Le culte de l'incompétence
IX
MŒURS GÉNÉRALES
Si le culte de l’incompétence a un retentissement qui n’est pas très heureux dans les mœurs familiales, il en a un aussi, qui n’est peut-être pas meilleur sur les mœurs sociales, sur les relations des hommes entre eux. On se demande souvent pourquoi la politesse disparaît de jour en jour et tout le monde répond en riant : « C’est démocratique. » Sans doute ; mais il faudrait chercher un peu pourquoi c’est démocratique. Montesquieu fait observer que « s’affranchir des règles de la civilité c’est chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l’aise ». Il ajoute, faisant une distinction un peu subtile, que la « politesse flatte les vices des autres et que la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c’est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s’empêcher de se corrompre. » — Ce qui flatte les vices ne peut guère s’appeler politesse et doit se nommer adulation. Civilité et politesse sont même chose avec une légère différence de degré ; la civilité est un peu froide, elle est tout respect ; la politesse est un commencement de flatterie élégante, mais qui s’adresse aux qualités d’autrui pour les mettre gracieusement en lumière et non aux défauts et moins encore aux vices.
Ce qu’il y a de vrai c’est que civilité et politesse sont bien moyens adroits pour marquer à son semblable un certain respect et un certain désir d’être respecté. Ce sont donc « barrières » ; mais barrières sur lesquelles on s’appuie et qui séparent, mais qui soutiennent ; et qui séparent sans vous tenir éloignés les uns des autres.
Et aussi il est très vrai que s’affranchir des règles, soit de la civilité soit de la politesse, est mettre ses défauts en liberté. Au fond de la politesse et de la civilité il y a respect des autres, respect de soi. C’est ce qui faisait dire très bien à l’abbé Barthélémy : « Dans la première classe des citoyens règne cette bienséance qui fait croire qu’un homme s’estime lui-même et cette politesse qui fait croire qu’il estime les autres. » C’est ce qui faisait dire à Pascal : « le respect est incommodez-vous » ; et en effet, comme il l’explique, si l’on s’incommode en restant debout quand l’autre est assis, en restant découvert quand l’autre est couvert, et cela sans aucune utilité, cela prouve à l’autre combien nous nous incommoderions pour lui être utile puisque nous nous gênons par égard pour lui sans qu’il y ait service à lui rendre.
La politesse est une marque de respect et une promesse de dévouement.
Or tout cela n’est pas démocratique, parce que la démocratie, ne reconnaissant pas de supériorité, ne connaît pas de respect et ne reconnaissant pas de supériorité ne connaît pas de dévouement personnel. Le respect c’est se mettre au-dessous de quelqu’un et la politesse envers un égal est une affectation, excellente du reste, de le considérer comme un supérieur. Cela est tout à fait contraire à l’esprit démocratique : il n’y a pas de supérieur, en quoi que ce soit ; et quant à affecter de traiter en supérieur quelqu’un qui est votre égal, c’est une double hypocrisie ; car c’est une hypocrisie qui en réclame une autre réciproque ; et si vous louez quelqu’un de son esprit c’est pour qu’il vous félicite du vôtre.
Sans même aller jusque-là, la politesse est condamnable par ce seul fait que, non contente de reconnaître des supérieurs, elle en crée. Elle traite un égal en supérieur pour inventer une supériorité, comme s’il n’y en avait pas assez. C’est comme si elle disait que si l’inégalité n’existait pas il faudrait l’inventer. C’est proclamer qu’il n’y a jamais assez d’aristocratie. Cela ne peut pas se souffrir.
Quant à la civilité considérée comme promesse de dévouement, elle est antidémocratique tout autant. Le citoyen ne doit de dévouement à aucun individu, il n’en doit qu’à la communauté. Il est très grave de se dire de quelqu’un le très humble serviteur. C’est distinguer quelqu’un parmi tous les autres et affirmer qu’on le servira. C’est reconnaître en lui je ne sais quelle supériorité, ou naturelle ou sociale et il n’y a pas de supériorités sociales ou naturelles ; et, s’il y a des supériorités naturelles, la nature a eu tort de les établir. C’est proclamer une espèce de vassalité. Cela ne doit plus être toléré.
Quant à l’absence de politesse considérée comme « un moyen de mettre ses défauts plus à l’aise » ceci encore est essentiellement démocratique en un certain sens. Le démocrate n’est pas content de ses défauts ou fier de ses défauts ; point du tout ; seulement, par définition, il croit qu’il n’en a pas. Un défaut est une infériorité d’un homme relativement à un autre. Le mot même l’indique et défaut c’est quelque chose qui manque et par conséquent quelque chose qu’un autre a et que je n’ai pas. Or tous les hommes sont égaux. Donc je n’ai pas de défaut. Je n’ai donc pas à pratiquer cette orthopédie morale qui consiste, en dissimulant mes prétendus défauts, à les contenir ; et je peux, ce que Montesquieu appelle impolitesse, mettre en liberté mes prétendus défauts, « mettre au jour » mes prétendus défauts, qui ne sont que des manières d’être et qui très probablement sont des qualités.
Le démocrate en effet, comme les adolescents, comme la plupart des femmes, comme tous les humains qui commencent à réfléchir mais qui ne réfléchissent pas beaucoup, connaît ses défauts et les prend pour des qualités, ce qui est tout naturel ; car les défauts sont les traits saillants de notre caractère et quand nous en sommes encore à aimer notre caractère, ce sont nos défauts que nous chérissons et que nous admirons. Or la politesse, consistant à dissimuler nos défauts, est insupportable à un homme qui est plutôt impatient de montrer ce qui, en lui, lui paraît recommandable et plein de valeur. Ce qui fait que, pour la plupart, nous ne nous corrigeons pas de nos défauts, c’est que nous les prenons pour des qualités ; la méthode qui consiste à refouler nos défauts dans l’ombre nous paraît donc tyrannique et absurdement tyrannique.
Au fond, persuadé d’une part que tous les hommes sont égaux et que le défaut considéré comme infériorité n’existe pas ; d’autre part que ce que quelques-uns appellent ses défauts sont des traits intéressants de sa nature, le démocrate a cette idée générale que les défauts sont des préjugés, que les défauts ont été inventés par des intrigants, prêtres, nobles, puissants, gouvernants, pour inspirer au pauvre peuple l’humilité, très favorable à leurs mauvais desseins, pour le contenir par ce frein, d’autant plus puissant qu’il est un frein intérieur ; pour le paralyser par ce scrupule intime et pour le dominer par ce sentiment d’infériorité qui se transforme en acceptation de la domination. La politesse considérée comme méthode pour refouler les défauts ne peut donc être tenue que pour artifice aristocratique et instrument de tyrannie.
De là est venu, par exemple, à l’époque de l’explosion de la démocratie française, chez un peuple naturellement ami des bonnes manières, cette fureur d’impolitesse qui a été si caractéristique. C’était une affirmation de l’inexistence des supériorités, quelles qu’elles fussent, et aussi de l’excellence de la nature humaine sous quelques espèces qu’elle parût et en quelque individu qu’elle se montrât. L’impolitesse est démocratique.