Le culte de l'incompétence
XI
REMÈDES TENTÉS
On a cherché très consciencieusement, des démocrates même ont cherché très consciencieusement, des remèdes à cette maladie constitutionnelle de la démocratie. D’abord on a conservé quelques corps relativement aristocratiques, refuges, on le croyait, de la compétence. On a conservé un Sénat qui est nommé par le suffrage universel, mais seulement au second degré. On a conservé, du reste, un Parlement (Sénat et Chambre des députés) qui est une aristocratie flottante et continuellement renouvelable ; mais qui est encore une espèce d’aristocratie, puisqu’il empêche le gouvernement direct et immédiat du peuple par le peuple.
Ces remèdes ne sont pas méprisables, assurément ; mais on a vu comme ils sont faibles, pour cette raison que la démocratie, pour ainsi parler, les élude. Par son soin d’écarter les compétences, elle fait de la Chambre des députés, sauf quelques exceptions, un corps qui lui ressemble tellement, tant par le caractère superficiel des connaissances que par la véhémence des passions, que les choses sont comme si la foule gouvernait directement et immédiatement et qu’autant vaudrait, je crois, qu’elle gouvernât de la sorte, par plébiscite.
Pour ce qui est du Sénat, c’est un peu la même chose, ou plutôt c’est la même chose obtenue par voie indirecte. Le Sénat est nommé par des délégués du suffrage universel ; mais ces délégués sont élus, non pas par le suffrage universel en masse, chaque département par exemple nommant quatre ou cinq cents délégués ; mais par les conseillers municipaux de chaque commune. Or ces conseillers municipaux, ceux des communes rurales surtout, incomparablement les plus nombreux et maîtres de l’élection, sont, pour toutes sortes de raisons, sinon complètement du moins très sensiblement, sous la dépendance des préfets. Il en résulte que le Sénat — et cela a été voulu par le rédacteur de la Constitution qui était autoritaire et qui désirait que le pouvoir central pesât sur les élections sénatoriales ; et il faisait cela pour son parti, mais cela a profité à un autre, vos non vobis — il en résulte que le Sénat est un peu nommé par les préfets et c’est-à-dire par le gouvernement lui-même comme sous le premier Empire et sous le second Empire.
On sait très bien en France qu’un député d’opposition, sûr de sa circonscription, qui continuerait d’y être nommé indéfiniment ; mais qui, pour des raisons de convenances personnelles, désire devenir sénateur, est obligé au moins de devenir demi-agréable au gouvernement, de s’atténuer et de s’adoucir pour ne pas échouer dans sa nouvelle ambition. Il ne peut pas y avoir au Sénat une opposition très forte et très vive.
Et cela revient à quelque chose qui est analogue à un Sénat nommé par le suffrage universel lui-même.
Le suffrage universel nomme la Chambre des députés, la Chambre des députés nomme le gouvernement et le gouvernement, à très peu près, nomme les sénateurs. Le Sénat est donc un remède antidémocratique extrêmement faible et si c’est correctif de la démocratie qu’on a voulu qu’il fût, on n’a pas été trop loin dans le succès.
Si l’on avait voulu une Chambre haute aussi compétente que possible et indépendante du pouvoir central et relativement indépendante du suffrage universel ; il aurait fallu instituer une Chambre nommée par les grands corps constitutifs de la nation et aussi, à mon avis, par le suffrage universel, mais procédant de la manière suivante : toute la nation, partagée seulement, pour la commodité pratique, en cinq ou six grandes régions, nomme cinq ou six mille délégués qui nomment trois cents sénateurs. Il n’y aurait ainsi ni influence gouvernementale, ni fabrication par la foule d’une représentation directement à son image et il y aurait une élite véritable, chargée, pour ainsi parler, d’autant de compétence qu’il y en aurait dans le pays.
C’est presque exactement le contraire qu’on a fait. Le Sénat français est un remède antidémocratique extrêmement faible.
Il représente la démocratie rurale conduite et guidée un peu impérieusement par le gouvernement démocratique.
Un autre remède qui a été cherché, aussi consciencieusement que le précédent, a été : garanties de capacité des fonctionnaires, recherchées par un système d’examens et de concours et constatées par ces examens et ces concours. Examens ou concours à l’entrée de chaque carrière, très minutieux, très compliqués, de nature à éprouver à tous les égards la capacité du candidat et permettant ainsi de ne donner les places qu’au mérite et d’exclure toute faveur.
— Vous appelez cela un remède anti-démocratique ! C’est démocratique par excellence !
— Pardon ! Ce serait anti-monarchique si nous étions en monarchie ; ce serait anti-aristocratique si nous étions sous un régime aristocratique et c’est anti-démocratique parce que nous sommes en démocratie. Les places au concours c’est une espèce de cooptation ; ce n’est même pas autre chose qu’une cooptation. Quand je proposais la nomination des magistrats par les magistrats, tous les magistrats nommant la Cour de cassation et la Cour de cassation nommant tous les magistrats, j’étais certainement incriminé de paradoxe, comme toutes les fois que l’on propose autre chose que ce qui est en usage ; je ne faisais pourtant qu’appliquer à la magistrature, avec une certaine extension, ce qui est en usage pour les fonctionnaires. Dans une certaine mesure, dans une assez large mesure, les fonctionnaires se recrutent eux-mêmes par cooptation.
Ils ne nomment pas eux-mêmes les fonctionnaires, non ; mais ils éliminent les candidats fonctionnaires dont ils ne veulent pas comme fonctionnaires. Les examens sont un ostracisme des incompétents. N’entreront dans le corps des fonctionnaires que ceux qui auront été nommés par le gouvernement ; mais le gouvernement ne pourra nommer que ceux que nous, fonctionnaires, nous aurons préalablement désignés comme pouvant l’être. C’est bien une cooptation.
Le jury qui admet un candidat à l’École Saint-Cyr nomme un officier. Le jury qui admet un candidat à l’École Polytechnique nomme un officier ou un ingénieur. Et le jury qui refuse un candidat à l’École Saint-Cyr ou à l’École Polytechnique empiète sur la souveraineté nationale ; car il interdit à la souveraineté nationale de faire de ce jeune homme un officier ou ingénieur. Voilà une cooptation ; voilà une garantie de compétence ; voilà une digue élevée contre l’incompétence et contre la faveur dont l’incompétence pourrait être l’objet.
Je n’ai pas besoin de dire que cette cooptation est assez limitée. Elle s’arrête au seuil de la carrière. Une fois le candidat sacré fonctionnaire par un jury de fonctionnaires, il appartient, pour ce qui est de l’avancement, des promotions et de la destitution, au pouvoir central tout seul, sauf quelques cas. La cooptation des fonctionnaires est une cooptation strictement éliminatoire. L’élimination faite une fois pour toutes, le non-éliminé rentre sous la prise du gouvernement, c’est-à-dire de la démocratie, c’est-à-dire de la politique et peuvent se produire et se produisent tous les abus que nous avons signalés plus haut. Mais il fallait cependant indiquer qu’il y a quelque chose au moins que l’on a inventé et que l’on conserve contre l’omnipotence de l’incompétent et qui ne lui permet pas d’être absolument souverain.
Seulement ce système prophylactique est assez mal organisé et il ne saurait être « approuvé » que « tourné d’autre façon », comme dit Boileau.
Les examens dans notre pays sont tous fondés sur un contre-sens, je veux dire sur la confusion entre le savoir et la compétence. Ils cherchent la compétence, très consciencieusement et ils croient la trouver dans le savoir, ce qui est une erreur. L’examen demande au candidat qu’il sache et le concours demande au candidat qu’il sache plus que les autres ; et c’est presque tout ce que demandent examens et concours. De là une des plaies les plus douloureuses de notre civilisation : la préparation aux examens.
La préparation aux examens est une ingurgitation de savoir, un entassement, un gavage, qui, d’abord, rend tout passif un homme peut-être bien doué, à l’âge qui est celui de l’activité intellectuelle la plus vive ; qui, ensuite, par l’effet du surmenage, dégoûte du travail intellectuel et y rend impuissant pour toute sa vie le patient ainsi traité pendant cinq, huit ou dix ans de sa jeunesse.
Je suis persuadé, si l’on me permet de parler de moi pour m’appuyer sur un exemple qui m’est bien connu, que si j’ai un peu travaillé de vingt-cinq à soixante-trois ans, c’est parce que je n’ai jamais réussi qu’à moitié, et je me flatte, dans les examens et concours. Très curieux de beaucoup de choses, je m’intéressais aux « matières du programme », mais à d’autres matières aussi et le programme était négligé. J’étais reçu ; j’étais refusé, plus souvent ; en définitive, j’ai atteint la vingt-sixième année, en retard sur mes contemporains, mais non surmené, non fourbu et point du tout dégoûté du travail intellectuel. Je reconnais que quelques-uns de mes camarades, qui n’ont jamais manqué un examen et qui les ont passés tous très brillamment, ont travaillé tout autant que moi jusqu’à la soixantaine mais ils sont extrêmement rares.
Chose curieuse, les résultats, non point désastreux sans doute, mais évidemment assez mauvais, de ce système examinatoire ne font pas qu’on l’abandonne, ce qui, du reste, serait excessif ; mais ils font qu’on l’aggrave et qu’on le complique. Les examens de droit, les concours d’agrégation de droit, les concours d’internat aux hôpitaux sont beaucoup plus « lourds » qu’autrefois, demandent un effort matériel beaucoup plus grand, sans demander et sans prouver une plus grande valeur intellectuelle. En vérité j’en viendrai à dire : les examens ne sont plus qu’une preuve de santé ; mais ils prouvent bien la santé ; autant au moins qu’ils la détruisent.
Un exemple que je connais bien. Il faut pour être professeur remarqué, professeur notable, de l’enseignement secondaire, être bachelier, licencié, agrégé, docteur. C’est déjà chose qui compte, Cela fait dix examens ou concours : deux pour le baccalauréat première partie, deux pour le baccalauréat seconde partie, deux pour la licence, deux pour l’agrégation, deux pour le doctorat. Or cela n’a point paru suffisant. On a remarqué qu’entre le baccalauréat seconde partie et la licence il y a normalement, deux ans ; qu’entre la licence et l’agrégation il y a normalement deux ans ; qu’entre l’agrégation et le doctorat il y a normalement trois ou quatre ans. Voyez-vous le péril ! Entre la licence et l’agrégation, sans aller plus loin pour le moment, le futur professeur a deux ans à lui. Et c’est-à-dire que pendant la première de ces deux années il travaille seul ! Il travaille librement, il se développe comme il l’entend, sans préoccupation d’examen au bout de ses douze mois, sans servitude de programme ! Cela fait frémir. Cela fait redouter que le jeune homme, ou se repose et souffle un peu, ou se developpe dans le sens de ses facultés personnelles ou de ses goûts personnels. La personnalité du candidat a une ouverture, un moment qui lui est laissé pour intervenir ! Il fallait empêcher cela.
On a créé un examen intermédiaire entre la licence et l’agrégation, examen, sans doute, qui porte sur un travail choisi par le candidat lui-même, il faut reconnaître cela ; mais examen qui porte sur un travail dont le sujet a dû être adopté par les professeurs, examen qui porte sur un travail pour lequel le candidat a dû consulter les professeurs, examen qui porte sur un travail auquel les professeurs ont dû plus ou moins collaborer, examen, en somme, qui a eu, sinon pour but, du moins pour effet d’empêcher, pendant une année périlleuse, la personnalité de l’élève de se chercher, de se trouver et de se produire.
Un examen par an pendant dix ans, c’est l’idée du professeur moderne à l’égard des professeurs en formation. Entre le baccalauréat seconde partie et la licence, comme il y a deux ans, on s’apercevra bientôt qu’il faut un examen à la fin de la première année et l’on créera le Certificat d’études intermédiaires-secondaires-supérieures. Entre l’agrégation et le doctorat, comme il y a quatre ans, on s’avisera bientôt qu’il faut trois examens, destinés à démêler et reconnaître où en est relativement à ses thèses le futur docteur et à l’aider à les faire et à l’empêcher de les faire tout seul : premier examen, dit de Bibliographie de la thèse de doctorat ; deuxième examen, dit de Méthodologie doctorale ; troisième examen dit de Préparation à la soutenance ; enfin doctorat lui-même.
De la sorte, ce qu’il fallait obtenir, d’abord le disciple aura, de dix-sept ans à vingt-sept ou trente ans, subi seize examens ou concours ; ensuite il n’aura jamais travaillé seul ; il aura toujours travaillé, à terme de douze mois, sur un programme, pour un examen, en vue de plaire à tel ou tel professeur, se modelant et se composant sur leurs vues, sur leurs conceptions, sur leurs idées générales, sur leurs manies, aidé par eux, porté par eux, se laissant porter par eux et ne sachant jamais et ne devant pas savoir, et ne voulant pas savoir, et en grand risque s’il savait, et s’habituant pour la vie à ne pas savoir, ce qu’il pense par lui-même, ce qu’il imagine par lui-même, ce qu’il cherche ou voudrait chercher par lui-même et ce qu’il pourrait bien être lui-même. Il s’occupera de cela après la trentaine.
Point de personnalité avant le moment où il est trop tard pour qu’elle apparaisse, telle est la maxime.
D’où vient cette fureur ? D’où vient cette examinomanie ? D’abord, comme bien vous pensez, c’est une simple dandinomanie. Dandin disait obstinément : « Je veux aller juger. » Le professeur d’un certain âge veut aller examiner. Il n’aime plus professer ; il aime toujours examiner. Cela est très naturel : professant, il est jugé ; examinant, il juge. On aime toujours mieux l’un que l’autre. Suer sous le harnais et se sentir examiné, apprécié, discuté, compulsé, un peu raillé par un auditoire d’étudiants et d’amateurs, ne laisse pas, à un certain âge, d’être pénible ; examiner, trôner dans la majesté de juge, n’avoir qu’à critiquer et n’avoir pas à produire, n’intervenir que quand le justiciable bronche et pour lui faire remarquer qu’il choppe ; il y a plus, tenir toute l’année l’étudiant sous la salutaire intimidation de l’examen si proche qu’il a à subir et de l’aide qu’il a à attendre et à solliciter de vous et du besoin où il est de ne pas vous déplaire ; tout cela est agréable et compense bien des ennuis du métier. L’examinomanie se compose moitié de la terreur d’être examiné, moitié de l’allégresse d’examiner les autres.
Il y a cela ; il y a autre chose. L’éclosion et le développement précoces de l’originalité, voilà ce que redoutent étrangement les examinomanes. Ils ont horreur de l’autodidacte. Ils ont horreur de celui qui croit penser par lui-même et qui cherche par lui-même à vingt-cinq ans. Ils veulent couver aussi longtemps que possible le jeune esprit et ne le laisser marcher de ses propres jambes que très tard et je permets au railleur de dire : quand ses jambes seront authentiquement atrophiées. — Ils n’ont pas tout le tort. L’autodidacte volontaire est le plus souvent un orgueilleux, un esprit vain, qui prend pour plaisir de penser par lui-même, la volupté de mépriser la pensée des autres. Mais il n’en est pas moins que c’est parmi les autodidactes que se trouvent les esprits vigoureux qui aborderont vaillamment le domaine de la connaissance et qui l’étendront. La question est donc de savoir s’il vaut mieux, en favorisant les mauvais autodidactes, ménager et conserver les bons, ou, en contrariant et contenant les mauvais autodidactes, tuer les bons. Je suis tout à fait pour le premier de ces deux partis. Il vaut mieux laisser aller, un peu, tout le monde, moyennant quoi les esprits faussement originaux s’égareront et il ne m’importe guère ; et les esprits véritablement originaux s’épanouiront et se déploieront dans leur force.
Mais ici — voyez comme l’esprit démocratique s’introduit partout — intervient la question numérique : « Dix fois plus nombreux, me dit-on, sont les faux originaux que nous sauvons d’eux-mêmes en les disciplinant que les vrais originaux à qui peut-être nous coupons les ailes. »
Je réponds qu’en choses intellectuelles les questions de chiffres ne comptent pas. Un esprit original étouffé est une perte qui n’est pas compensée par dix sots préservés d’être ultra-sots. Un esprit original laissé libre de l’être vaut mieux que dix sots à moitié contenus et réprimés.
Nietzsche dit très bien : « L’éducation moderne consiste à étouffer l’exception en faveur de la règle ; … elle consiste à diriger les esprits loin de l’exception du côté de la moyenne. » Elle a tort. Je ne dis pas qu’elle devrait faire le contraire. Oh ! non ! Loin de là ! Son office n’est pas de solliciter l’exceptionnel et de l’aider à naître. Il naît tout seul et il n’a pas besoin d’être flatté. Mais son office n’est pas non plus d’avoir la terreur de l’exceptionnel et de prendre tous les moyens possibles, même en vérité les plus barbares ou les plus fastidieux, pour l’empêcher, aussi longtemps que possible, de se produire.
L’éducation doit tirer de la médiocrité tout ce qu’elle peut, respecter l’originalité autant qu’il se peut, pousser la médiocrité à l’originalité, jamais ; ramener l’originalité à la médiocrité, jamais.
Comment tout cela ? Par une intervention discrète toujours ; par la non intervention quelquefois.
Elle est en ce moment extrêmement loin de la non-intervention et même de l’intervention discrète.
Et c’est ainsi que ce qu’on a inventé pour sauver la compétence contribue sensiblement à faire triompher son contraire. Ces victimes de l’examen sont des compétents comme savoir, comme instruction, comme technique. Ils sont incompétents en tant que valeur intellectuelle, — souvent même, quoique moins et moins souvent, — en tant que valeur morale.
En tant que valeur intellectuelle ils n’ont, très souvent, aucune initiative cérébrale. La leur a été repoussée, cachée, aplatie. Si elle a existé elle n’existe plus. Ils ne sont plus, pour toute leur vie, que des instruments. On leur a appris beaucoup de choses ; mais surtout l’obéissance intellectuelle. Ils continuent d’obéir intellectuellement, leur cerveau est un rouage bien fait, une courroie de transmission bien fabriquée et bien installée. « La différence entre le roman et le drame, disait Brunetière, c’est que dans le drame le personnage agit et que dans le roman il est agi. » Je ne sais pas si c’est vrai ; mais du fonctionnaire on peut dire que, le plus souvent, il ne pense pas ; il est pensé.
Ils sont incompétents encore, quoique moins et moins souvent, en tant que valeur morale. Par l’exercice de l’obéissance intellectuelle on les a habitués à l’obéissance morale et ils sont, pour la plupart, peu entraînés à l’indépendance. Et voyez comme tout s’accorde bien, trop bien. Cette cooptation éliminatoire, dont j’ai parlé, des fonctionnaires, elle s’arrête, comme j’ai dit, à l’entrée en fonctions. A partir de ce moment c’est uniquement du gouvernement que dépendra le fonctionnaire ; or c’est à une dépendance absolue à l’égard de qui le dirige que le fonctionnaire aura été préparé pendant dix ans par son éducation. C’est bien ; c’est un peu trop bien. Il serait bon que l’éducation du fonctionnaire lui eût laissé, avec un peu d’originalité d’intelligence, un peu, aussi, d’originalité de caractère.
On a cherché, très consciencieusement aussi et même avec une très belle ardeur, un autre remède aux défauts de la démocratie, un autre remède à son incompétence. On a dit : « La foule est incompétente ; soit, il faut l’éclairer. L’enseignement primaire largement répandu est la solution de toutes les difficultés, est la solution même de toutes les questions. »
Les aristocrates se divertirent un peu là-dessus : « Comment donc, s’écrièrent-ils et quelle est cette contradiction ? Vous êtes démocrates et c’est-à-dire que vous attribuez l’excellence politique, la « vertu politique », comme nous disions autrefois, à la foule, c’est-à-dire à l’ignorance. Pourquoi donc voulez-vous éclairer la foule, c’est-à-dire lui faire perdre la vertu qui fait selon vous son excellence ? » — Les démocrates répondirent que la foule était déjà très préférable aux aristocrates telle qu’elle était et qu’elle le serait plus encore quand elle aurait de l’instruction. On résout les contradictions par des a fortiori.
Tant y a que les démocrates s’attelèrent vigoureusement à l’œuvre de l’instruction du peuple. Le résultat est d’abord que le peuple est beaucoup plus instruit qu’autrefois et je suis de ceux qui estiment que ce résultat est excellent. Mais le résultat est ensuite que le peuple est saturé d’idées fausses et ceci est moins réjouissant.
Les républiques anciennes ont connu les démagogues, c’est-à-dire les orateurs qui poussent à l’extrême tous les défauts du peuple en les parant de beaux noms et en le flattant lui-même. La grande démocratie moderne a ses démagogues, ce sont les instituteurs. Ils sortent du peuple, sont fiers de lui appartenir, de quoi l’on ne peut pas les blâmer, ont pour tout ce qui n’est pas le peuple une certaine défiance, sont d’autant plus peuple qu’ils sont intellectuellement les premiers dans le peuple et ailleurs en rang secondaire ; et ce qu’on aime le plus ce n’est pas le groupe dont on est, mais le groupe dont on est le chef. Ils sont donc profondément démocrates.
Jusque-là rien que d’acceptable. Mais ils le sont étroitement, parce qu’ils n’ont qu’une demi-instruction, ou plutôt, — car qui a une instruction complète ou même une grande instruction ? — parce qu’ils n’ont qu’une instruction rudimentaire. Or l’instruction rudimentaire rend peut-être capable d’avoir une idée, mais surtout rend incapable d’en avoir deux. L’homme d’instruction rudimentaire est toujours l’homme d’une idée unique et d’une idée fixe. Il doute peu. Le savant doute souvent, l’ignorant rarement, le fou jamais. L’homme à idée unique est à peu près imperméable à tout raisonnement qui est étranger à cette idée. Un auteur indien disait : « Tu peux convaincre le docte ; tu peux convaincre, plus difficilement, l’ignorant ; le demi-savant jamais. »
On ne convainc pas l’instituteur. On le confirme dans sa conviction en y adhérant ; encore plus en la discutant. Il est prisonnier de sa doctrine. Il ne la possède pas toujours très bien ; mais il est possédé par elle. Il l’aime de toute son âme comme un prêtre sa religion, parce qu’elle est la vérité, parce qu’elle est belle, parce qu’elle a été persécutée et parce qu’elle doit sauver le monde. Il n’est pas fâché qu’elle triomphe ; mais il serait heureux de se sacrifier pour elle.
Il est démocrate convaincu et démocrate sentimental. Sa conviction fonde solidement son sentiment et son sentiment échauffe merveilleusement sa conviction. Sa conviction le fait invincible à l’objection, son sentiment le fait hostile à l’adversaire. Pour lui, l’homme qui n’est pas démocrate a tort et de plus il lui est odieux. Il y a entre lui et l’aristocrate la distance de la vérité à l’erreur et la distance plus grande du bien au mal, de l’honnête au déshonnête. L’instituteur est l’homme lige mystique de la démocratie.
Or, comme il est l’homme d’une seule idée, il est simpliste et comme il est simpliste il est logique direct et logique à toute outrance, tout droit et jusqu’au bout. Une idée qui n’est pas contrariée par quelques autres et qui ne veut être contrariée par aucune va devant elle avec un élan qu’elle ne réprime pas et que rien ne réprime et ses chemins sont courts. Donc l’instituteur pousse jusqu’à leur point d’aboutissement naturel et logique toutes les idées démocratiques.
Il développe, en pleine « raison raisonnante », tout ce qu’elles contiennent et il lui paraît non seulement naturel, mais salutaire de donner leur dernier développement comme le but et toutes leurs conséquences comme des résultats. Tout ce dont le principe est bon est bon lui-même et il n’y a que Montesquieu pour croire qu’une institution bonne peut périr par l’excès de son principe.
En conséquence l’instituteur déduit les suites logiques des deux principes démocratiques : souveraineté nationale, égalité ; il les déduit rigoureusement et il arrive aux conclusions suivantes.
Le peuple seul est souverain. Donc il peut y avoir des libertés individuelles et des libertés d’association ; mais il ne doit y avoir que les libertés individuelles et les libertés d’association que le peuple permet. Les libertés ne peuvent être et ne doivent être que des tolérances. L’individu peut penser à sa guise, parler à sa façon, écrire à sa manière, agir à son gré ; mais en tant seulement que le peuple le lui permettra ; car s’il le pouvait, soit absolument, soit même limitativement, mais dans des limites qui seraient fixées par un autre pouvoir que celui du peuple, c’est lui qui serait souverain ou c’est le pouvoir qui aurait fixé ces limites qui serait souverain et ce ne serait pas le peuple et il n’y aurait plus, il n’y aurait pas de souveraineté nationale.
Cela revient à dire très simplement que la liberté est le droit de faire tout ce qu’on veut dans les limites de la loi. Et qui fait la loi ? c’est le peuple. La liberté est donc le droit de faire tout ce que le peuple permet qu’on fasse. Rien de plus. Au delà c’est la souveraineté de l’individu qui commence et la souveraineté du peuple qui disparaît.
— Mais avoir la liberté de faire tout ce que le peuple permet qu’on fasse et strictement ce que le peuple permet qu’on fasse, c’est être libre comme sous Louis XIV ; c’est n’être pas libre du tout.
— Soit. Il n’y aura pas de liberté si la loi ne permet pas qu’il y en ait. Voulez-vous être libre contre la loi ?
— Mais la loi peut être tyrannique ; elle est tyrannique si elle est injuste.
— La loi a le droit d’être injuste ; ou la souveraineté du peuple serait limitée ; elle ne doit pas l’être.
— Des lois fondamentales, constitutionnelles, pourraient limiter cette souveraineté du peuple pour garantir telles et telles libertés de l’individu.
— Et le peuple serait lié ! Et la souveraineté du peuple serait supprimée. Le peuple ne peut pas être lié. La souveraineté du peuple doit être intégrale et elle doit être intangible.
— Donc point de libertés individuelles ?
— Celles que le peuple tolérera.
— Point de libertés d’association ?
— Moins encore ; car une association est une limitation, par elle-même, de la souveraineté nationale. Elle a ses lois à elle, ce qui, au point de vue démocratique, est un contre-sens, une absurdité et une monstruosité. L’association limite la souveraineté nationale comme ferait une ville libre, une place de sûreté ; elle limite la nation, la refoule, l’arrête à une porte. C’est un État dans l’État ; où il y a association, il y a autre chose d’organisé que le grand organisme populaire. C’est comme un animal qui vivrait d’une façon indépendante dans un animal plus grand et qui vivrait indépendamment de lui, en vivant de lui. Il ne peut y avoir qu’une association, l’association nationale, ou la souveraineté nationale est bornée, c’est-à-dire détruite. Aucune liberté d’association ne peut exister.
Existeront les associations que le peuple tolèrera, toujours révocables, toujours pouvant être dissoutes et détruites par lui ; ou ce serait la souveraineté nationale abdiquant et elle ne peut jamais abdiquer.
— Il existe au moins une association sacrée en quelque sorte et devant laquelle la souveraineté populaire s’arrête ; c’est la famille. Le père est chef de ses enfants et les élève et les dirige comme il l’entend jusqu’à ce qu’ils soient des hommes.
— Mais non ! Voilà encore une limitation de la souveraineté nationale. L’enfant n’appartient pas au père. S’il lui appartenait, au seuil de chaque maison la souveraineté nationale s’arrêterait et ce serait précisément qu’elle n’existerait nulle part. L’enfant, comme l’homme, appartient au peuple. Il lui appartient en ce sens qu’il ne doit pas faire partie d’une association qui penserait autrement que le peuple, peut-être contrairement à la pensée du peuple. Il y aurait même un péril à laisser un futur citoyen pendant vingt ans en dehors de la pensée nationale, c’est-à-dire en dehors de la communauté. Figurez-vous cinq ou six abeilles élevées à part et en dehors des lois, des règles, de la constitution de la ruche ; et figurez-vous que de ces groupes d’abeilles il y en eût des centaines dans la ruche. Ce serait la ruche détruite.
La souveraineté du peuple doit pénétrer surtout dans la famille, doit nier surtout la liberté de l’association familiale, doit détruire surtout l’association familiale. Elle doit laisser aux parents la liberté d’embrasser leurs enfants ; rien de plus ; le droit de les élever dans des idées peut-être contraires à celles de leurs parents appartient au peuple, qui, là autant qu’ailleurs, peut-être plus qu’ailleurs, parce que l’intérêt est plus grand, doit être souverain absolu.
Voilà ce que l’instituteur, avec une logique qui me semble inattaquable, déduit du principe de la souveraineté nationale.
Du principe de l’égalité il déduit ceci : « Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi. » C’est-à-dire que, pour qu’il y eût justice, tous les hommes devraient être égaux par la nature ; et que, pour qu’il y ait justice, tous les hommes doivent être égaux devant la loi.
Or ils ne sont pas égaux devant la loi et ils ne sont pas égaux par la nature. Donc il faut qu’ils le deviennent.
Ils ne sont pas égaux devant la loi. Ils ont l’air de l’être, ils ne le sont pas. L’homme riche, même en supposant parfaitement et strictement intègres les magistrats chargés de rendre la justice, par ce seul fait qu’il peut rémunérer largement avoués, avocats et témoins, par ce seul fait qu’il intimide par sa puissance tous ceux qui pourraient déposer contre lui, n’est point du tout l’égal du pauvre devant la loi.
Encore moins l’est-il devant la société, c’est-à-dire devant l’ensemble des forces sociales constituées. A cet égard il sera « l’homme influent », « l’homme à relations », l’homme de qui personne ne dépend, mais que personne n’aime à contrecarrer, à contrarier, à contreminer ni à contredire. Il y a entre l’homme riche et l’homme pauvre, si égaux que l’on prétende qu’ils soient devant la loi, la différence de celui qui commande à celui qui est forcé d’obéir. L’égalité réelle, dans la société, devant la société et même devant la loi, n’existera que s’il n’y a ni riches ni pauvres.
Or, il y aura toujours des riches et des pauvres tant que l’héritage existera. Abolition de l’héritage.
Mais l’héritage aboli, il y aura encore des riches et des pauvres. L’homme qui aura rapidement fait sa fortune sera homme puissant relativement à celui qui ne l’aura pas faite, et, remarquez-le, bien que nous ayons aboli l’héritage, le fils de l’homme puissant, pendant toute la vie de son père, sera puissant lui-même, si bien que, quoique nous ayons aboli l’héritage, un privilège, même de naissance, existe encore et l’égalité n’existe pas.
Il n’y a qu’un moyen pour qu’elle existe, c’est que personne ne possède et que personne ne puisse acquérir. Le seul régime social aménagé pour que personne ne puisse posséder et pour que personne ne puisse acquérir, c’est le régime communautaire, c’est le communisme, c’est le collectivisme. Le collectivisme ce n’est rien de très extraordinaire ; le collectivisme c’est l’égalité ; et l’égalité c’est le collectivisme ou ce n’est qu’un fantôme d’égalité et une hypocrisie d’égalité. Quiconque est égalitaire convaincu et sincère et qui a réfléchi est forcé d’être collectiviste. Bonald disait très spirituellement : « Savez-vous ce que c’est qu’un déiste ? C’est un homme qui n’a pas vécu assez longtemps pour être athée. » Nous disons, nous : « Savez-vous ce que c’est qu’un démocrate anticollectiviste ? C’est un homme qui n’a pas vécu assez longtemps pour être collectiviste, ou qui a vécu longtemps sans réfléchir et sans voir ce qu’il y avait dans ses idées. »
— Mais le collectivisme est une chimère ; il est une utopie, il est impossible. — Certainement il est impossible en ce sens que dans le pays qui l’adopterait le ressort d’action serait brisé. Personne ne ferait d’effort pour améliorer sa situation qui ne pourrait jamais être améliorée. Le pays serait tout entier une de ces « mares stagnantes » dont a parlé un ministre contemporain. Tout le monde étant fonctionnaire, tout le monde réaliserait l’idéal du fonctionnaire ainsi défini par les Goncourt : « Le bon fonctionnaire, j’entends celui qui unit la paresse à l’exactitude », ce qui est une définition définitive. Et ainsi constitué le pays serait conquis au bout de dix ans par un peuple voisin plus ou moins ambitieux.
Cela est certain ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Que le collectivisme n’est impossible que parce qu’il n’est possible qu’établi dans tous les pays à la fois. Eh bien, pour qu’il soit établi dans tous les pays à la fois, il ne faut qu’une chose, c’est qu’il n’y ait plus de pays distincts, c’est qu’il n’y ait plus de patries. Il ne faut certes pas établir le collectivisme avant l’abolition des patries, puisque, ainsi établi, il ne servirait à rien qu’à constituer la supériorité des patries qui ne l’auraient pas adopté ; il faut, sériant les questions, d’abord abolir les patries, pour pouvoir ainsi établir le collectivisme.
Aussi bien, si les nations s’organisent naturellement contre nature, si, instinctivement, elles s’organisent d’une manière hiérarchique, c’est-à-dire aristocratique ; si elles ont des chefs et des subordonnés, des puissants et des inférieurs ; c’est qu’il faut cela dans un camp et que chacune sent qu’elle est un camp. Si chacune sent qu’elle est un camp, c’est tout simplement qu’il y en a d’autres et qu’elle sent et qu’elle sait qu’il y en a d’autres. Qu’il n’y en ait plus d’autres et elle s’organisera, non plus contre nature, mais naturellement, c’est-à-dire égalitairement, la nature n’étant pas égalitaire, peut-être, mais tendant à l’égalité en ce sens qu’elle crée beaucoup plus, infiniment plus d’égaux que de supérieurs.
Ainsi l’égalité exige l’abolition de l’héritage et l’égalité des biens ; l’égalité des biens nécessite le collectivisme et le collectivisme postule l’abolition des patries. Nous sommes égalitaires, donc collectivistes et par conséquent anti-patriotes.
Ainsi raisonnent avec une logique absolue, à mon avis irréfutable, avec cette logique qui ne tient pas compte des faits et qui ne tient compte que de son principe et que d’elle-même, la plupart des instituteurs. Ainsi raisonneront-ils tous demain, s’ils continuent, comme il est probable qu’ils continueront, à être de très bons dialecticiens.
Quant à remonter et à se dire que, si la souveraineté nationale et l’égalité mènent logiquement et impérieusement à ces conclusions, c’est peut-être que la souveraineté nationale et l’égalité sont des idées fausses et que c’est ce qui prouve qu’elles sont en effet des idées fausses ; il n’est pas très probable que telles seront leurs démarches, parce que la souveraineté populaire et l’égalité, en même temps qu’elles sont des idées générales, sont des sentiments.
Ce sont des sentiments devenus idées, comme, sans doute, toutes les idées générales ; et ce sont des sentiments très forts. La souveraineté populaire est la vérité pour celui qui y croit, parce qu’elle doit être vraie, parce qu’elle est une chose aussi majestueuse pour lui que César dans toute sa pompe pour le romain ancien et que Louis XIV dans toute sa gloire pour l’homme du XVIIe siècle.
L’égalité est la vérité pour celui qui y croit parce qu’elle doit être vraie, parce qu’elle est la justice et parce qu’il serait infâme que la justice ne fût pas la vérité. Pour le démocrate le monde monte peu à peu, depuis qu’il existe, vers la souveraineté du peuple et l’égalité, celle-ci contenant celle-là et celle-là destinée à fonder celle-ci et ayant pour mission de la fonder, et l’une et l’autre c’est la civilisation elle-même et l’une et l’autre non atteintes ou refoulées c’est la barbarie.
Donc ce sont des dogmes. Un dogme est un sentiment puissant qui a trouvé sa formule. De ces deux dogmes tout ce qu’on tire sans faute de logique est vérité, que c’est un droit et un devoir de répandre.
Ajoutez à cela que l’instituteur est poussé dans le même sens par des sentiments moins généraux ; mais qui ont leur force eux-mêmes. Il est placé dans une commune en face d’un prêtre, seul personnage, le plus souvent, qui soit comme lui, dans cet endroit, un homme un peu instruit. Rivalité, lutte d’influence. Or le prêtre, par suite de contingences historiques, est un partisan plus ou moins chaud, de la monarchie quelquefois, de l’aristocratie presque toujours. Il fait partie d’un corps qui a été un ordre de l’État ; il est persuadé que sa corporation est un ordre de l’État encore, malgré tout. Si le régime est concordataire, le régime reconnaît sa corporation comme corps de l’État puisqu’elle la traite sur le même pied que la magistrature ou l’armée. Si le régime est celui de la séparation de l’État et de l’Église sa corporation lui paraît encore plus être un ordre de l’État, puisque, solidement organisée et dépassant même les frontières, elle forme un personnage collectif qui, non sans péril, mais aussi non sans quelque succès, entre souvent en conflit avec l’État lui-même.
Comme faisant partie d’une puissance historique qui est distincte de la puissance nationale et qui n’est pas une délégation de la puissance nationale, le prêtre ne peut pas manquer d’avoir, plus ou moins, plus ou moins distinctement et consciemment, une mentalité aristocratique.
L’instituteur, son rival, s’est rejeté d’autant plus du côté des principes démocratiques et il les embrasse avec une ferveur où il entre autant de jalousie que de conviction. C’est lui surtout, plus qu’un philosophe du XVIIIe siècle, parce qu’il a un plus grand intérêt, d’animadversion et d’animosité, à le croire, qui croit que tout ce que le prêtre enseigne est invention pure d’oppresseurs ingénieux qui ont voulu brider et enchaîner le peuple, pour fonder à jamais leur domination ; et de là son ostentation d’idées philosophiques renouvelées de Diderot et d’Holbach. Il est presque invraisemblable que, pour l’instituteur, le prêtre ne soit pas un scélérat.
« L’athéisme est aristocratique », disait Robespierre se souvenant de Rousseau. L’athéisme est démocratique, disent les instituteurs modernes. D’où vient cette différence de jugement ? De ce que le libertinage était à la mode au XVIIIe siècle chez les grands seigneurs et la croyance en Dieu unanime dans le peuple. De ce que les prêtres, de nos jours, pour les raisons que j’ai dites et par souvenir des persécutions subies par leur Église aux temps des premiers triomphes de la démocratie, sont restés aristocrates ou le sont devenus plus qu’ils ne l’avaient jamais été. L’athéisme est donc devenu démocratique comme arme contre des déistes qui sont généralement aristocrates.
Il s’allie du reste assez bien, quoi que Robespierre en ait pu croire, avec les sentiments généraux de la basse démagogie. N’être lié par rien, n’être limité par rien dans sa souveraine puissance, voilà l’idée maîtresse du peuple ; ou plutôt que le peuple ne soit lié par rien, ne soit limité par rien dans sa puissance souveraine, voilà l’idée maîtresse du démocrate. Or Dieu est une limite, Dieu est un lien. De même que le démocrate n’admet pas une constitution séculaire que le peuple ne puisse pas détruire et qui lui interdise de faire des lois mauvaises ; de même que le démocrate n’admet pas, pour prendre la terminologie d’Aristote, le gouvernement des lois, le gouvernement d’une législation ancienne, arrêtant le peuple et le contenant dans sa fabrication quotidienne de décrets ; tout de même le démocrate n’admet pas un Dieu qui a ses commandements, qui a sa législation, antérieure et supérieure à toutes les lois et à tous les décrets et qui fait limite aux velléités législatrices du peuple, à son omnipotence capricieuse, en un mot à la souveraineté du peuple.
Après Sedan on demandait à Bismarck : « Maintenant que Napoléon est tombé, à qui faites-vous la guerre ? » Il répondit : « A Louis XIV. » Le démocrate, interrogé sur son athéisme, pourrait répondre : « Je fais la guerre à Moïse. »
De là l’athéisme des démocrates, de là l’athéisme des instituteurs. De là la formule « ni Dieu ni maître », qui pour l’anarchiste ne demande aucune correction ni supplément ; qui pour le démocrate, doit être modifiée ainsi : « Ni Dieu ni maître, que le peuple. »
A la fin d’un de ses grands discours politiques de 1849 ou 1850, Victor Hugo disait : « … et il n’y aura plus que deux puissances : le peuple et Dieu. » Le démocrate moderne croit savoir que, s’il y a un Dieu, la souveraineté du peuple est atteinte, s’il y croit.
Et enfin l’instituteur est confirmé dans ses sentiments démocratiques, dans tous ses sentiments démocratiques par la situation politique qu’on lui a faite en France. C’est une chose étrange, c’est une anomalie déconcertante, que les gouvernements du XIXe siècle (surtout, il faut lui rendre cette justice, le gouvernement actuel) ont très grandement respecté la liberté des professeurs de l’enseignement supérieur et de l’enseignement secondaire et n’ont point respecté le moins du monde la liberté des professeurs du peuple. Le professeur de l’enseignement supérieur, surtout depuis 1870, peut enseigner exactement tout ce qu’il veut, sauf l’immoralité et le mépris de la patrie et des lois. Il peut même discuter les lois, à la seule condition de poser en principe qu’il faut leur obéir tant qu’elles ne sont pas abrogées. La liberté de ses opinions politiques, sociales et religieuses est complète. Elle n’est entravée, quelquefois, que par les manifestations de ses étudiants. Le professeur de l’enseignement secondaire jouit d’une liberté à très peu près égale. Il n’est assujetti, et encore d’une façon très latitudinaire, qu’à un programme d’études. Sur l’esprit dans lequel il s’y meut il n’est quasi jamais inquiété. On lui fait confiance.
D’autre part, il n’est peut-être jamais venu à l’idée d’aucun gouvernement de demander des comptes au professeur de l’enseignement supérieur ou de l’enseignement secondaire sur la façon dont il vote aux élections politiques ; encore moins de le prier de faire de la propagande en faveur des candidats agréables au gouvernement.
Quand on passe de l’enseignement secondaire à l’enseignement, on voit tout changer. D’abord l’instituteur n’est pas nommé par ses chefs naturels, par le recteur ou le ministre de l’instruction publique, il est nommé par le préfet, c’est-à-dire par le ministre de l’Intérieur, c’est-à-dire par le chef politique du gouvernement. En d’autres termes cette nomination des fonctionnaires par le peuple, de quoi nous avons parlé plus haut, elle a lieu ici avec un intermédiaire de moins. C’est éminemment le ministre de l’Intérieur qui représente la volonté politique nationale à telle date. Et c’est le ministre de l’Intérieur qui, par ses préfets, nomme les instituteurs. C’est donc la volonté politique nationale qui choisit les instituteurs. Impossible de mieux leur dire, et voilà qui est bien, car il faut prévenir les gens, qu’ils sont choisis au point de vue politique et qu’ils doivent se considérer comme des agents politiques.
Et en effet ils ne sont pas autre chose ou plutôt ils sont autre chose ; mais ils sont surtout cela. Comme ils dépendent des préfets et que les préfets dépendent beaucoup des députés, ce ne sont pas les députés qui les nomment, mais ce sont les députés qui les font déplacer, qui les font avancer, qui les font disgrâcier, qui, par des déplacements multiples, peuvent les réduire à la famine, etc. Oh ! Comme, étant donnée la situation difficile et scabreuse où les met la main d’où part leur nomination, il leur faudrait au moins la garantie très relative et l’assurance, très faible du reste, mais enfin au moins cela, de l’inamovibilité ! Ils ne l’ont pas. Les professeurs de l’enseignement supérieur l’ont, qui n’en ont pas besoin ; les professeurs de l’enseignement secondaire l’ont, de fait, à très peu près ; l’instituteur ne l’a pas.
Il est donc livré aux politiciens, qui en font un agent électoral, qui comptent sur lui comme tel et qui lui pardonnent peu s’ils ont en vain compté sur lui.
Il en résulte que la plupart des instituteurs sont démagogues parce qu’ils veulent l’être et avec un entrain et une fougue admirables ; et que ceux qui ne tiendraient pas à être démagogues sont démagogues sans le vouloir ; mais parce qu’il faut qu’ils le soient.
D’autant plus, car ainsi vont les choses, que ceux qui n’auraient aucunes dispositions à l’être le deviennent. « Il n’y a pas de mercenaires dans la mêlée », disait Augier. Jetés, même quelquefois malgré eux, dans la bataille, forcés au moins de paraître s’y mêler, ils reçoivent des coups et, dès qu’ils en ont reçu, ils sont attachés à la cause pour laquelle et au nom de laquelle ils les reçoivent. On finit toujours par avoir les opinions qu’on vous attribue et, tenu pour démagogue dès qu’il arrive dans son village, le jeune instituteur, forcé de ne pas dire le contraire et mal reçu comme tel par le parti adverse, est démagogue avec un commencement de conviction l’année suivante.
Ainsi la démocratie ne reçoit que les enseignements qui la confirment et qui la renfoncent dans ses défauts.
Elle aurait besoin de ne pas se croire toute puissante, d’avoir des scrupules sur sa toute puissance et de croire que cette toute puissance doit avoir certaines limites ; on lui enseigne sans réserve le dogme de la souveraineté populaire sans limite.
Elle aurait besoin de croire un peu que l’égalité est tellement contre nature qu’on ne peut pas corriger la nature jusqu’à établir « l’égalité réelle » entre les hommes et que le peuple qui l’aurait établie, ce qui est possible, subirait le sort des êtres qui voudraient vivre exactement à contrepied des lois naturelles ; on lui enseigne, ce qui est vrai, du reste, que l’égalité n’existe pas si elle n’est pas complète, si elle n’est pas intégrale et qu’elle doit s’appliquer aux fortunes, aux situations sociales, aux intelligences, aux tailles et statures peut-être et faire tout pour que le nivellement absolu soit réalisé.
Elle aurait besoin, puisqu’il est bien naturel qu’on ait peu de goût pour les lourdes charges, qu’on renforçât en elle le sentiment patriotique ; on lui enseigne que le service militaire est un legs douloureux d’un passé odieux et barbare et doit disparaître avant peu aux rayons de la civilisation pacifique.
En un mot, pour parler comme Aristote, on lui verse la démocratie toute pure comme les démagogues faisaient aux Athéniens ; et où devrait être le remède, de là part l’intoxication.
Ce même Aristote a un mot spirituel et profond sur l’égalité : « C’est dans les passions qu’il faut établir l’égalité plutôt que dans les fortunes. » Et il ajoute : « Et cette égalité ne peut être que le fruit de l’éducation donnée par les lois. » C’est bien cela. L’éducation ne devrait tendre qu’à un but : ramener les passions à l’égalité, à l’équanimité, à un certain équilibre de l’âme. Il se trouve que l’éducation donnée à la démocratie moderne ne va pas tout à fait dans ce sens mais va tout à fait dans le sens contraire.