← Retour

Le culte de l'incompétence

16px
100%

VII
INCOMPÉTENCE JUDICIAIRE

Ceci est l’incompétence élargissant, pour ainsi dire, son domaine par conséquence logique ; il y a d’autres régions où elle l’élargit par une sorte de contagion. A-t-on remarqué que l’ancien régime, avec toutes ses très graves imperfections, avait, par une sorte de tradition historique, un certain respect des compétences diverses ? En choses de juridiction, par exemple, il y avait des juridictions seigneuriales, des juridictions ecclésiastiques, des juridictions militaires. Sans doute ce n’était pas la raison, ce n’étaient pas des méditations profondes qui avaient établi ces institutions ; c’était l’histoire même, c’étaient les événements ; mais il parut juste, même à la monarchie empiétante et tournant au despotisme, de les conserver.

Les justices seigneuriales, quoique étant les moins fondées en raison, n’étaient point sans utilité, rattachant ou pouvant rattacher le seigneur à sa terre et empêcher qu’il perdît de vue ses vassaux et que ses vassaux le perdissent de vue et elles étaient donc conservatrices de la constitution aristocratique du royaume ; j’ajoute que bien réglées, délimitées et définies dans un code, ce qui ne fut jamais fait, elles eussent été conformes à la loi de compétence : il est des affaires qui sont proprement affaires ressortissant à la compétence du seigneur du pays, comme étant proprement locales ; dans ces affaires, le seigneur jouait le rôle que joue de nos jours le juge de paix et il n’aurait fallu que déterminer avec précision quelles étaient ces affaires-ci et toujours permettre l’appel.

Les juridictions ecclésiastiques étaient parfaitement raisonnables, les délits commis par les ecclésiastiques ayant un caractère très particulier dont seuls des juges ecclésiastiques peuvent bien connaître. Cela paraît étrange aux esprits d’à présent ; mais pourquoi y a-t-il, de nos jours mêmes, des tribunaux de commerce et des conseils de prud’hommes, si ce n’est parce que les procès entre commerçants et les contestations entre ouvriers et ouvrières et entre ouvriers et patrons ne peuvent être jugés avec connaissance de cause que par des hommes qui sont de la partie, toujours, du reste, appel à une juridiction supérieure étant réservé.

Enfin l’ancien régime avait des tribunaux militaires, des conseils de guerre, exactement pour les mêmes raisons.

En démocratie tous ces tribunaux d’exception sont objets de vive défiance parce qu’ils sont contraires à l’uniformité, forme et souvent caricature de l’égalité, et aussi parce qu’ils sont le domaine et le refuge de la compétence.

La démocratie a aboli, cela va de soi, les tribunaux aristocratiques avec l’aristocratie elle-même et les tribunaux ecclésiastiques avec l’Église elle-même considérée comme corps de l’État ; mais elle a tendance à considérer les tribunaux exceptionnels qui restent encore comme instruments d’aristocratie ; elle poursuit de sa haine les conseils de guerre parce que sur la culpabilité militaire, sur le devoir militaire et sur l’honneur militaire ils ont des idées particulières ; mais c’est précisément là leur compétence ; c’est ce qu’il faut qu’ils aient pour entretenir l’esprit militaire et pour maintenir dans sa force une armée forte. Le soldat, l’officier qui ne serait jugé et qui ne serait puni que comme un civil, ne serait ni bien jugé ni assez puni en considération des devoirs particuliers qui incombent à l’armée et des services qu’elle doit rendre. Il y a là une question de compétence technique et une question de compétence morale dans lesquelles la démocratie ne veut pas entrer par suite de sa conviction qu’il n’y a pas de compétence particulière et qu’en toutes choses il suffit d’avoir du bon sens ; mais le bon sens est comme l’esprit : il sert à tout et ne suffit à rien ; c’est précisément ce que la démocratie ne veut pas comprendre ou ne peut pas concevoir.

Son erreur est aussi grande pour ce qui est de la magistrature civile et pour ce qui est du juge criminel. Pour la magistrature civile elle a cru bien faire en dérogeant, jusqu’à présent, à son principe et en confiant la tâche de juger à des juristes. Voilà enfin un corps qui a la compétence, c’est incontestable et personne ne la lui conteste : ceux qui jugent sont ceux qui savent le droit. Mais, comme j’ai eu souvent l’occasion de le dire déjà, à côté de la compétence technique il y a la compétence morale et la démocratie s’est efforcée de diminuer la compétence morale de la magistrature et, faites-y bien attention, en diminuant cette compétence morale, de neutraliser la compétence technique elle-même.

Il y avait autrefois une magistrature qui était un corps de l’État, un corps autonome et qui par conséquent — sauf coups d’État de temps en temps et par conséquent, chez elle, peur des coups d’État — avait une indépendance absolue. Cela lui donnait ou pour mieux dire laissait intacte chez elle la compétence morale : la compétence morale consiste à pouvoir agir selon les lumières de sa conscience.

On a créé une magistrature qui est une administration comme les autres, qui est un corps de fonctionnaires. L’État nomme ces fonctionnaires, les promeut, leur refuse les promotions, les paie. En un mot il les a dans sa main, comme le ministre de la Guerre les officiers, comme le ministre des Finances les employés des contributions indirectes. Dès lors ils n’ont plus de compétence morale pour juger. Ils seront toujours tentés, trop tentés, de juger comme le gouvernement voudra qu’ils jugent.

Il est vrai qu’ils ont une garantie, qui est l’inamovibilité ; mais l’inamovibilité n’est une garantie, bien évidemment, que pour ceux qui sont arrivés au sommet de la hiérarchie ou au terme de leur carrière, que pour ceux qui, à cause de la retraite proche, ou parce qu’ils ne peuvent monter plus haut que là où ils sont, n’ont aucune préoccupation d’avancement. Le jeune magistrat qui veut avancer, désir légitime, n’est point du tout indépendant, puisque, s’il déplaît, il jouira d’un genre particulier d’inamovibilité : il restera toujours à son poste de début. Il n’y a de magistrat indépendant, il n’y a de magistrat sans souci que de la justice, d’une part que les juges chargés de quarante ans de service, et d’autre part que le président de la Cour de cassation ; j’ajoute celui qui, pourvu des biens de la fortune, est indifférent à l’avancement et fait toute sa carrière dans la ville de ses débuts, magistrat exactement pareil aux magistrats de l’ancien régime, extrêmement rare et de plus en plus rare de nos jours.

Du reste, cette inamovibilité même, dont on fait état, est suspendue de temps en temps par un gouvernement ou par un autre, de sorte que réduite à l’inamovibilité comme seule garantie et comme garantie presque illusoire, la magistrature actuelle est de plus, comme celle de l’ancien régime, sous la menace continuelle des coups d’État. Sa compétence morale est très restreinte.

Or je dis que la diminution de sa compétence morale neutralise sa compétence technique ; car de sa compétence technique il faut qu’elle fasse abstraction quand elle a à juger entre le gouvernement et les particuliers et même entre les particuliers protégés par le gouvernement et les particuliers que le gouvernement ne tient pas pour ses amis. Or, qu’elle ait à juger entre le gouvernement et les particuliers c’est ce qui arrive quelquefois, et qu’elle ait à juger entre les amis du gouvernement et ses adversaires c’est ce qui arrive presque tous les jours, dans un pays où le gouvernement est un parti qui gouverne et qui est sans cesse en lutte contre tous les autres.

On a fait remarquer avec raison que le gouvernement parlementaire à base de suffrage universel c’est la guerre civile, régularisée, mais en permanence ; c’est la guerre civile non sanglante, le plus souvent ; mais c’est la guerre par insultes, par provocations, par calomnies, par dénonciations, par méchants tours et par procès entre différents partis et cela en permanence, depuis le commencement de l’année jusqu’à la fin. Et c’est dans un pays qui se trouve en ces conditions que la magistrature devrait être radicalement indépendante pour être impartiale ; et c’est précisément dans ce pays que la magistrature, n’étant pas autonome, est forcée, tout au moins, de ne pas déplaire à un parti, celui qui gouverne et qui est terriblement exigeant, ayant peur que le gouvernement lui soit arraché.

— Il n’y a rien à faire à cela. Voudriez-vous en revenir à la vénalité des charges de judicature ?

— D’abord ce ne serait pas une chose si monstrueuse ; ensuite on pourrait, sans la vénalité, avoir les avantages que cette vénalité assurait.

Ce ne serait pas une chose si monstrueuse. Il en est encore ici comme tout à l’heure quand on s’indignait à la pensée de tribunaux d’exception sans songer aux tribunaux de commerce et aux conseils de prud’hommes qui sont des tribunaux d’exception et qui sont très bons. On s’indigne contre l’achat d’une fonction de conseiller à la cour et l’on ne songe pas que les huissiers, les avoués et les notaires, de qui nous ne laissons pas de dépendre, à qui nous ne laissons pas de confier des intérêts de tout premier ordre, achètent leurs charges ou les héritent. Être jugé en régime de vénalité des offices de judicature, c’est être jugé par des avoués ou des notaires à qui on a demandé des connaissances juridiques plus étendues ; c’est être jugé par des notaires et des avoués supérieurs. Il n’y a rien là d’abominable.

On sait que Montesquieu était partisan de la vénalité des charges et que Voltaire y était très opposé. Ils avaient tous deux bien raison, je veux dire chacun d’eux était bien d’accord avec ses idées générales. Montesquieu dit : « Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques parce qu’elle fait faire comme un métier de famille ce qu’on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu, qu’elle destine chacun à son devoir et rend les ordres de l’État plus permanents. Suidas dit très bien qu’Anastase avait fait de l’Empire une espèce d’aristocratie en vendant toutes les magistratures. »

Voltaire répond : « Est-ce par vertu qu’on accepte en Angleterre la charge de juge du banc du roi ? [C’est par vertu ou par intérêt ; et s’il n’y a pas d’intérêt il faut en effet une très grande vertu pour cela]. Quoi ! on ne trouverait pas de conseillers pour juger dans les Parlements de France si on leur donnait les charges gratuitement ? [On en trouverait ; mais il se pourrait qu’ils fussent trop reconnaissants]. La fonction de rendre la justice, de disposer de la fortune et de la vie des hommes un métier de famille ! [Mais le métier de porter les armes et de disposer, en temps de guerre civile de la fortune et de la vie des hommes est en 1760 un métier de famille et je ne vous vois pas protester contre lui ; le métier de roi est en 1760 un métier de famille et je ne vous vois pas vous indigner contre la royauté]. Plaignons Montesquieu d’avoir déshonoré son ouvrage par de tels paradoxes ; mais pardonnons-lui : son oncle avait acheté une charge de président en province et la lui avait laissée ; on retrouve l’homme partout. Nul de nous n’est sans faiblesse. »

Montesquieu croit que les corps aristocratiques sont une bonne chose ; Voltaire est pour le pouvoir absolu. — Montesquieu aime que la judicature soit un métier de famille, c’est-à-dire traditionnel, comme le métier militaire, ce qui rend l’ordre judiciaire permanent comme les autres ordres et il montre avec Suidas la vénalité créant une aristocratie. Voltaire voudrait, comme Napoléon Ier, qu’il n’y eût que soldats du roi, prêtres du roi, juges du roi, tous hommes du roi et lui appartenant corps et âmes.

Montesquieu avait un contradicteur plus grand que Voltaire ; c’était Platon. Platon dans sa République avait écrit, en parlant en général de toutes les magistratures : « C’est comme si dans un navire on faisait quelqu’un pilote pour son argent. Serait-il possible que la règle fût mauvaise dans quelque autre emploi que ce fût et bonne seulement pour conduire une République ? »

Montesquieu répond très spirituellement à Platon (et d’avance à Voltaire) : « Platon parle d’une république vertueuse et moi d’une monarchie. Or dans une monarchie, où, quand les charges ne se vendraient pas par règlement, l’indigence et l’avidité des courtisans les vendraient tout de même, le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince. »

En résumé, Montesquieu veut que la magistrature, partie héréditaire, partie recrutée dans les classes riches, soit un corps aristocratique indépendant, analogue à l’armée, armée de la loi, analogue au clergé, clergé de la loi et rendant la justice avec la compétence technique que les titres universitaires établiront et avec cette compétence morale qui est faite d’indépendance, de dignité, d’esprit de corps et d’impartialité.

Mais j’ai ajouté que la vénalité des offices n’était pas nécessaire pour obtenir ces résultats, pour établir ces garanties. Le principe, qui tombe sous le sens, est celui-ci : la magistrature doit être indépendante. Elle ne peut l’être que si elle l’est par la propriété de ses fonctions, par le fait d’être propriétaire de ses fonctions. Elle ne peut être propriétaire de ses fonctions que si elle les achète, ou les hérite, comme sous l’ancien régime ; — ou si elle n’est pas nommée par le gouvernement. On n’aime point qu’elle les achète ou les hérite ; alors il faut qu’elle soit nommée autrement que par le gouvernement.

Par qui donc ? Par le peuple ? Mais alors elle sera dépendante du peuple, elle sera dépendante de ses électeurs.

— Ce sera meilleur, ou moins mauvais.

— Point du tout. D’abord, nommée par les électeurs, la magistrature sera encore moins impartiale qu’elle ne l’est nommée par le gouvernement. Le juge ne songera qu’à se faire réélire et donnera toujours raison aux plaideurs appartenant au parti qui l’aura élu. Voudriez-vous être jugé par un tribunal composé des députés de votre département ? Non, certes, si vous appartenez au parti le plus faible. Oui, si vous appartenez au parti le plus fort ; et encore à la condition que vous ayez pour partie un homme appartenant au parti le plus faible ; car si vous avez pour partie un homme appartenant comme vous au parti le plus fort, il s’agira de savoir si vous êtes électeur plus influent que lui ou s’il est électeur plus influent que vous. Ad summam, aucune garantie d’impartialité avec une magistrature élue.

Ajoutez qu’avec le système des juges élus par les justiciables vous aurez une très grande, très agréable du reste, diversité de justice. Ce sera un bariolage. Dans les pays bleus les juges nommés par une majorité bleue et tenant à être réélus par elle jugeront toujours en faveur des bleus ; dans les pays blancs, les juges nommés par une majorité blanche et tenant à être réélus par elle, jugeront toujours en faveur des blancs. « Le droit a ses époques ! » s’écrie ironiquement Pascal. Le droit aura ses régions. Il ne sera pas le même dans les Alpes-Maritimes et dans les Côtes-du-Nord. La Cour de cassation, à la supposer impartiale, passera son temps à renvoyer les procès des pays blancs à juger à nouveau dans les pays bleus et les jugements des tribunaux des pays bleus à corriger dans les pays blancs. Et ce sera l’anarchie judiciaire, l’anarchie juridique, et l’anarchie de la jurisprudence.

— Si la magistrature ne doit pas être héréditaire ou acquise à prix d’argent ; et ne doit pas être nommée par le gouvernement et ne doit pas être élue par le peuple ; par qui sera-t-elle bien nommée ?

— Par elle-même ; je ne vois pas d’autres solutions.

Par exemple — car je ne vois qu’un système juste ; mais il peut y avoir plusieurs méthodes — par exemple tous les docteurs en droit de France nomment la Cour de cassation et la Cour de cassation nomme tous les magistrats de la magistrature assise et les promeut. C’est une méthode aristocratique-démocratique ; la base est très large.

Ou bien les magistrats seulement nomment les membres de la Cour de cassation et la Cour de cassation nomme les magistrats et les promeut. C’est une méthode oligarchique.

Ou bien — procédé de transition entre ce qui est et ce qui doit être — pour la première fois seulement, tous les docteurs en droit de France nomment la Cour de cassation et la Cour de cassation nomme tous les magistrats de France et ensuite et désormais ce sont les magistrats de France qui pourvoient aux vides de la Cour de cassation et la Cour de cassation, laquelle nomme et promeut tous les magistrats de France.

Le gouvernement n’a pas cessé et il continue de nommer les membres de la magistrature debout.

Dans toutes ces méthodes la magistrature forme un corps autonome, issu d’elle-même, ne dépendant que d’elle-même, ne relevant que d’elle-même, capable, à cause de son absolue indépendance, d’une impartialité absolue.

— Mais c’est une caste !

— C’est une caste. J’en suis affligé ; mais c’est une caste. Jamais vous ne serez bien jugés que par une caste, parce que ce qui n’est pas caste ne peut être que le gouvernement ou tout le monde et le gouvernement ne peut pas bien juger étant souvent juge et partie ; et, s’il est ombrageux, se croyant toujours partie ; et tout le monde ne peut pas bien juger, tout le monde, dans la pratique étant la majorité et la majorité étant un parti et un parti, par définition, pouvant difficilement être impartial.

Mais la démocratie tient à ne pas être jugée par une caste, d’abord par horreur des castes, ensuite parce qu’elle ne tient pas à être jugée impartialement. Ne criez pas au paradoxe ; elle tient à être jugée impartialement dans les petits procès, dans le train de tous les jours, couramment ; elle tient, dans tous procès impliquant question politique, dans tout procès, aussi, où un homme appartenant à la majorité se trouve en présence d’un homme appartenant à « l’opposition » à ce qu’il soit jugé contre celui-ci.

Elle dit à la magistrature ce qu’un député naïf disait au président de la Chambre : « Votre devoir est de protéger la majorité. »

Voilà pourquoi elle tient à cette magistrature de fonctionnaires, qui, bien que contenant de très bons éléments, ne peut pas être toujours impartiale, à cette magistrature qui par la bouche d’un de ses plus hauts dignitaires, interrogée sur une procédure peu conforme à la loi, répondait : « il y avait là le fait du prince » et jetait ainsi aux pieds du gouvernement et la magistrature et la loi ; à cette magistrature qui, dans d’assez bonnes intentions du reste et pour en finir avec une affaire interminable, tournait la loi ou plutôt la retournait, à coup sûr ne l’appliquait pas et donnait ainsi un mauvais exemple, et du reste, permettant ainsi de contester indéfiniment et très pertinemment son arrêt, ne procurait pas l’apaisement qu’elle voulait produire et laissait l’affaire éternellement ouverte au lieu de la clore ; à cette magistrature enfin qui a de la science, du sens, de l’intelligence, mais qui, son incompétence morale neutralisant sa compétence technique, n’a pas d’autorité et ne peut pas en avoir.

Mais la démocratie ira plus loin et il ne se peut guère, puisqu’elle penche de plus en plus du côté de son principe, qu’elle n’y aille point. Comme son idéal est le gouvernement direct, de même et pour la même raison son idéal, là où il faut absolument des magistratures, est le magistrat élu. Elle voudra élire ses juges.

Notez en effet qu’elle les nomme déjà, mais au troisième degré. Elle nomme les députés qui nomment le gouvernement qui nomme les juges. Cela est lointain.

Elle les nomme aussi, un peu, au second degré, car elle nomme les députés qui pèsent sur la nomination des juges et qui pèsent sur leur avancement ou sur leur non avancement et qui pèsent encore souventes fois sur leurs décisions ; mais cela encore est lointain.

Et puisque, par cette constitution, ou plutôt par cette pratique, le principe est reconnu que c’est le peuple qui, médiatement, mais réellement, nomme les juges, la démocratie, logique, simpliste et simplificatrice comme toujours, voudra que le principe soit appliqué sans détours et voudra que le peuple, directement et immédiatement nomme les juges.

Alors interviendront les éternelles questions de la manière de voter, de la manière de nommer. Si l’on vote, si l’on nomme au scrutin unipersonnel, le canton nommera son juge de paix, l’arrondissement son tribunal, la région sa Cour, tout le pays la Cour de cassation ; et il y aura le double inconvénient signalé plus haut, jurisprudence et justice diverses selon les pays et impartialité nulle part.

Si l’on nomme au scrutin de liste, tout le pays nomme toute la magistrature et alors elle appartiendra tout entière au parti vainqueur et la justice sera absolument uniforme mais il n’y aura d’impartialité nulle part.

Quant aux systèmes intermédiaires ils réuniront les inconvénients des deux systèmes extrêmes. Si, par exemple, vous faites nommer par régions, juges de paix, juges, conseillers et présidents de Bretagne seront tous blancs et tous partiaux, juges de paix, juges, conseillers et présidents de Provence tous bleus et tous partiaux ; et il y aura diversité ; mais il n’y aura que différentes couleurs de partialité.

Mais ceci est l’avenir, quoique probablement assez prochain. Restons dans le présent. Le présent, c’est encore le jury. Le jury a une parfaite compétence morale ; mais il a une parfaite incompétence technique. Il semble que la démocratie veuille toujours avoir son compte d’incompétence et si ce n’est pas d’une manière que ce soit d’une autre. Le jury est indépendant de tout ; il l’est du gouvernement ; il l’est du peuple et de la meilleure manière qui puisse être ; car il est le mandataire du peuple sans en être l’élu et il ne tient pas du tout à sa réélection, trouvant déjà que son élection est une aventure assez fâcheuse. D’autre part, partagé toujours entre deux sentiments, celui de la pitié et celui de la conservation, celui de la tendresse humaine et celui de la nécessité de la défense sociale, il est également touché par le verbiage de l’avocat et par celui du ministère public et ces deux influences se neutralisant il est dans les meilleures conditions morales pour bien juger.

C’est pour cela que le jury est de toute antiquité. A Athènes le tribunal des Héliastes était une espèce de jury, trop nombreux, ayant le caractère d’une réunion publique ; mais c’était une manière de jury.

A Rome il y avait, mais désigné par le prêteur et nous sommes ici dans une république plus réglée, des citoyens constitués comme juges des questions de fait, et c’est-à-dire appelés à décider si une action avait été commise ou n’avait pas été commise, si une somme avait été payée ou non, la question de droit étant réservée aux centumvirs.

En Angleterre le jury existe et fonctionne depuis des siècles.

Ces différents peuples ont pensé avec raison que les jurés sont dans les meilleures conditions morales pour bien juger, possédant la compétence morale autant que personne.

Il est vrai ; seulement ils ne comprennent rien. Il arrive qu’un jury, celui de la Côte-d’Or, en novembre 1909, ayant à juger un meurtrier déclare 1o que cet homme n’a pas porté de coups, 2o que les coups qu’il a portés ont entraîné la mort ; sur quoi on est bien forcé d’acquitter l’homme, dont les violences, quoique inexistantes, ont été meurtrières. Il arrive que, dans l’affaire Steinheil, également en novembre 1909, il ressort des déclarations du jury que personne n’a été assassiné dans la maison Steinheil et que du reste Mme Steinheil n’est pas la fille de Mme Japy, ce qui, si un verdict était un jugement, entraînerait d’une part la cessation de toutes recherches des assassins de Mme Steinheil et de Mme Japy, d’autre part de terribles complications d’état civil.

Mais un verdict n’est pas un jugement. Pourquoi ? C’est que le législateur a prévu la redoutable absurdité des verdicts. Il est donc de droit écrit que les verdicts des jurys sont présumés absurdes ; il est d’expérience qu’ils le sont en effet très souvent. Il semble que les décisions des jurys sont tirées aux dés comme celles du fameux juge de Rabelais. Il est proverbial au Palais qu’avec le jury on ne peut jamais prévoir l’issue d’une affaire. On dirait que le juré raisonne ainsi : « Je suis juge de hasard ; il est juste que mon jugement soit de hasard lui-même. »

On sait que Voltaire a réclamé le jury, par horreur des « Busiris », ainsi qu’il appelait les magistrats de son temps ; mais, avec son étourderie habituelle, il n’a pas le soin de cacher et au contraire il déclare à plusieurs reprises que la population d’Abbeville et de la région d’Abbeville et que la population de Toulouse et de la région de Toulouse étaient unanimement déchaînées, celle-là contre La Barre et d’Étalonde, celle-ci contre Calas. Donc si l’on avait fait juger La Barre et d’Étalonde par un jury nécessairement tiré de la population d’Abbeville et de la population de Toulouse, il est probable qu’ils auraient été condamnés tout aussi bien qu’ils l’ont été par les « Busiris ».

Le jury n’est pas autre chose qu’un raffinement du culte de l’incompétence. La société, ayant à se défendre contre les voleurs et les meurtriers, donne le soin de la défendre à quelques citoyens, avec une arme qui est la loi ; seulement elle choisit pour cela des citoyens qui ne connaissent pas cette arme et c’est ainsi qu’elle se croit bien défendue. Le juré est un rétiaire bien et dûment pourvu du filet, mais qui n’en connaît pas la manœuvre et qui n’en tire autre chose que d’y rester empêtré lui-même.

Inutile de dire que la démocratie suivant toujours sa pointe, car elle est merveilleuse à la suivre, fait à l’heure où nous sommes, descendre le jury d’un cran et transforme le jury bourgeois en jury ouvrier. Je n’y vois pour ma part aucun mal ; car en matière de lois l’ignorance et l’impéritie du bourgeois et l’ignorance et l’impéritie de l’ouvrier étant égales ; et du jury bourgeois au jury bourgeois-ouvrier et du jury bourgeois-ouvrier au jury ouvrier il n’y aura pas décadence ; ceci est noté seulement pour indiquer la tendance de la démocratie vers une incompétence qui est présumée de plus en plus grande.

Le présent, c’est encore les juges de paix.

Un exemple assez intéressant de la démocratie à la recherche de l’incompétence en matière judiciaire est le suivant :

Les juges de paix sont très souvent, à cause des frais qu’il faut que le plaideur fasse pour appeler de leur juridiction à une juridiction supérieure, des juges en dernier ressort. Ils sont donc des juges très considérables. Il serait donc très nécessaire qu’ils fussent instruits, qu’ils connussent du droit et de la jurisprudence. Par suite on les choisissait généralement parmi les licenciés en droit, les bacheliers en droit, les anciens clercs de notaire pourvus du « brevet de capacité ». Tout cela, à vrai dire, était assez faible comme garantie.

Par la loi du 12 juillet 1905, le Sénat français, désireux de trouver par ces fonctions une incompétence plus radicale, décida que pourraient être nommés juge de paix « ceux qui, à défaut de licence ou de baccalauréat en droit, ou de certificat de capacité, auront exercé pendant dix ans les fonctions de maires ou adjoints ou conseillers généraux. »

Il y avait dans cette décision le désir, très légitime et très honnête, de permettre aux sénateurs et députés de récompenser les services électoraux qui leur seraient rendus, par des places de juges de paix (songez que les sénateurs, particulièrement, sont nommés par les maires et adjoints de village). Mais il y avait surtout l’application du principe. Le principe est, comme nous savons, celui-ci : Où est l’incompétence absolue ? C’est à celui qui l’a sans contestation possible, qu’il faut confier la fonction.

Or les maires et adjoints répondaient intégralement à cette façon de considérer les choses. Les maires et adjoints, en France, doivent savoir signer ; mais il n’est nullement obligatoire qu’ils sachent lire ; et quatre-vingt fois sur cent, ils sont de purs illettrés dont l’instituteur de la commune fait tout le travail. Le Sénat était donc sûr d’avoir en eux des hommes radicalement incapables d’être juges de paix. C’est ce qu’il lui fallait. L’incompétence étant absolue, la fonction lui était due ; il la lui a donnée.

Certaines conséquences de cette institution éminemment démocratique ont paru émouvoir la magistrature et les pouvoirs publics. M. Barthou ministre de la Justice, sur la fin de l’année 1909, s’est plaint du travail que lui donne l’institution nouvelle. Il a dit aux députés : « Nous sommes ici pour nous dire réciproquement nos vérités et, avec toute la modération et toute la prudence qui conviennent, j’ai le droit de mettre la Chambre en garde contre les conséquences de la loi de 1905. A l’heure actuelle je suis assailli par les demandes de justices de paix. Je ne vous dirai pas qu’il y a quelque 9.000 dossiers au ministère de la Justice ; parce que je conviens que, parmi ces dossiers il peut s’en rencontrer quelques-uns qui, pour des raisons diverses, ne sont pas susceptibles d’un examen ; mais il y a, en chiffres ronds, 5.000 dossiers qui sont appuyés, qui sont examinés. [Ce qui veut dire qu’ils sont examinés parce qu’ils sont appuyés, ceux qui ne sont apostillés par aucun personnage politique étant classés sans examen, comme il est juste] et si vous prenez garde qu’il y a une moyenne annuelle de 180 vacances, vous apercevrez immédiatement la difficulté devant laquelle je me heurte. Or parmi ces candidatures il en est qui se présentent avec une force, je ne veux pas dire avec une âpreté singulière : ce sont les candidatures de ceux qui, pendant dix ans, ont exercé, quelquefois dans les plus petites communes, les fonctions de maire et les fonctions d’adjoint. »

Et le ministre de la Justice faisait connaître à MM. les députés le rapport d’un procureur général sur cette question.

Ce procureur général disait :

« Ce département compte quarante-sept juges de paix. D’un relevé nominatif que je viens d’établir il résulte que vingt de ces magistrats étaient maires au moment de leur nomination. Il ne faut pas être surpris si le nombre des candidats aux fonctions de la magistrature cantonale s’élève de plus en plus parmi les chefs des municipalités. Il semble admis dans ce département que les fonctions électives, en dehors de toute aptitude professionnelle, soient la voie d’accès normale aux fonctions rétribuées et spécialement aux places de juge de paix. Une fois nommés, les juges de paix cumulent du reste leurs nouvelles fonctions avec leur mandat municipal. Leur résidence effective est beaucoup plus dans la commune qu’ils administrent que dans le canton où ils rendent la justice et d’où ils ne doivent jamais s’absenter sans congé… Ces magistrats cantonaux n’hésitent pas parfois à tout mettre en œuvre pour arracher aux hommes politiques de l’arrondissement un appui moral qui est en somme la rançon de l’influence électorale dont ils disposent comme magistrats municipaux. Ils sont beaucoup plus rassurés par l’intervention éventuelle du député qu’inquiets des mises en demeure comminatoires du parquet. Les justiciables sont les intéressantes victimes de ces compromissions qui portent atteinte au bon renom du régime républicain. »

Les gémissements du ministre de la Justice et de son procureur général me paraissent bien peu justifiés. M. le ministre ne se plaint que d’avoir 9.000 dossiers sur les bras. Il ne laisse pas de lui être facile, soit en conformité avec le principe général, de nommer parmi les candidats ceux dont l’incompétence lui paraîtra la plus radicale ; soit, en conformité avec les usages, ceux qui lui paraîtront les plus appuyés.

Quant au procureur général il a des ironies qui lui paraissent spirituelles, mais qui sont empreintes de la plus divertissante naïveté : « Il semble admis que les fonctions électives, en dehors de toute aptitude professionnelle, soient la voie d’accès normale aux fonctions rétribuées… » Eh bien ! Il est éminemment démocratique que l’absence de toute capacité professionnelle désigne aux fonctions, puisque c’est l’esprit de la démocratie elle-même. Est-ce la capacité législatrice ou gouvernementale qui fait qu’on est électeur ?

Et il est éminemment démocratique aussi que les fonctions électives mènent aux fonctions rétribuées, puisque, d’après les principes démocratiques, toutes les fonctions rétribuées et du reste toutes les fonctions devraient être électives. Ce procureur général est aristocrate.

Quant aux services réciproques rendus par le juge de paix, en tant que maire, au député et par le député au juge de paix, tout simplement c’est tout le régime. Le régime, c’est : des députés répandant des faveurs pour être élus et réélus ; des électeurs influents mettant leur influence, soit personnelle, soit de fonctionnaires, au service des députés, pour en obtenir des faveurs ; et les uns et les autres faisant bloc.

Que voudrait donc le procureur général ? Un régime autre que celui-ci ? Mais, s’il vous plaît, ce régime autre, quel qu’il fût, ne serait pas la démocratie, ou ce ne serait pas une démocratie démocratique. — Et je ne sais ce que M. le procureur général entend par le bon renom du régime républicain. Le bon renom du régime républicain consiste en ceci que la République soit réputée comme réalisant tous les principes démocratiques ; or jamais les principes démocratiques n’ont été plus précisément réalisés que dans l’exemple ci-dessus qu’il était très intéressant de relever et de livrer aux méditations des sociologues.

Chargement de la publicité...