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Le culte de l'incompétence

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II
CONFUSION DES FONCTIONS

Dès lors que se passe-t-il ? Il se passe ceci, qui est très logique, qui même est très juste si l’on se place au point de vue démocratique, qui est précisément ce que la démocratie désire et ne peut que désirer, que la représentation nationale fait exactement ce que le peuple voudrait faire et ce qu’il ferait si l’on avait le gouvernement direct. Elle veut tout faire par elle-même, comme le peuple voudrait tout faire par lui-même s’il possédait le gouvernement direct, comme il faisait tout par lui-même dans la Pnyx d’Athènes.

Montesquieu a bien vu cela, pleinement, sauf comment cela se pratique en régime de représentation, en régime parlementaire ; mais les choses sont les mêmes au fond et il n’y aura pour l’interpréter qu’une transposition à faire : « Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors, le peuple ne pouvant souffrir le pouvoir qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats : on ne les respecte donc plus. Les délibérations du Sénat n’ont plus de poids ; on n’a donc plus d’égards pour les sénateurs… »

Transposez. En gouvernement démocratique parlementaire la représentation du peuple veut tout faire par elle-même. Elle veut être l’égale de ceux qu’elle choisit pour lui commander ; elle ne peut souffrir le pouvoir même qu’elle confie ; elle veut gouverner à la place du gouvernement, exécuter à la place des agents du pouvoir exécutif, substituer son autorité à celle de tous les juges ; faire fonction de magistrats, n’avoir plus d’égards pour personne et ne respecter plus rien.

C’est l’esprit même du peuple qui l’inspire, du peuple qui veut tout faire par lui-même, c’est-à-dire par elle fidèle et obéissante.

Dès lors la compétence est pourchassée partout et éliminée de partout. De même que le peuple l’a éliminée de son choix quand il nommait ses représentants, de même la représentation nationale l’élimine avec patience et avec suite de toutes les fonctions du corps social, quelles qu’elles soient.

Le gouvernement, pour commencer par lui, doit être surveillé et conseillé par la représentation nationale, mais indépendant de la représentation nationale, tout au moins ne doit pas être confondu avec elle, en d’autres termes la représentation nationale ne doit pas gouverner. En régime démocratique c’est précisément ce qu’elle veut faire. Elle nomme le gouvernement, ce qui à la rigueur peut lui être accordé ; mais, « ne pouvant souffrir le pouvoir qu’elle confie », dès qu’elle l’a nommé elle pèse sur lui pour gouverner continuellement à sa place. Le corps législatif n’est pas un corps qui fait les lois, mais un corps qui, par une série ininterrompue d’interpellations, dicte au jour le jour au gouvernement ce qu’il doit faire, c’est-à-dire gouverne.

Littéralement le pays est gouverné par la Chambre des députés. Il le faut bien, pour que le peuple ne soit gouverné que par lui-même, ce qui est l’esprit du régime. Il le faut bien, pour qu’il n’y ait pas d’autre volonté que celle du peuple, partie de lui et revenant à lui sous forme d’actes exécutifs, ce qui est l’esprit du régime. Il le faut bien, pour qu’il n’y ait pas quelque chose, même issu du peuple, qui pour un temps, qui même un instant, fasse fonction de souveraineté, même en un domaine très étroitement délimité, sur le peuple souverain.

Seulement gouverner est un art et suppose une science et voilà le peuple gouverné par gens n’ayant ni science, ni art, et qu’on a choisis précisément parce qu’ils n’en avaient pas et sur cette garantie qu’ils n’en avaient point.

Et si, dans une démocratie de ce genre, il existe, par un effet de la tradition ou par quelque nécessité ressortissant aux relations extérieures, un pouvoir indépendant pour un certain nombre d’années du corps législatif et qui n’a pas de comptes à lui rendre et qui ne peut pas être interpellé et qui ne peut pas être renversé constitutionnellement, ce pouvoir est une anomalie si étrange et pour ainsi dire si monstrueuse, qu’il n’ose pas s’exercer, qu’il craint le scandale qu’il soulèverait en s’exerçant et qu’il est comme paralysé par la terreur de paraître exister.

Et il a raison ; car s’il s’exerçait, s’il s’en donnait même l’apparence, il y aurait un acte de volonté qui ne serait pas un acte de la volonté populaire, ce qui est contraire à l’esprit du régime. En ce régime le chef de l’État ne peut être que le chef nominal de l’État. Une volonté de lui serait un abus de pouvoir, une idée de lui serait un empiétement, une parole de lui serait un acte de lèse-souveraineté.

Même, si la constitution lui a donné formellement des pouvoirs, la constitution sur ces points est lettre morte, parce qu’elle violait une constitution non écrite et supérieure, l’âme même de l’institution politique.

Un de ces chefs d’État ad honores a dit : « Pendant toute ma présidence, je me suis tu constitutionnellement. » C’était faux ; car la constitution lui permettait de parler et même d’agir. Au fond c’était vrai ; car la constitution, en lui permettant d’agir et de parler, avait un caractère inconstitutionnel. En parlant il eût été constitutionnel, en se taisant il était institutionnel. Il avait été silencieux institutionnellement. Il avait contrarié la lettre de la constitution ; il en avait admirablement démêlé, compris et respecté l’esprit.

Donc, en démocratie, la représentation nationale gouverne aussi directement que possible et réellement, dictant le gouvernement au pouvoir exécutif, neutralisant le chef suprême du pouvoir exécutif à qui elle ne peut rien dicter.

Il ne lui suffit pas de gouverner, elle veut administrer. Songez en effet que si les administrateurs des finances, de la justice, de la police, etc., ne dépendaient que de leurs ministres, les ministres, précisément parce qu’ils dépendent du corps législatif et sont souvent renversés par lui, changeant très souvent, les administrateurs, plus stables que leurs chefs, formeraient une aristocratie ; ils administreraient l’État indépendamment de la volonté populaire et selon leurs principes, leurs règles, leurs traditions et leurs idées.

Cela ne se peut pas. Il ne se peut pas qu’il y ait une autre volonté que la volonté populaire, un autre pouvoir, même très limité, que le sien.

Ceci fait une antinomie assez remarquable. Effets contraires de la même cause. Parce que le corps législatif gouverne les ministres, elle les renverse souvent ; parce qu’elle les renverse souvent, ils ne gouvernent pas leurs subordonnés comme un Colbert et un Louvois et leurs subordonnés sont assez indépendants ; de sorte que l’autorité que le corps législatif se donne sur les ministres, il la perd du côté des administrateurs ; et, en détruisant un pouvoir rival du sien, il crée un pouvoir rival du sien.

Mais il résout l’antinomie assez facilement. Il n’admet pas qu’un administrateur soit nommé sans recevoir son visa, et il s’arrange même de manière à nommer les administrateurs. D’une part, de sa résidence corporative, de son palais législatif et dictatorial, il surveille attentivement les nominations d’administrateurs ; d’autre part, chaque membre du corps législatif dans sa province, dans son département, dans son arrondissement, impose les nominations d’administrateurs, a ses candidats qu’il fait accepter, nomme réellement les administrateurs. Il le faut pour que la volonté nationale règne là aussi et que le peuple n’ait pour l’administrer que les administrateurs qu’il choisit selon son esprit, pour qu’il « nomme ses magistrats » comme dit Montesquieu.

Il les nomme en effet par l’intermédiaire de ses représentants ; et jugez, pour y revenir, s’il faut qu’il nomme bien des représentants exactement pareils à lui et modelés sur son esprit ! Tout se rejoint.

Voilà donc le peuple qui tout au moins intervient puissamment dans les nominations de ses administrateurs. Il continue de « faire tout par lui-même ». On se plaint couramment de l’immixtion de la politique dans l’administration et du reste en toutes choses, de « la politique qui se mêle à tout, qu’on retrouve partout ». Mais qu’est-ce au fond ? C’est le principe de la souveraineté nationale. La « politique », la force politique, c’est la volonté de la majorité de la nation. La volonté de la majorité de la nation, ne convient-il pas qu’elle s’exerce, peut-on s’étonner qu’elle veuille s’exercer, aussi bien sur l’administration et dans l’administration que partout ailleurs ? L’idéal démocratique c’est le peuple nommant tous ses chefs ; ou, si ce n’est pas l’idéal démocratique, c’est bien l’idée démocratique. C’est ce que le peuple fait, en démocratie encore parlementaire, par l’intermédiaire de ses représentants.

Voilà qui est bien ; seulement la compétence reçoit là encore un coup. Car ce candidat à une fonction administrative que le peuple choisit par l’intermédiaire de ses mandataires, par quoi plaira-t-il ? Par son mérite ? Ses chefs et ses pairs en seraient bons juges ; le peuple ou son représentant, non, ou beaucoup moins.

« Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité », dit Montesquieu. C’est le moment d’examiner cela d’un peu près. Quelles sont les raisons du philosophe ? « Il n’a à se déterminer que par des choses qu’il ne peut ignorer et qui tombent, pour ainsi dire, sous les sens. Il sait très bien qu’un homme a été souvent à la guerre, qu’il y a eu tels ou tels succès : il est donc très capable d’élire un général. Il sait qu’un juge est assidu, que beaucoup de gens se retirent de son tribunal contents de lui, qu’on ne l’a pas convaincu de corruption : en voici assez pour qu’il élise un préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des richesses d’un citoyen : cela suffit pour qu’il choisisse un édile. Toutes ces choses sont des faits dont il s’instruit mieux dans la place publique qu’un monarque dans son palais. »

Le passage ne me paraît pas heureux. Comment un monarque dans son palais ne connaîtrait-il pas la richesse d’un financier, la réputation d’intégrité d’un juge et les succès d’un colonel aussi bien que le peuple dans la place publique ? Ce ne sont pas choses très difficiles à savoir. Le peuple sait qu’un tel fut toujours bon juge et qu’un tel fut un excellent officier. Donc il peut nommer un préteur et un général. Soit ; mais, pour nommer un jeune juge et un officier débutant, quelles seront les lumières du peuple ? Je ne les démêle pas très bien. Par son raisonnement même, Montesquieu limite l’habileté du peuple à ne nommer que les grands chefs, que les très hauts magistrats, et, en définitive, à assigner à chacun une carrière quand il l’aura achevée. Mais pour l’y mettre, sur quels renseignements le peuple s’appuiera-t-il et où puisera-t-il son information ? Montesquieu le montre très capable de reconnaître les compétences vérifiées, mais non point capable de connaître les compétences naissantes. L’argumentation de Montesquieu est ici peu probante.

Ce qui l’y a entraîné, c’est l’antithèse (au sens logique du mot). Ce qu’il voulait prouver c’était moins la vérité de la proposition qu’il avance ici que la fausseté d’une autre proposition. La question pour lui, la question qu’il avait dans l’esprit était celle-ci : Le peuple est-il apte à gouverner l’État, à prévoir, à suivre et à résoudre les affaires intérieures ou extérieures ? Non. L’est-il à nommer ses magistrats ? Plutôt. Entraîné par cette antithèse il a été jusqu’à dire : Apte à gouverner : nullement ; apte à nommer ses magistrats : admirablement. L’explication de tout le paragraphe que je viens de citer est dans sa conclusion : « Toutes ces choses sont des faits où il s’instruit mieux dans la place publique qu’un monarque dans son palais. Mais saura-t-il conduire une affaire, connaître les lieux, les occasions, les moments, en profiter ? Non, il ne le saura pas. »

La vérité est que le peuple est un peu plus apte à choisir un magistrat qu’à abaisser progressivement la maison d’Autriche ; mais non pas beaucoup plus ; car il est presque également difficile d’abaisser la maison d’Autriche et de distinguer l’homme qui l’abaissera.

Il est surtout incapable de donner les postes de début d’une carrière et les premiers avancements dans une carrière à qui les mérite. Cependant, en démocratie c’est ce qu’il fait.

Or ce candidat fonctionnaire qui a plu au peuple ou aux représentants du peuple, par quoi plaît-il ? Par son mérite dont le peuple et son représentant sont très mauvais juges, non. Par quoi donc ? Par sa conformité aux opinions générales du peuple, c’est-à-dire par ses opinions politiques. Les opinions politiques d’un candidat fonctionnaire sont la seule chose qui le désigne au choix populaire parce que c’est la seule chose dont le peuple soit bon juge.

— Mais la conformité aux opinions générales du peuple peut s’unir chez ce candidat à un vrai mérite. — Certainement ; mais c’est un hasard. Le peuple, ici du moins, n’est pas un ennemi de la compétence, mais il y est indifférent ou plutôt il y est étranger. La compétence n’a pas à se louer de cette position.

D’autant plus que ceci a lieu inévitablement : le candidat fonctionnaire qui ne se sent aucun mérite n’a aucune peine à comprendre que c’est par ses opinions politiques qu’il arrivera et il se donne celles qu’il faut. Le candidat fonctionnaire qui se sent du mérite, lui-même, très souvent, sachant très bien ce que fait le candidat sans mérite et ne voulant pas être vaincu, se donne lui aussi les opinions utiles. C’est la « solidarité du mal » dont parle si bien M. Renouvier dans la Science de la Morale. De sorte que la plupart des candidats choisis par les mandataires du peuple sont des incapables ; et quelques-uns qui sont choisis, quoique ayant du mérite, sont médiocres comme caractère. Or le caractère aussi, dans la plupart des carrières, dans presque toutes, est une partie de la compétence.

Reste un tout petit nombre d’hommes de mérite qui n’ont affiché aucune opinion utile et qui se sont glissés dans une carrière administrative grâce à quelque moment d’inattention des politiciens. Ces intrus vont quelquefois assez loin comme par la force des choses, sans jamais parvenir aux premiers postes, toujours réservés, comme il est légitime, à ceux en qui le peuple a mis sa confiance.

Voilà comment le peuple administre par l’intermédiaire de sa représentation, de même qu’il gouverne par l’intermédiaire de sa représentation dictant aux ministres leurs actes de gouvernement.

— Mais je ne vois pas que le peuple administre, je vois qu’il nomme les administrateurs.

— D’abord c’est immense de les nommer ; car c’est faire entrer dans le corps administratif l’esprit du peuple à l’exclusion de tout autre esprit et empêcher que l’administration ne devienne une aristocratie, ce qu’elle n’a, toujours, que trop de tendances à devenir. De plus le peuple ne se borne pas, par l’intermédiaire de ses représentants, à nommer les administrateurs ; il les surveille, il les guette, il les tient du regard et il les tient en laisse, et comme la représentation populaire dicte aux ministres les actes de gouvernement, de même et en outre elle dicte aux administrateurs leurs actes d’administration.

Un préfet, un procureur général, un ingénieur en chef, en régime démocratique, est un homme très écartelé. Il fait la chouette avec son ministre et les députés de sa région. Il doit obéir à son ministre ; il doit obéir aussi aux députés du pays qu’il administre. Il arrive même ici des choses assez curieuses ; il y a des situations très compliquées. Le préfet devant obéir aux députés et à son ministre et le ministre obéissant aux députés, il semblerait que ce fût à la même volonté, à une volonté unique que le préfet obéît. Mais c’est à la volonté générale de la représentation populaire que le ministre obéit et c’est cette volonté générale qu’il transmet à son préfet ; et d’autre part le préfet se trouve en présence de volontés particulières des députés du pays qu’il administre. Il en résulte ce que l’on pourrait appeler des conflits d’obéissance qui sont très intéressants pour le psychologue. Ils sont moins agréables pour le préfet, l’ingénieur en chef ou le procureur général.

Remarquez, d’autre part, comme tout concourt à rendre le représentant de la volonté nationale aussi incompétent qu’il est omnipotent. Incompétent il l’est, comme nous l’avons vu, par ses origines ; mais ne le fût-il pas, il le deviendrait par le métier qu’on lui fait faire, par la multiplicité des métiers qu’on lui fait faire. Le meilleur moyen de rendre quelqu’un incompétent, c’est de l’occuper à toutes choses. Or le représentant de la volonté populaire et de l’esprit populaire, outre son métier de législateur, est occupé à interpeller les ministres et à leur dicter leurs actes de gouvernement, c’est-à-dire qu’il est occupé à gouverner la politique intérieure et extérieure ; il est occupé à administrer en choisissant les administrateurs et en surveillant, contrôlant et inspirant les actes des administrateurs. Sans parler des petits services particuliers qu’il est de son intérêt de rendre à ses électeurs et que ses électeurs ne se font pas faute ni scrupule de lui demander, il est exactement préposé à tout. Il est quelque chose comme le contremaître universel. Cet homme-orchestre est si occupé qu’il ne peut s’appliquer à rien. Il ne peut rien étudier, rien méditer, rien approfondir, et pour ainsi parler, et du reste pour parler exactement, rien savoir.

Fût-il compétent en quelque chose au moment de son entrée en fonctions, il est admirablement incompétent en toutes choses après quelques années de fonctionnement. Dès lors, vidé, pour ainsi parler, de toute personnalité, il n’a plus en lui que l’homme public, c’est-à-dire l’homme représentant la volonté populaire et ne songeant et ne pouvant songer exclusivement qu’à la faire prévaloir.

Et, encore un coup, c’est ce qu’il faut ; car voyez-vous un représentant de la volonté populaire ayant conservé assez de compétence en administration des finances ou en administration judiciaire pour préférer, entre quelques candidats, celui qui aurait, non les meilleures opinions politiques, mais le mérite, le savoir ou la vocation, et pour approuver, d’un administrateur, non l’acte à tendances politiques, mais l’acte juste et conforme aux intérêts de l’État ? Il serait un serviteur détestable de la démocratie.

Je l’ai bien connu. Il ne manquait pas d’intelligence, ni même d’esprit et il était droit. Avocat de troisième ordre, il avait naturellement versé dans la politique. Pour des raisons locales il n’avait réussi ni à se faire nommer député, ni à se faire nommer sénateur. De guerre lasse, par le crédit de ses amis politiques, il se fit pourvoir d’une charge de judicature. Devenu président de tribunal, il eut à connaître d’un procès où l’accusé, sans être bien recommandable, ne tombait évidemment sous aucun article du Code. Mais cet accusé, ancien préfet d’un gouvernement maintenant détesté, connu comme réactionnaire et aristocrate, était poursuivi de l’animosité de toute la population démocratique de la ville et de la province. Le président de tribunal, au milieu des rumeurs hostiles qui grondaient dans tout le palais, acquitta net le prévenu. Il disait le soir, assez humoristiquement : « Voilà ! Cela leur apprendra à ne pas m’avoir nommé sénateur ! » Et c’est-à-dire : « Ils m’auraient ôté toute ma compétence, ou ils auraient paralysé en moi toute ma compétence, en faisant de moi un homme politique. Ils ne l’ont pas voulu ; reste l’homme qui connaît la loi et qui l’applique. Tant pis pour eux ! »

« En faisant d’un homme un esclave Zeus lui été la moitié de son âme » disait Homère. En faisant d’un homme un homme politique, Démos enlève à un homme son âme tout entière ; en n’en faisant pas un homme politique il commet la faute de la lui laisser.

Voilà bien pourquoi Démos déteste les fonctions inamovibles. Un magistrat inamovible, un fonctionnaire inamovible est un homme que la constitution soustrait à la prise populaire. Un magistrat inamovible, un fonctionnaire inamovible est un affranchi. Démos n’aime pas les affranchis.

C’est pour cela que, s’il y a, dans la nation où il règne, des fonctions inamovibles, il suspend, de temps en temps, l’inamovibilité. C’est d’abord pour « épurer » le personnel de ces fonctions ; c’est surtout pour bien convaincre les fonctionnaires qu’il veut bien y laisser, que leur inamovibilité n’est que très relative et qu’ils doivent compter, comme tous les autres, avec la souveraineté populaire qui peut se retourner contre eux s’ils s’avisent d’être indépendants au delà des limites de l’obéissance.

Il y avait en France, d’après la constitution de 1873, des sénateurs inamovibles. Au point de vue de la bonne administration des affaires, c’était peut-être assez bien vu. Les sénateurs inamovibles devaient être, dans la pensée de la constitution et étaient en effet des vétérans de la politique et de l’administration, faisant profiter leurs collègues de leurs lumières, de leur compétence, de leur expérience. Il eût même été bon, si l’on se place à ce point de vue, que les sénateurs inamovibles ne fussent point élus par leurs collègues, mais fussent sénateurs de droit, devenant sénateur inamovible tout ancien président de la République, tout ancien président de la Cour de cassation, tout ancien président de la Cour d’appel, tout amiral, tout archevêque, etc. Mais au point de vue démocratique c’était une monstruosité qu’un homme représentant du peuple et n’ayant aucun compte à rendre au peuple, qu’un homme représentant du peuple et n’ayant à craindre aucun accident de réélection ni aucun risque de non-réélection, qu’un homme enfin placé là pour sa prétendue compétence et ne représentant point du tout le peuple et ne représentant que lui-même.

Les sénateurs inamovibles furent abolis. Il est bien certain qu’ils constituaient une aristocratie politique fondée sur la prétendue importance des services rendus et que le Sénat lui-même qui les élisait tombait sous l’inculpation d’aristocratisme et prenait, le jour où il les élisait, couleur aristocratique, puisqu’il était, ce jour-là, un corps se recrutant par cooptation. Cela ne pouvait guère se souffrir.

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