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Le culte de l'incompétence

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III
REFUGES DE LA COMPÉTENCE

La compétence ainsi éliminée de toutes les fonctions publiques nationales se réfugiera-t-elle quelque part ? Oui bien ; dans les métiers privés, et dans les métiers que rémunèrent les associations. Un avocat, un avoué, un médecin, un industriel, un commerçant, un écrivain, n’est pas rémunéré par l’État ; un ingénieur, un mécanicien, un homme d’équipe des compagnies de chemins de fer n’est pas rémunéré par l’État ; et les uns et les autres, loin que leur compétence leur soit un obstacle ou puisse leur en être un, n’ont précisément à compter que sur elle. Il est bien évident que ce n’est pas au point de vue des opinions politiques que se placera le plaideur pour faire plaider sa cause ni le malade pour se faire soigner ; bien évident aussi qu’une compagnie de chemins de fer, pour prendre un ingénieur, ne s’occupera aucunement de la conformité de son esprit à la mentalité générale du peuple, mais uniquement de son intelligence et de son savoir.

C’est pour cela, du moins c’est en partie pour cela, que la démocratie cherche à nationaliser toutes les fonctions et du reste à nationaliser tout. Elle cherche à nationaliser toutes les fonctions. Par exemple elle nationalisera partiellement le médecin en créant des fonctions de médecin d’hospice, de médecin d’école, de médecin de lycée, etc. Elle nationalisera partiellement l’avocat, comme professeur de droit rémunéré par l’État, etc.

Elle tient du reste quelque peu déjà tous ces gens-là par ceci qu’il n’y en a guère qui n’aient des parents fonctionnaires et qu’ils doivent, pour ne pas nuire à ceux-ci, ne point prendre d’attitude hostile aux opinions de la majorité des citoyens ; mais elle cherche à les tenir encore davantage en multipliant les occasions et les moyens de les nationaliser et socialiser.

Enfin elle tend à détruire les grandes associations et à absorber leurs œuvres. Racheter les chemins de fer d’une grande compagnie, par exemple, c’est d’abord les exploiter, de quoi on espère toujours que l’État retirera un bénéfice ; c’est surtout supprimer toute une population de fonctionnaires et employés de cette compagnie qui n’étaient pas forcés de plaire à l’État, au gouvernement, à la majorité des citoyens, qui n’avaient pas d’autre souci et d’autre devoir que d’être bons fonctionnaires ; et la remplacer, même les individus restant les mêmes, par une population de fonctionnaires de l’État tenus avant tout d’être dociles et bien pensants.

A l’état extrême et à l’état complet de ce régime, c’est-à-dire en régime socialiste, il n’y aurait que des fonctionnaires.

— Et par conséquent, disent les théoriciens socialistes, tous les prétendus inconvénients que vous signalez seraient évités. L’État, la démocratie, le parti dominant, comme vous voudrez l’appeler, n’aurait pas à choisir ses fonctionnaires en raison, comme vous dites qu’il le fait, de leur docilité et de leur incompétence, puisque tous les citoyens seraient fonctionnaires. Et disparaîtrait ainsi cette dualité sociale qui consiste en ce qu’une population vit de l’État, tandis qu’une autre vit par elle-même et se targue d’être bien supérieure à l’autre, pour les raisons que vous avez déduites, en caractère, en intelligence et en compétence. La solution est là.

— Je doute que la solution soit là, parce qu’en régime socialiste le régime électoral subsiste et par conséquent les partis subsistent. Les citoyens nomment les législateurs, les législateurs nomment le gouvernement, le gouvernement nomme les chefs du travail et les répartiteurs des subsistances. Les partis subsistent, c’est-à-dire des groupements d’intérêt, chaque groupement voulant avoir pour soi les législateurs et le gouvernement pour qu’on tire de lui les chefs du travail et les répartiteurs des subsistances, aristocrates de ce régime-ci, et pour qu’aux membres de ce groupement les chefs du travail et les répartiteurs des subsistances fassent le travail plus doux et la provende plus large.

Sauf que la richesse a été supprimée et que ce qui pouvait rester de liberté a été supprimé, rien n’est changé, et tous les inconvénients que j’ai énumérés plus haut subsistent. La solution n’est pas trouvée.

Pour qu’elle le fût, il faudrait que le gouvernement socialiste ne fût pas électif ; il faudrait qu’il fût de droit divin, comme était celui des Jésuites au Paraguay ; il faudrait qu’il fût despotique, non seulement dans son action, mais dans son origine ; il faudrait qu’il fût la royauté. Un roi intelligent n’a aucun intérêt à choisir ses fonctionnaires parmi les incompétents et son intérêt est même de faire exactement le contraire. On me dira qu’il est extrêmement rare et qu’il est anormal qu’un roi soit intelligent, ce que je ne me ferai pas prier pour reconnaître. Le roi, sauf exception très rare et que l’histoire enregistre avec stupéfaction, a exactement les mêmes raisons que le peuple d’avoir des favoris qui ne l’éclipsent pas et qui ne le contrarient pas et par conséquent qui ne soient les meilleurs parmi les citoyens ni comme intelligence ni comme caractère. Le régime socialiste électif et le régime socialiste dictatorial offrent donc les mêmes inconvénients que la démocratie telle que nous la connaissons.

Au fond, du reste, le glissement, si je puis ainsi parler, de la démocratie vers le socialisme n’est pas autre chose qu’une régression vers le despotisme. Si le régime socialiste s’établissait, il serait électif d’abord ; et tout régime électif supposant, comportant et nécessitant des partis, ce serait le parti dominant qui élirait les législateurs, qui par conséquent constituerait le gouvernement et qui de ce gouvernement tirerait, parce qu’il les exigerait, toutes les faveurs. Exploitation du pays par la majorité, comme en tout pays à gouvernement électif.

Mais le gouvernement socialiste étant surtout une oligarchie de chefs du travail et de distributeurs des subsistances et une oligarchie très dure, n’ayant sous elle que des êtres sans défense, égaux dans l’indigence et nivelés dans la misère ; étant du reste une oligarchie difficile à remplacer, tant l’administration extrêmement compliquée qu’elle aurait en mains exigerait qu’elle restât en place sans variation brusque ; étant donc une oligarchie inamovible ; se concentrerait très vite autour d’un chef et supprimerait ou mettrait au second plan et au second rang la représentation nationale et ses électeurs.

Ce serait quelque chose d’analogue au premier Empire en France. Sous le premier Empire la caste des guerriers prédomine, domine, éclipse et écrase tout, parce qu’on a d’elle un besoin constant, que du reste elle fait renaître quand il cesse et elle se serre autour d’un chef qui lui donne l’unité et la force d’unité.

En régime socialiste — plus lentement, au bout d’une génération — les chefs du travail et les distributeurs des subsistances, janissaires pacifiques, formeraient une caste, très liée, très cohérente, très contractée, dont on ne pourrait pas se passer, tandis qu’on peut toujours se passer de législateurs, un Conseil d’État suffisant ; et se serreraient autour d’un chef qui leur donnerait l’unité et la force d’unité.

Quand on ne connaissait pas le socialisme, on disait toujours que la démocratie tendait naturellement au despotisme. Cela a paru changer et il a semblé qu’elle tendait au socialisme. Rien n’a changé ; car en tendant au socialisme, c’est au despotisme qu’elle tend. Elle n’en a pas conscience ; car, consciemment, elle ne tend qu’à l’égalité ; mais de l’état égalitaire c’est toujours le despotisme qui sort.

Ceci est un peu digressif étant une considération sur l’avenir. Revenons.

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