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Le culte de l'incompétence

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LES HABITUDES PROFESSIONNELLES

Le mépris de la compétence va assez loin même dans le domaine des professions, dans les habitudes professionnelles. On connaît le mot, peut-être légendaire, du président de Chambre à un avocat qui traitait consciencieusement « la question de droit » : « Maître, nous ne sommes pas ici pour faire du droit ; mais pour traiter d’affaires. » Il n’y mettait aucune malice ; il voulait dire : « Au Palais on n’examine plus les affaires au point de vue du droit ; on les examine en elles-mêmes et l’on juge en équité et en bon sens ; et on laisse l’étude et le débrouillement des textes aux professeurs. Ne soyez pas professeur de droit à la barre. » Cette théorie, qui, même adoucie comme je viens de l’adoucir, aurait scandalisé les magistrats anciens, est très courante au palais ; elle est ce que l’on pourrait appeler une infiltration démocratique.

Quelques restes de l’ancien esprit de caste qu’il conserve encore, le magistrat moderne ne se tient pas pour lié par le texte des lois, ni par la jurisprudence, cette tradition écrite ; quand il n’est pas purement fonctionnaire obéissant au gouvernement, ce qu’il considère comme un devoir, il est magistrat démocrate, c’est-à-dire Héliaste d’Athènes ; il juge selon sa conscience individuelle, ne se considérant pas comme membre d’un corps savant et appliquant les décisions de ce corps, mais comme dépositaire du vrai, lui, aussi bien qu’un autre.

Un exemple excentrique, à la vérité, mais significatif de cette mentalité nouvelle, a été ce juge qui s’attribua formellement le droit de ne pas juger selon la loi, mais de la faire, et qui invoquait dans ses considérants, soit des idées générales et qui étaient celles qu’il préférait parmi toutes les idées générales qui courent le monde, soit des doctrines qui devaient plus tard, selon lui, trouver place dans la loi. Il jugeait selon le Code de l’avenir.

Ce n’est pas qu’un si singulier magistrat ait existé qui soit signe, marque ou symptôme de quoi que ce soit ; c’est qu’il ait été pris au sérieux par beaucoup de personnes, même à demi éclairées ; c’est qu’il ait été populaire ; c’est qu’il ait été proclamé « bon juge » par une partie très considérable de l’opinion ; c’est cela qui est un signe.

Il y en a un autre, beaucoup plus fréquent. Le pire de l’incompétence, peut-être, c’est d’être compétent et de ne pas croire qu’on le soit. C’est, dans les procès criminels, du moins, l’état d’esprit de la plupart des magistrats.

Il faut lire, sur ce point, une brochure très curieuse d’un magistrat de province, intitulée Le pli professionnel (1909) et signée Marcel Lestranger. Elle est très topique. On y voit fort nettement que le magistrat d’aujourd’hui, tant de la magistrature assise que de la magistrature debout, d’abord n’a plus confiance en lui-même, ensuite a la terreur de l’opinion publique (journaux, cafés, loges, cercles politiques) ; ensuite sait ou croit savoir que son avancement dépend, non de sa sévérité, comme autrefois, mais de son indulgence.

En face des forces toujours coalisées contre lui : public presque toujours favorable à l’accusé, presse locale et presse parisienne, médecine légale, presque constamment disposée à voir « des irresponsables » dans tous les accusés ; ayant l’effroi de l’erreur judiciaire depuis que l’erreur judiciaire est une sorte d’hallucination universelle et que toute condamnation est considérée par une fraction très considérable de l’opinion comme une erreur judiciaire ; le magistrat debout n’ose plus requérir sévèrement et le magistrat assis n’ose plus interroger avec ténacité.

Il y a des exceptions ; mais ces exceptions, par l’étonnement qu’elles inspirent et par la réaction qu’elles suscitent, montrent assez, montrent plus que tout, à quel point elles sont anormales, hors de la règle nouvelle, hors des nouvelles habitudes.

Le plus souvent c’est avec timidité, réserves, atténuations, portes de sortie laissées entr’ouvertes, appels à demi-voix à l’indulgence, ou demi-aveux d’incertitude, que le magistrat debout requiert.

Il demande sa tête et craint de l’obtenir.

Au fond ce qu’il désire, et le magistrat assis tout autant que lui, c’est que l’affaire soit liquidée par un acquittement, parce qu’une affaire liquidée par un acquittement est une affaire enterrée. Elle ne revient plus ; elle ne ressuscite plus ; on n’en parle plus. Elle n’est pas cette affaire que toujours quelqu’un trouve mal jugée et qui, toujours relevée par quelqu’un, soit par animosité, soit par passion politique, soit par simple amusement, vient obséder comme un fantôme, pendant dix ans, quinze ans, le magistrat qui en a connu.

M. Lestranger raconte, à ce propos, une histoire typique, qui, d’après tous les renseignements que je reçois de province et toutes les conversations dont j’ai gardé le souvenir, est la vérité même, est exactement figurative de mille affaires semblables.

Un braconnier de dix-neuf ans avait violenté, puis étranglé, dans les bois, une paysanne, mère de famille. Ce qu’il y avait à craindre, ce n’était pas, pour cette fois, l’erreur judiciaire ou les accusations, toujours prêtes à s’élancer, d’erreurs judiciaires. L’accusé ne faisait aucune difficulté d’avouer. Grand point. En France toute condamnation qui n’a pas pour base l’aveu de l’accusé est une erreur judiciaire ; mais, devant l’aveu de l’accusé, les incriminations d’erreur judiciaire ne se produisent pas, encore qu’elles pussent se produire puisqu’il y a eu de faux aveux ; mais enfin elles ne se produisent pas. L’affaire semblait donc être de tout repos.

Seulement la crainte des magistrats, c’était une condamnation à mort. Le crime était odieux, surtout pour un jury de villageois qui ont des femmes et des filles très souvent obligées de s’écarter du village. De plus, il y avait un homme insupportable, le veuf de la victime, qui était acharné à la vengeance, qui faisait l’éloge de sa femme, qui amenait, pleurant et criant, son fils, fils de la victime, pendant que lui-même déposait. Président et ministère public étaient désolés.

« J’ai fait ce que j’ai pu, disait le président au ministère public. J’ai insisté sur son âge. J’ai répété dix-neuf ans. J’ai fait tout ce que j’ai pu. »

— « J’ai fait ce que j’ai pu, disait le ministère public au président. Je n’ai pas parlé de la peine. Je n’ai pas dit un mot de la peine. J’ai seulement accusé. Je ne pouvais pas plaider pour. J’ai fait tout ce que j’ai pu. »

A l’issue de l’audience le capitaine de gendarmerie donne un peu de réconfort à ces messieurs. « Il n’a pas vingt ans. Il a eu une bonne tenue à l’audience. Il est sympathique. Il est impossible qu’on l’exécute. Une exécution capitale ici, dans une ville si paisible ! Il ne sera pas condamné à mort. »

Il ne le fut point. Le jury trouva des circonstances atténuantes. Les magistrats recouvrèrent leur tranquillité.

Les chiffres viennent à l’appui des assertions de M. Lestranger. Les crimes susceptibles d’exciter la pitié, infanticides, avortements, sont de moins en moins poursuivis et ceux qui le sont, quelque patents qu’ils soient, sont très souvent impunis : moyenne, vingt-six acquittements pour cent depuis une douzaine d’années. Les magistrats contemporains sont des Saints François d’assises.

En somme le magistrat, ou ne croit pas à sa compétence, ou par goût de sa tranquillité, en fait bon marché. Il a plus souci de sa tranquillité que de la sécurité publique. La magistrature ne sera bientôt plus qu’une façade, imposante encore, intimidante très peu.

Déjà un symptôme assez grave du peu de confiance qu’a la foule dans la salutaire sévérité de la justice : le criminel pris en flagrant délit est souvent lynché ou à demi lynché. C’est qu’on sait que, s’il n’est pas puni immédiatement, il a de grandes chances pour ne jamais l’être.

— Mais cette même foule, sous forme de jury, est souvent, presque toujours, bien indulgente.

— Oui parce qu’entre le crime et la session d’assises il se passe six mois, et que ce qui émeut la foule au moment du crime c’est le malheur de la victime, au moment des assises c’est le malheur de l’accusé. Mais il reste que l’habitude du lynchage accuse formellement d’excès d’indulgence et les magistrats et le jury.


Le clergé lui-même, beaucoup plus attaché à ses traditions que tout ordre de l’État, se démocratise aussi, en ce sens que, professeur de dogme et professeur de mystères, il n’enseigne plus que la morale. Il veut par là se rapprocher des humbles et, en s’en rapprochant, avoir prise sur eux. Évidemment il n’a pas tout le tort. Seulement, en négligeant le dogme et l’interprétation des mystères, il cesse d’être un corps savant et d’imposer à titre de corps savant ; et, d’autre part, il s’assimile et s’égale au premier philosophe venu, qui enseigne la morale, qui l’explique, qui l’illustre d’exemples, même sacrés, tout aussi bien qu’un prêtre peut faire ; et il amène le peuple à se dire : « Qu’ai-je besoin des prêtres, puisque les professeurs de morale me suffisent ? »

Cet américanisme n’est pas très dangereux et même n’est pas très mauvais en Amérique où il y a très peu de professeurs laïques de morale ; il est un très grand danger en France, en Italie, en Belgique, où les professeurs laïques de morale ne manquent pas.


Dans toutes les professions, du reste, le vice radical est celui-ci : croire que l’habileté et l’adresse sont incomparablement supérieures à la connaissance, que le savoir-faire l’emporte infiniment sur le savoir. Ceux qui exercent la profession le croient, ceux qui font appel à cette profession ne sont pas effrayés de ce que ceux qui exercent la profession le croient. Et ainsi s’établit précisément cette égalité réelle à laquelle tend instinctivement la démocratie. Elle ne respecte pas les compétences ; mais aussi elle n’aura plus longtemps à les respecter ; car justement elles s’effacent et ne tarderont pas à disparaître et il n’y aura plus guère de différence entre un plaideur et un juge, entre le fidèle et son prêtre, entre le malade et le médecin. Le mépris des compétences détruit peu à peu les compétences et les compétences, en se renonçant, vont au-devant du mépris que l’on fait d’elles. On finira par n’être que trop d’accord.

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