peu. En revanche, il avait des dispositions pour une foule d'autres métiers; il cuisinait très-bien, lardait à ravir, s'entendait à l'élève des oiseaux et au jardinage, composait en musique, peignait un peu, travaillait au besoin le cuir, le bois et le fer. Un jour, il lui prit fantaisie de faire concurrence aux barbiers-barbants qu'il avait créés; il coupa la barbe à tous les officiers de sa maison, ne leur laissant qu'un petit bouquet de poils au menton. Richelieu, avec qui on ne plaisantait pas ainsi, conserva seul les moustaches retroussées et la royale. La cour et la ville rirent beaucoup de l'étrange distraction qu'avait choisie le mélancolique souverain; on la mit même en chanson:
Les cheveux longs avaient repris faveur sous la minorité de ce roi ennuyé et ennuyeux. Un homme de goût se reconnaissait alors aux moustaches ou cadenettes qui, vite oubliées, furent ressuscitées un siècle plus tard. On appelait ainsi de longues mèches de cheveux, réunies avec une rosette, et qu'on laissait pendre le long de la joue et même de l'épaule sur le côté gauche. La moustache se portait rarement seule. L'auteur de La promenade du cours[88] nous apprend que les gens désireux de se donner un air terrible en exhibaient jusqu'à six:
Au besoin, les perruquiers pouvaient en fournir: «Potel, écrit Tallemant[89], avoit trois ou quatre moustaches postiches de chaque costé, où il y avoit plus de douze aulnes de ruban noir; car on n'avoit pas trouvé encore les coings de cheveux.» Potel était un original: la moustache se portait à gauche. Le côté droit de la tête ainsi dégagé restait bien visible, et on l'ornait d'une boucle d'oreille, perle ou diamant. Le comte Henri d'Harcourt, cadet de la maison de Lorraine, en fut surnommé Cadet la Perle, sobriquet qu'il garda toute sa vie. Son beau portrait, exécuté par Antoine Masson, est connu sous le nom de Cadet à la perle; il porte encore cet ornement sur celui qui fut gravé par Édelinck pour les Hommes illustres de Perrault[90], longtemps après que les cadenettes eurent cessé d'être à la mode. Le premier galant qui les mit en faveur fut Honoré d'Albret, seigneur de Cadenet, frère du célèbre Luynes[91]. Quand on fit celui-ci connétable, Cadenet du même coup fut improvisé maréchal de France, mais ses exploits se bornèrent à l'importante innovation que je viens de rappeler: elle a suffi pour transmettre son souvenir à la postérité.
Notre moustache actuelle avait aussi ses partisans. On lit dans les Loix de la galanterie: «Les uns portent les moustaches comme un traict de sourcil, et fort peu au menton; les autres ont une moustache à coquille[92].» Cette dernière était celle dont on relevait les pointes. Au moyen d'un petit instrument appelé bigotère, on la pinçait de manière à ce qu'elle ne perdît pas son pli pendant la nuit. C'est ce qu'explique très-bien une Mazarinade publiée en 1650:
Sarazin[94], racontant en style burlesque l'enterrement anticipé de Voiture, fait figurer parmi les assistants quelques Amours: «L'un, dit-il, faisoit des grimaces devant le miroir, l'autre se bridoit de la bigotère, l'autre tiroit les poils des sourcils de ses compagnons avec des pincettes[95].» La bigotère était encore employée à la fin du dix-huitième siècle[96].
Depuis Louis XIII, aucun roi de France ne garda sa barbe. Elle ne laissa pas pour cela d'être honorée et cultivée. Louis Guyon[97], qui a traité agréablement ce sujet, dit que la barbe est utile, non-seulement parce qu'elle protége l'homme contre le froid, mais encore parce qu'elle le rend «plus beau. A cause de quoy nature n'a voulu couvrir les éminences qui sont à chacun costé des yeux, ny le nez, ni autres parties de la face; autrement, l'homme ressembleroit une beste sauvage et approcheroit de la semblance des bestes brutes. Il ne se cognoistroit quand il seroit joyeux ny fasché. La face descouverte de poils appartient à un animal raisonnable, politic, familier et sociable, tel qu'est l'homme.» Mais alors, pourquoi la nature a-t-elle privé de barbe les femmes? Rien n'est plus simple: «La matière de la barbe, aux femmes, monte à la teste, qui leur cause de plus grands cheveux qu'aux hommes; et de vray, la chevelure est bienséante aux femmes et la barbe à l'homme.»
Louis XIV porta d'abord le semblant de moustache dont j'ai parlé, un trait léger sur la lèvre supérieure. Il la fit disparaître en 1680, et tout bon courtisan s'empressa de l'imiter; aussi les derniers portraits de Corneille et de Molière les représentent-ils sans un poil sur la figure[98]. Je ne parle ici que des courtisans, car il faut rendre cette justice à Louis XIII et à Louis XIV qu'ils respectèrent la tête de leurs sujets (on n'oserait en dire autant de Richelieu); ils laissèrent chacun arranger à sa guise barbe et cheveux. Si ce fut une faiblesse de la part du roi-soleil, elle ne resta pas sans châtiment: la mode, devenue plus impérieuse que l'orgueilleux monarque, finit par lui imposer la perruque et la poudre, qui lui étaient toutes deux antipathiques.
A défaut d'autres libertés, le dix-septième siècle eut donc celle de la barbe. Les beaux portraits gravés par Édelinck et Lubin nous révèlent que:
Le Jésuite Jacques Sirmond,
L'érudit Fabri de Peiresc,
L'historien Papire Masson,
Le savant Scévole de Sainte-Marthe,
Le poëte Malherbe,
Le jurisconsulte Pithou
portaient la barbe entière avec les moustaches.
Le cardinal de Bérulle,
Henri de Sponde, évêque de Pamiers,
Le secrétaire d'État Pontchartrain,
Vincent de Paul,
Joseph Scaliger
portaient la barbe en pointe avec les moustaches.
Pierre Camus, évêque de Belley,
Le garde des sceaux du Vair,
Le premier président A. de Harlay,
Le président Jeannin
portaient une magnifique barbe étalée sur la poitrine.
Pierre de Marca, archevêque de Paris,
Antoine Godeau, évêque de Vence,
J. F. Senault, général de l'Oratoire,
Le prince de Condé,
Turenne,
Le chancelier Séguier,
Colbert,
Le premier président Lamoignon,
Le président de Thou,
L'avocat général J. Bignon,
Le théologien Arnauld d'Andilly,
Descartes,
L'avocat Antoine Lemaître,
Le philosophe Gassendi,
Balzac,
Voiture,
Sarazin,
Mansart,
Le peintre Nicolas Poussin,
Le graveur Callot,
Le romancier H. d'Urfé,
Le maréchal de Gassion,
Le maréchal Fabert,
L'amiral Duquesne,
Le chancelier Michel Letellier,
Le premier président de Bellièvre,
N. Rigault, garde de la bibliothèque du Roi,
Simon Vouet, premier peintre du Roi,
portaient la moustache et la royale.
Le P. Thomassin, hébraïsant,
L'académicien Pélisson,
Le savant Ducange,
La Fontaine,
L'historien Le Nain de Tillemont,
Le peintre Ch. Lebrun,
Le poëte Santeuil,
Le maréchal de Luxembourg,
Le musicien Lully,
Le philologue Ménage,
Quinault,
Benserade,
Racine
avaient le visage entièrement rasé.
N'oublions pas de faire remarquer que plusieurs de ces personnages portent perruque, une perruque superbe, majestueuse, frisée avec art et qui parfois descend jusqu'à la ceinture. Tout était grand dans le siècle du grand roi.
C'est à ce siècle que revient l'honneur d'avoir ainsi contrefait la nature, mais il y avait longtemps qu'on avait cherché à l'imiter.
L'usage des faux cheveux doit être aussi ancien que la coquetterie féminine, et c'est remonter bien haut. A l'époque romaine, les femmes portaient des nattes postiches, le commerce des cheveux était en pleine activité, et on allait en chercher des cargaisons sur la rive droite du Rhin. Cependant, les Pères de l'Église d'abord, puis les prédicateurs du moyen âge apostrophèrent très durement les femmes qui mettaient des chevelures d'emprunt «des cheveux de mortes[99]», disaient-ils, et ce qui est bien pis, des cheveux de personnes peut-être impures, peut-être criminelles, peut-être condamnées aux peines de l'enfer, capitis forsan immundi, forsan nocentis et gehennæ destinati[100].
C'est sous Charles V qu'Eustache Deschamps composa la célèbre ballade qui a pour refrain:
Sous Henri III et Henri IV, toutes les femmes s'affublaient de faux chignons. La reine Marguerite, écrit Brantôme, «s'habilloit quelques fois avec ses cheveux naturels, sans y adjouster aucun artifice de perruque; elle les sçavoit très bien tortiller, frizonner et accommoder... et pourtant peu souvent s'en accommodoit, si non de perruques bien gentement façonnées[101].» Tallemant des Réaux affirme tout crûment qu'elle fut chauve de bonne heure, et qu'«elle avoit de grands valets de pied blonds que l'on tondoit de temps en temps[102]».
Dès le règne de Louis XII, les élégants imitaient leurs maîtresses:
disait d'eux Guillaume Coquillart[103].
Les gens qui commençaient à perdre leurs cheveux y suppléaient au moyen de coins, fragments de perruque qu'on dissimulait le mieux possible sous la chevelure naturelle. Louis XIII vit tomber la sienne à trente ans, ce qui inaugura le règne de la perruque; «les courtisans, les rousseaux et les teigneux en portèrent les premiers: les courtisans par délicatesse[104], les rousseaux par vanité et les teigneux par nécessité[105].» Comme toutes les modes, celle-ci eut ses détracteurs acharnés et ses admirateurs enthousiastes; parmi ces derniers, il faut citer l'abbé Legendre, qui s'écrie naïvement: «Il est surprenant qu'une coiffure aussi commode qu'est la perruque, n'ait esté en usage que depuis le règne de Louis XIII[106].»
C'est sous Louis XIV qu'elle atteignit son apogée. L'année où il créa les barbiers-barbants (1673) est précisément celle où il consentit à prendre perruque. Il avait trente-cinq ans lorsqu'il se soumit à cette mode, que son opulente chevelure lui donnait le droit de mépriser. On composa pour lui, dit Pélisson[107], des perruques avec des jours par où passaient les mèches de ses cheveux, dont il ne voulait pas faire le sacrifice. Son fils, le grand Dauphin, n'y mettait pas tant de façons: «Monseigneur, écrit Dangeau, a encore fait raser ses cheveux, qui étoient revenus plus beaux que jamais. Il trouve la perruque plus commode[108].»
Le Livre commode pour 1692[109], nous a conservé les noms de Pascal, de Pelé, de Jordanis, de Vincent, «renommez pour faire les perruques de bon air»; de La Roze, «renommé pour les perruques abbatiales»; de Binet, enfin, le célèbre fournisseur du Roi et le créateur des perruques dites binettes, expression qui a fini par désigner dans le langage populaire la tête elle-même. A Versailles, entre la chambre à coucher et la salle du conseil[110], était le cabinet des perruques du Roi. Elles reposaient dans des armoires vitrées qui entouraient la pièce; de distance en distance se dressaient des têtes d'enfants, au nombre de vingt, qui servaient aux essayages, aux remaniements. Les formes variaient suivant que Louis XIV allait à la messe ou à la chasse, recevait des ambassadeurs ou restait dans ses appartements. Quant au barbier, il ne quittait guère la cour[111], et comptait parmi les cinq cents personnes distribuées en cinq tables, qui avaient le droit de manger à la cour. «Avant que le Roy se lève, dit un contemporain, le sieur Quentin, qui est le barbier et qui a soin des perruques, se vient présenter devant Sa Majesté, tenant deux perruques ou plus, de différente longueur. Le Roy, suffisamment peigné, le sieur Quentin lui présente la perruque de son lever, qui est plus courte que celle que Sa Majesté porte ordinairement le reste du jour. Sa Majesté aïant mis sa perruque, les Officiers de la Garderobe s'approchent pour habiller le Roy... Le Roy, dans la journée, change de perruque, comme quand il va à la messe, après qu'il a dîné, quand il est de retour de la chasse, de la promenade, quand il va soûper, etc. Le garçon qui est commis pour peigner les perruques du Roy a deux cens écus sur la cassette...» Louis XIV n'était rasé que tous les deux jours: «De deux jours l'un, c'est jour de barbe, c'est-à-dire que le Roy se fait raser. Les deux barbiers de quartier rasent alternativement de deux jours l'un, et celui qui ne rase point apprête les eaux et tient le bassin. Celui qui est de jour pour raser Sa Majesté met le linge de barbe au Roy, le lave avec la savonnette, le rase, le lave après qu'il est rasé, avec une éponge douce, d'eau mêlée d'esprit de vin, et enfin avec de l'eau pure. Pendant tout le temps qu'on rase le Roy, le premier valet de chambre tient le miroir devant Sa Majesté, et le Roy s'essuie lui-même le visage avec le linge de barbe[112].» On rasait souvent aussi la tête de Louis XIV, car même après qu'il eut passé soixante-dix ans, ses cheveux, triomphant des efforts de la perruque, s'obstinaient à repousser[113]. Sous le règne d'un souverain qui, par sa chevelure, semblait descendre de la race mérovingienne, la perruque poursuivait noblement sa carrière, forçant à l'obéissance jusqu'au maître devant qui tous tremblaient.
L'article 63 des statuts de 1718 accorde aux barbiers-perruquiers le monopole de «la vente et revente des cheveux»; les marchands en gros devaient, avant d'écouler leurs ballots, les apporter au bureau de la corporation, où ils étaient examinés. Il se faisait alors une incroyable consommation de poil. Les têtes des femmes vivantes et mortes étaient mises à contribution dans les quatre parties du monde, et le commerce des cheveux avait pris une extension considérable. Colbert songea même à en arrêter l'importation qui menaçait, disait-il, de devenir aussi ruineuse pour l'État que l'avait été naguère celle des ouvrages de fil. Mais les perruquiers se montrèrent meilleurs économistes que le ministre. Ils dressèrent des statistiques et démontrèrent, chiffres en mains, que la vente des perruques à l'étranger faisait rentrer plus d'argent dans le royaume qu'il n'en sortait par l'achat des cheveux[114]. En effet, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, etc., étaient nos tributaires; le perruquier français avait acquis déjà dans toute l'Europe la réputation qu'il conserva jusqu'à la fin d'être un artiste inimitable. Le commerce en gros était représenté à Paris par les sieurs Pelé, Vincent, Potiquet, Rossignol, etc.; ces deux derniers demeuraient «sous la galerie des Innocents[115]». Tous ces commerçants avaient des coupeurs qui parcouraient la Normandie, la Flandre, la Hollande. Certains villages fournissaient jusqu'à dix livres de cheveux, qui devaient toujours avoir de vingt-quatre à vingt-cinq pouces de long. Les cheveux des pays chauds étaient réputés mauvais; les plus estimés étaient ceux de Normandie, que l'on nommait cheveux de pays. L'Angleterre en fournissait fort peu, «le peuple, qui est à son aise, ne consentant pas aisément à laisser couper les cheveux de leurs femmes et de leurs filles». Le prix variait entre quatre francs et cinquante écus la livre; les plus chers étaient les blonds et les blancs. On appelait cheveux vifs, ceux qui avaient été coupés sur la tête de leur propriétaire, vivante ou morte; cheveux morts, ceux qui avaient été arrachés par le peigne ou étaient tombés à la suite de quelque maladie; cheveux naturels, ceux qui frisaient naturellement. Au début du dix-huitième siècle, il y avait à Paris une cinquantaine de marchands de cheveux[116].
La rareté des cheveux était devenue telle à la fin du règne de Louis XIV, qu'on fut obligé de fabriquer en crin les perruques communes. Jean-Paul Marana écrivait vers 1700: «Depuis que la perruque a été reçue, les têtes des morts et celles des femmes se vendent cher, étant la mode que les sépulcres et les femmes fournissent le plus bel ornement à la tête des hommes[117].»
Les premières perruques se composèrent de quelques rangs de cheveux échelonnés autour d'une vaste calotte. On leur donna ensuite la forme exacte d'un bonnet, et c'est ainsi que fut créée la bonnette, dite aussi perruque d'abbé ou perruque ronde; l'abbé de la Rivière, favori de Gaston d'Orléans, fut, dit-on, le premier qui la porta.
Sous Louis XIV paraît enfin la royale ou l'in-folio, privilége de la haute société, crinière pleine de majesté, faite pour des statues plus que pour des vivants. La brigadière fut la coiffure habituelle des militaires, la moutonne bouclée ou bichonne celle des petites-maîtresses et des bambins. Les gens du Palais portaient la robin. La perruque, symbole de la monarchie, partage sa fortune, s'affaisse avec elle, et, vers la fin du règne, perd beaucoup de son prestige. De l'in-folio, on est tombé à la cavalière, à la financière, à l'espagnole, à la carrée, à la nouée, à la naturelle, etc., vestiges encore imposants d'une splendeur évanouie.
La décadence se précipite sous Louis XV. Les perruques deviennent plus basses et plus étroites; puis on les sépare en trois touffes, qui composent les cadenettes sur les côtés et la queue par derrière. Le dessin, d'ailleurs, varie à l'infini. On peut choisir entre les perruques de chasse, à nœuds, à deux queues, naissante, à la chancelière; à la Sartine, adoptée par ce magistrat; à la régence ou à bourse, portée par la valetaille.
L'Encyclopédie perruquière, que publia en 1757 l'avocat A. H. Marchand, contient une suite de quarante-cinq têtes, coiffées chacune d'une perruque de forme particulière, et distinguée par un nom spécial.
En voici la liste:
A l'ordinaire.
A la Port-Mahon.
A la rinoxerros.
A l'adorable.
A l'oiseau royal.
A la cabriolet.
A l'aile de pigeon.
A la nouvelle mode.
A l'impatient.
A l'aventure.
A la cavalière.
A la paresseuse.
A la singulière.
Au chasseur.
A l'indifférence.
A la dragonne.
A la comète.
A la Tronchin.
A la mousquetaire.
A la légère.
A la Choisy.
A la gendarme.
Au vieillard.
A la Gentilly.
A la parisienne.
Au petit-maître.
A la françoise.
A l'italienne.
A la plus tôt fait.
Au favori.
A la lunatique.
A ravir.
A l'éléphant.
A l'antiquité.
A l'économe.
Au combattant.
Au conquérant.
A la jalousie.
A la prudence.
A la royale.
A l'envieux.
A la maître-d'hôtel.
A la félicité.
A l'inconstance.
A la Beaumont.
On eut aussi l'idée de composer des perruques en laine, qui devinrent le monopole des matelots, et des perruques de fil de fer, mode économique qui permettait de laisser à ses enfants une coiffure à jamais héréditaire.
Nous voyons fleurir encore, sous Louis XVI, les perruques de palais, à oreilles, à la circonstance, brisée, à la grecque, en bonnet, à rosette, à cadogan ou catogan, gros nœud descendant sur la nuque; à la Panurge; à trois marteaux[118], qu'affectionnaient surtout les médecins et les apothicaires. Tout le monde alors portait perruque, depuis le vieillard le plus décrépit jusqu'à l'enfant à peine sevré; les nobles comme les roturiers, les bourgeois, les maîtres des métiers, les ouvriers. Le moindre laquais aurait eu honte de se montrer avec ses propres cheveux, et la condition des personnes se reconnaissait à la forme de leur perruque[119].
Elle s'y reconnaissait d'autant mieux que le poids de ces tresses empruntées avait fait presque complétement abandonner l'usage de toute autre coiffure. C'est de là qu'est née notre coutume de rester la tête nue en société. Avant que la perruque fût devenue d'un usage général, on ne se découvrait guère que pour saluer; puis la profusion de faux cheveux dont on se chargea modifia si bien cette habitude, que le tricorne est souvent désigné sous le nom de chapeau de bras, place qu'en effet il ne quittait guère. «Le chapeau est une coiffure infiniment commode, dit J. F. Sobry[120], mais de peu d'agrément. On le porte d'ailleurs fort souvent à la main.»
L'usage de se découvrir dans le monde et pour saluer ne s'introduisit en France que fort tard. Pour les gentilshommes emprisonnés dans un casque solidement lié à l'armure par des courroies, il n'y fallait point songer. La coiffure civile ne s'y prêtait pas beaucoup plus. Le chaperon, fouillis d'étoffes qui resta en honneur jusqu'au quinzième siècle, était difficile à ôter et plus encore à remettre. On saluait alors en repoussant de la main le chaperon, de manière à découvrir un peu le front[121]. Monstrelet raconte qu'Isabeau de Bavière, exilée à Tours, «avoit en grant haine maistre Laurens du Puis [un de ses gardiens], car il parloit à elle irreveremment, sans mectre main à son chaperon[122].» Jadis, écrit Saint-Simon[123], on restait en toute circonstance la tête couverte, «et quand autour du Roi quelqu'un avaloit[124] son chaperon, les plus près du Roi lui faisoient place, parce que c'étoit une marque qu'il vouloit parler au Roi.»
La décadence des chaperons, l'avénement des bonnets, des toques et des chapeaux modifièrent cet usage, qui semble avoir souvent varié. Il est certain que sous Henri IV, on était tenu de se découvrir non-seulement en présence du roi, mais même en présence du Dauphin. En voici deux preuves irréfutables. Le 6 avril 1606, le petit Louis XIII avait à peine six ans: «Il se fait mettre à la fenêtre, dit Héroard[125]; il passa un nommé Dumesnil sans le saluer, suivi de son laquais, qui fit de même. Il demande: Qui est cettui-là qui passe sans ôter son chapeau? Bompar, allez arrêter ce laquais! Il y va, l'arrête. L'on disoit derrière M. le Dauphin: Voilà un homme mal avisé et son laquais aussi. Il crie: Laissez, laissez-le aller Bompar; il est aussi sot que son maître.» Au mois d'octobre de la même année, on mène le petit roi à la messe: «M. Birat le portoit ayant la tête nue, et M. de Belmont marchoit auprès, la tête couverte; il dit à M. Birat: Mettez votre chapeau.—Monsieur, je suis bien.—Non, non, mettez votre chapeau, vous êtes vieil. Otez votre chapeau, Belmont[126].» D'un autre côté, on voit par les gravures d'Abraham Bosse, de Sébastien Leclerc, etc., que sous Louis XIV, on restait la tête couverte dans les appartements, devant les femmes, au Conseil du Roi et au bal en dansant. Mais on n'adressait jamais la parole au souverain sans se découvrir, la calotte même des ecclésiastiques n'était pas tolérée en cette circonstance[127].
Les courtisans, entrant dans la chambre du Roi, saluaient son lit, et sa nef si le couvert était mis[128]. Mais c'eût été une inconvenance de paraître tête nue à un repas: «Quand on est à table, dit un manuel de civilité imprimé en 1618, c'est assez de faire quelque signe de reverence avec la teste, car il n'est pas bienséant de se descouvrir à table[129].» Soixante-dix ans après, cette coutume subsistait encore, quoique déjà affaiblie: «Il ne faut pas violer la maxime de la table, qui est de ne se point découvrir, l'usage l'ayant tellement établi que l'on passeroit pour un nouveau venu dans le monde d'en user autrement[130].» Un peu plus tard, on put, sans manquer aux lois de la politesse, garder ou ôter sa coiffure: «C'étoit autrefois un manque de respect et une incivilité grossière d'être à table sans chapeau, surtout devant des femmes d'un certain rang et d'un certain caractère, pour qui on étoit obligé d'avoir des ménagemens et des égards; il est libre maintenant de prendre son chapeau à table ou de le quitter, sans que personne s'en formalise[131].» Enfin le duc de Luynes écrivait en 1738: «On sait qu'il y a longtemps qu'il est en usage, lorsqu'on a l'honneur de manger avec le Roi, d'ôter son chapeau. Ce n'étoit pas autrefois le respect, et madame la maréchale de Villars m'a dit que, dans le temps qu'elle suivoit M. le maréchal dans ses campagnes, les officiers qui mangeoient avec elle et M. le maréchal gardoient leur chapeau sur la tête. J'ai vu aussi cet usage, et il n'y a pas grand nombre d'années qu'il est supprimé. Cependant, il faut qu'il ait varié, car M. de Polastron m'a dit qu'à une des campagnes de M. le duc de Bourgogne, à la table de M. le duc de Bourgogne, on mangeoit sans chapeau, et quand quelqu'un ignorant cet usage gardoit son chapeau, on l'en avertissoit. M. le maréchal de Boufflers, dans la même campagne, disoit à ceux qui dînoient chez lui d'ôter leur chapeau, parce qu'il faisoit chaud, ce qui prouveroit que la règle étoit de l'avoir[132].» La vérité est que l'influence de l'hôtel de Rambouillet commençait à se faire sentir, même dans les camps. Néanmoins, jusqu'à la Révolution, la politesse exigeait que l'on restât couvert à table; je lis, en effet, dans un traité de la civilité imprimé en 1782: «Il est contre la bienséance de se découvrir lorsqu'on est à table, à moins qu'il n'y survienne quelque personne qui mérite beaucoup d'honneur. S'il y a à table quelque personne de haute qualité qui soit sans chapeau pour sa commodité, il ne la faut pas imiter, cela seroit trop familier, mais on doit toujours demeurer couvert[133].»
C'était là, bien entendu, un cas particulier. Bussy, ami des précieuses, voulant peindre le désordre d'esprit où l'amour jette Marsillac en présence de madame d'Olonne, s'exprime ainsi: «La première chose qu'il fit après s'être assis, ce fut de se couvrir, tant il étoit hors de lui; un instant après, s'étant aperçu de sa sottise, il ôta son chapeau et ses gants, puis en remit un, et tout cela sans dire un mot[134].» Écoutons maintenant Antoine de Courtin, qui écrivait vers 1675: «Il est de la civilité d'avoir la teste nuë dans les salles et dans les antichambres; et avec cela il faut remarquer que celuy qui entre est toujours obligé de saluer le premier ceux qui sont dans la chambre. Il y en a même qui ayant appris le rafinement de la civilité dans quelque païs étranger, n'osent en compagnie ni se couvrir ni s'asseoir le dos tourné au portrait de quelque personne de qualité éminente. C'est s'exposer à un affront que d'avoir son chapeau sur la teste dans la chambre où l'on a mis le couvert du Roy ou de la Reyne, et même il faut se découvrir lorsque les officiers portent la nef et le couvert, et passent devant vous. Dans la chambre où est le lit, on demeure aussi découvert; et même, chez la Reyne, les dames en entrant saluent le lit, et personne n'en doit approcher quand il n'y a point de balustre[135].»
Au dix-septième siècle, il était d'usage de saluer une dame en l'embrassant. Fitelieu, vers 1642, blâme déjà cette mode, fort dangereuse, dit-il, pour «la pudicité des filles[136]»; et Courtin recommande de n'embrasser une «dame de haute qualité que si elle-même tend la joue, et alors même il faut seulement faire semblant de la baiser, et approcher le visage de ses coëffes[137].»
Les gravures du temps nous montrent avec quel respect les hommes se saluaient alors; le corps était courbé en deux et la plume du chapeau balayait la terre. S'il s'agissait d'un supérieur, la main elle-même devait toucher le sol. «Mais surtout, ajoute avec prudence un maître en civilité, il faut faire ce salut sans précipitation ni embarras, ne se relevant que doucement, de peur que la personne que l'on saluë, venant aussi à s'incliner, on ne luy donne quelque coup de teste.» Tout salut devait être rendu, même aux personnes de la plus petite condition: manquer à cette règle, vous reléguait dans la classe des gens «très-incivils et très-mal élevés[138]».
Entre hommes, le salut le plus humble consistait à s'incliner devant son supérieur, et à lui baiser la cuisse, qu'on entourait de ses bras. Henri IV adorait le melon; son maître-d'hôtel Parfait lui en apporta un jour pendant qu'il était à table, «et commença à crier par deux fois: Sire, embrassez-moi la cuisse, car j'en ai de fort bons[139]». Louis de Brienne raconte que lors des amours de Louis XIV avec mademoiselle de La Vallière, ayant avoué au Roi qu'il avait du goût pour elle, celui-ci le pria de cesser de la voir: «Ah, mon cher maître! dis-je en lui accolant la cuisse, je ne lui parlerai de ma vie[140].»
Pour saluer la Reine ou les princesses, on baisait le bas de leur robe[141]. L'ambassadrice de Venise, reçue par la Reine, fit une révérence en entrant, une deuxième au milieu de la chambre, une troisième auprès de Sa Majesté, baisa le bas de sa robe, fit une quatrième révérence et un compliment[142]. La Reine ne saluait que Monsieur, frère du Roi, et sa femme: «Lorsque Marie-Thérèse arriva en France, et qu'on lui proposa de saluer Monsieur, frère du Roi, elle pleura à cette proposition, et dit qu'en Espagne elle n'avoit coutume de saluer que le Roi son père et la Reine sa mère[143].» En présence du Roi ou des princes du sang, on ne devait saluer personne[144], et il était interdit de s'embrasser ou de se tutoyer[145].
Je relève encore dans les Manuels du temps quelques préceptes de civilité qui montrent quels progrès s'étaient accomplis sous la double influence des raffinements inventés par l'hôtel de Rambouillet et de l'étiquette imposée par Louis XIV.
Les convenances exigeaient que l'on ne heurtât pas trop fort à la porte d'un grand. Il fallait aussi ne pas frapper plus d'un coup.
Si une dame venait vous rendre visite, vous deviez ceindre votre épée, mettre votre manteau, aller jusqu'au carrosse de votre visiteuse, la faire descendre, l'introduire dans le lieu le plus honorable de votre demeure, lui offrir un fauteuil et vous asseoir sur une chaise ou un placet[146]. A son départ, vous étiez tenu de la reconduire à son carrosse, de l'aider à y monter, et de ne pas vous retirer avant que la voiture se fût éloignée.
Dans l'intérieur des appartements, il était interdit de frapper à une porte. On se contentait d'y gratter doucement, et en général avec l'ongle du petit doigt; aussi les raffinés le conservaient-ils d'une longueur démesurée afin de prouver leur savoir-vivre. Scarron dit du prince de Tarente qu'«il étoit propre en sa personne, curieux en perruques, se piquoit de belles mains, et s'étoit laissé croître l'ongle du petit doigt de la gauche jusqu'à une grandeur étonnante, ce qu'il croyoit le plus galant du monde[147].» Molière n'a pas oublié ce ridicule, et c'est le Clitandre du Misanthrope[148] qu'il en gratifie:
Peut-être y avait-il un petit instrument destiné à tenir lieu de l'ongle. C'est au moins ce que semblent indiquer ces deux vers:
Si un huissier vous demandait votre nom, il ne fallait jamais le faire précéder du mot monsieur, mais répondre: le marquis ou le comte de X.
Se promener dans l'antichambre en attendant qu'on vous introduisît était d'un goujat.
On devait, en visite, garder son manteau, mais il était défendu de s'y envelopper.
Si l'on vous offrait un objet, vous deviez vous déganter pour le prendre, et baiser la main qui vous l'offrait.
Si quelqu'un, fût-ce un laquais, venait vous parler de la part d'un supérieur, vous deviez vous lever et recevoir l'envoyé debout et découvert.
C'était une incivilité de joindre au mot monsieur le nom ou le titre de la personne à qui on s'adressait. Il ne fallait donc pas dire: oui, monsieur Cicerville, ou oui, monsieur le duc; mais simplement: oui, monsieur.
Un homme parlant de sa femme devait dire seulement: ma femme; y ajouter son nom ou son titre, l'appeler madame X ou madame la présidente, etc., était du plus mauvais goût. Une femme devait également dire: mon mari, jamais monsieur tout court. «C'est une faute pourtant, écrit Courtin, qui est assez ordinaire et sur tout parmy les bourgeoises.»
Si l'on parlait d'une femme à son mari, il fallait au contraire faire suivre le mot madame d'un nom ou d'un titre: Je suis bien aise que madame X soit heureusement accouchée, ou Je souhaite que madame la maréchale reprenne vite ses forces.
On voit que la plupart des règles de politesse observées aujourd'hui dans la conversation remontent à plus de deux siècles.
Les enfants parlant de leurs parents devaient dire: mon père, ma mère. Seuls les enfants de haute qualité pouvaient dire et écrire: monsieur le comte, monsieur le duc, etc.
Quand une personne éternuait, il ne fallait pas lui dire tout haut: Dieu vous assiste! On était tenu de se découvrir et de faire une profonde révérence, sans parler.
On avait déjà le droit de quitter une société sans saluer personne, en se retirant le plus discrètement possible. Gui Patin écrivait le 8 juin 1660: «Je fus hier souper chez M. le premier président... Comme nous achevions de souper survint le comte d'Albon, puis sa femme, et puis d'autre monde, ce qui fut cause que je m'en vins tout doucement, sans dire adieu à personne, comme on fait chez les grands[150].»
Dans un carrosse, la place la plus honorable était celle du fond; puis, par ordre: le fond à gauche, le devant à droite, le devant à gauche.
Si étant en carrosse vous rencontriez un enterrement, un prince, un légat, votre cocher devait s'arrêter et vous étiez tenu de vous découvrir. Si le Saint-Sacrement venait à passer, vous deviez descendre de voiture et vous agenouiller par terre.
Je réserve pour d'autres notices ce qui est relatif aux actes de l'état civil, aux repas, aux parfums, aux gants, aux siéges, aux formules de politesse à la fin des lettres, etc., etc. Quand on avait appris cela et quelques autres petites choses, on avait le droit de se dire honnête homme. Un honnête homme alors, c'était un homme poli, bien élevé, de bonnes manières, possédant les qualités et les connaissances nécessaires pour figurer dans la haute société et pour s'y rendre agréable. L'académicien Nicolas Faret a publié un petit volume assez curieux qui a pour titre: L'honneste homme ou l'art de plaire à la cour[151]. Antoine de Courtin, dans un Traité du point d'honneur et de ses règles[152], ne fait pas grande différence entre l'honnête homme et l'homme d'honneur. Enfin Hamilton, voulant peindre un gentilhomme accompli, lui fait dire: «Tu sais que je suis le plus adroit homme de France; j'eus bientôt appris tout ce qu'on y montre; et, chemin faisant, j'appris encore ce qui perfectionne la jeunesse et rend honnête homme, car j'appris encore toutes sortes de jeux aux cartes et aux dés[153].»
Mais nous voici bien loin des perruques. Rappelons que la Révolution eut la gloire de détrôner cette mode ridicule. Encore lui résista-t-elle longtemps. Les vieillards, que l'usage des faux cheveux avait rendus chauves, s'obstinèrent surtout dans les vieilles coutumes, et la jeunesse les qualifia fort impertinemment de têtes à perruque.
On ne sait quelle est la Parisienne au teint bruni qui eut la première l'idée de se coller sur la figure des petits morceaux de taffetas noir; mais je suis assez fier d'avoir retrouvé dans un livre peu connu l'origine de cette coutume. A la fin du seizième siècle, on soignait les maux de dents en appliquant sur les tempes de mignons emplâtres étendus sur du taffetas ou du velours[154]. Il ne fallut pas longtemps à une coquette pour remarquer que ces taches noires faisaient ressortir la blancheur de sa peau, et que si le remède était inefficace contre l'odontalgie, il jouissait d'une vertu bien autrement précieuse, celle de donner de l'éclat au visage le plus fané. Les mouches firent ainsi leur entrée dans le monde, réunirent tous les suffrages, et triomphèrent des obstacles suscités contre elles par de sévères confesseurs et par des moralistes ennemis de la beauté.
Sous Henri IV, toutes les femmes en portaient[155], même à l'église, car on lit dans un couplet satirique du temps:
L'austère Fitelieu s'en indigne, et déclare aux coquettes qui se couvrent de mouches «qu'il y en a bien davantage dans leurs cervelles[158].» Les hommes pouvaient prendre leur part de ce compliment, puisque les Loix de la galanterie permettent aux «galands de la meilleure mine de porter des mouches rondes et longues, ou bien l'emplastre noire assez grande sur la temple, ce que l'on appelle l'enseigne du mal de dents[159]». La mode finit par gagner jusqu'au clergé: une mazarinade, écrite en 1649, menace de la colère de Dieu «les abbés frisez, poudrez, le visage couvert de mouches[160].» Parmi les lots de la Loterie d'amour, publiée vers 1654, figure «un traité excellent de la situation des mouches sur le visage des dames; avec des observations exactes de leur grandeur et de leur figure, selon les lieux où elles sont placées[161].»
On portait des mouches même dans les couvents. Madame de Mazarin, plaidant en séparation, s'était réfugiée chez les religieuses de Sainte-Marie, dans la rue Saint-Antoine. Son mari étant venu lui rendre visite, elle le reçut avec le visage couvert de mouches. Le duc, élevé dans les bons principes, déclara «qu'il ne lui parleroit point qu'elle ne les ôtât»; et la bonne petite femme ajoute: «Jamais homme ne demanda les choses avec une hauteur plus propre à les faire refuser, surtout quand il croyoit que la conscience y étoit intéressée, comme en cette occasion; et ce fut aussi ce qui me fit obstiner à demeurer comme j'étois, pour lui faire bien voir que ce n'étoit ni mon intention ni ma croyance d'offenser Dieu par cette parure[162].» On sait que la folle duchesse finit par courir le monde déguisée en homme.
En 1661, un poëte, peu soucieux de la vérité historique, eut l'idée d'écrire l'origine de cette mode, et il n'hésita pas à lui attribuer une généalogie tout à fait fantaisiste. Il suppose que, resté un beau jour auprès de sa mère:
Vénus, impatientée, se fâche. L'Amour ne fait qu'en rire,
La déesse est ravie. Elle promet à son fils deux tourterelles pour récompense, et celui-ci
Chacune de ces mouches avait un nom.
| Placée | |
| Près de l'œil, elle se nommait | la passionnée; | 
| Au coin de la bouche | la baiseuse; | 
| Sur les lèvres | la coquette; | 
| Sur le nez | l'effrontée; | 
| Sur le front | la majestueuse; | 
| Au milieu de la joue | la galante; | 
| Sur le pli de la joue en riant | l'enjouée; | 
| Sous la lèvre inférieure | la discrète; | 
| Sur un bouton | la voleuse. | 
On comprend que des insectes jusqu'alors méprisés, chassés, persécutés, furent remplis d'orgueil en apprenant qu'ils avaient donné naissance à un artifice de coquetterie féminine, auquel leur nom restait attaché. Ils contèrent tout cela à La Fontaine, qui voulut immortaliser tant de gloire, et fit dire fièrement à la fourmi par la mouche:
En 1692, «la bonne faiseuse de mouches» demeurait rue Saint-Denis, à la perle des mouches[165]. Sous Louis XV, toutes les femmes avaient dans leur poche une boîte à mouches, petit coffret d'or, d'argent, d'ivoire ou d'écaille, qui renfermait un miroir, du rouge et des mouches. Ces dernières, faites en général de taffetas gommé, affectaient toutes les formes: il y en avait de rondes, de carrées, d'ovales. On s'amusa même à les découper de manière à imiter les étoiles, la lune, le soleil, un croissant, un cœur, des personnages, surtout des animaux, ce qui permettait d'avoir toute une ménagerie sur la figure. Pendant un moment, la grande mode fut de se coller sur la tempe droite une large mouche ronde en velours noir, qui ressemblait à un emplâtre[166] et que l'on ornait parfois de petits brillants[167].
L'usage de se poudrer les cheveux date également du seizième siècle. Henri III allait par les rues de Paris, fardé comme une vieille coquette, le visage empâté de blanc et de rouge, les cheveux couverts de poudre[168] de violette musquée. Mais les Parisiens, si faibles pourtant en présence de toute mode nouvelle, ne l'imitèrent pas. C'est seulement à la toilette des mignons que l'on voyait un valet «ayant en ses mains une boiste pleine de poudre semblable à celle de Chipre[169], avec une grosse houppe de soye, laquelle il plongeoit dans cette boiste, et en saupoudroit la teste du patient[170]». Lestoile parle en 1593 de religieuses qui se montrèrent publiquement «masquées, fardées et pouldrées[171]». Cette fois, c'en était fait, et pour longtemps, en dépit de l'Église et des sermonnaires qui, comme le petit Père André[172], reprochaient aux femmes de se présenter dans le saint lieu «poudrées comme des meuniers[173]».
Dès 1624, il était entendu qu'
La poudre la plus recherchée était l'argentine. Mais on en faisait de toutes les couleurs, et l'engouement était si grand, que les filles pauvres, n'osant montrer leurs cheveux tels que les avait faits la nature, les «saupoudroient de poudre de bois pourri qu'on trouve parmy les vieux bastimens aux poutres et pièces de bois sur lesquels il n'a point pleu[175].» Quand un irréparable malheur venait à frapper une femme, et qu'elle prétendait renoncer, momentanément au moins, à ce que l'existence offre de plus agréable, si elle devenait veuve par exemple, elle cessait de se poudrer[176]. Ce sacrifice modifiait tout à fait l'aspect d'une toilette, car une élégante ou un petit-maître ne se bornaient pas à poudrer leur tête, les vêtements devaient participer à la distribution:
dit une très-curieuse mazarinade[177] que j'ai déjà citée.
Louis XIV avait une répugnance instinctive pour ces cheveux blanchis, cette vieillesse anticipée, et il ne se soumit que fort tard à une mode, inutilement maltraitée par les poëtes satiriques:
Le monopole de la fabrication de la poudre ne tarda pas à être accordé aux gantiers, qui eurent à ce sujet de fréquents démêlés avec les merciers[179], les barbiers[180] et les amidonniers[181]. Sous Louis XV et sous Louis XVI, tout le monde, hommes, femmes, enfants[182], portait de la poudre; elle faisait même partie de la tenue militaire. Afin de ne pas être obligées de se poudrer tous les jours, les femmes couchaient avec une coiffe de taffetas blanc qui emprisonnait leur chevelure. La fureur pour cette mode inepte et sale était telle encore en 1786 que Sobry écrivait très-sérieusement: «L'usage modéré de la poudre tient autant à la bienséance qu'à la commodité, et il a été regardé comme de première nécessité chez tous les peuples policés[183].»
Aussi se fit-il pendant deux siècles une effroyable consommation de poudre. Les philantrophes en gémissaient, disant qu'avec la farine ainsi employée «on nourriroit dix mille infortunés[184].» M. Paul Boiteau, qui a le tort de ne pas citer ses sources, écrit qu'en 1789, au moment où la farine était si rare, on transformait chaque année en poudre à poudrer vingt-quatre millions de livres d'amidon[185]. «L'accommodage, dit M. Quicherat[186], était devenue une véritable opération de meunerie. Elle avait lieu au milieu d'un nuage épais que le coiffeur faisait voler sur la tête du patient, enveloppé d'un peignoir et le visage fourré dans un cornet de carton, afin de n'être point aveuglé.» Et comme les industriels qui distribuaient si généreusement la farine à leurs pratiques en prenaient une bonne part pour eux-mêmes, ils justifièrent le nom de merlans qui leur fut donné par le peuple. Dans l'exercice de leur profession, ils ressemblaient en effet à des merlans qu'on va mettre à la poêle.
La Révolution eut grand'peine à détrôner la poudre. L'élégant Robespierre était toujours fraîchement poudré, et Bonaparte n'abandonna cette mode qu'après sa campagne d'Italie.