Le culte de l'incompétence
VI
INCOMPÉTENCE GOUVERNEMENTALE
Ce n’est pas tout ; la loi de l’incompétence s’étend plus loin, soit par conséquence logique, soit par une sorte de contagion. On a remarqué en riant, car la chose est comique comme toutes les choses tragiques que l’on prend avec bonne humeur, qu’il est très rare qu’un ministère soit attribué à l’homme qui y serait compétent ; que généralement le ministère de l’Instruction publique est donné à un avocat, le ministère du Commerce à un homme de lettres, le ministère de la Guerre à un médecin, le ministère de la Marine à un journaliste et que Beaumarchais a donné la formule beaucoup plus de la démocratie que de la monarchie absolue en disant : « Il fallait un calculateur ; ce fut un danseur qui l’obtint. »
La chose est tellement de règle qu’elle a comme un effet rétroactif dans les idées historiques de la foule. Trois Français sur quatre sont persuadés que Carnot était un « civil » et cela a été imprimé bien des fois. Pourquoi ? parce qu’on ne peut pas s’imaginer qu’en démocratie le ministère de la Guerre ait pu être donné à un soldat, que les Conventionnels aient pu confier le ministère de la guerre à un officier ; cela semblait trop paradoxal pour être vrai.
Cette singulière attribution des ministères en raison de l’incompétence des titulaires semble, au premier regard, un simple jeu, une simple coquetterie spirituelle et raffinée de la déesse Incompétence. C’est un peu cela ; ce n’est pas cela, tout à fait cela. Les ministères sont d’ordinaire attribués ainsi parce qu’il s’agit pour celui qui les forme de donner une portion de pouvoir à chacun des groupes de la majorité sur laquelle il veut s’appuyer. Ces groupes n’ayant pas chacun un spécialiste à fournir, le personnage politique ne peut pas s’occuper des spécialités et distribue les ministères en obéissant à des convenances politiques et non à des convenances professionnelles ; le résultat est celui que j’indiquais ; le seul ministère attribué d’une façon à peu près rationnelle est celui que le président du conseil s’est réservé et prend pour lui-même ; encore, très souvent, pour ménager une personnalité politique importante, le cède-t-il et en prend un qui n’est pas celui où il serait à son affaire.
Conséquences : chaque ministère étant dirigé par un incompétent, est dirigé par un homme qui, s’il est consciencieux, y apprend le métier où il devrait être passé maître ; qui, s’il est moins consciencieux, ou s’il est pressé, et il l’est toujours, dirige son ministère selon des idées générales politiques et non selon des idées pratiques. Incompétence en quelque sorte redoublée.
Il faut entendre le discours par lequel un nouveau ministre de l’Agriculture se présente à son personnel : il n’y est question que des principes de 1789.
Or, dans un pays centralisé, c’est le ministre qui fait tout dans son département. Il fait tout sous la pression de la représentation nationale, mais il fait tout ; il prend toutes les décisions. On peut prévoir quelles elles peuvent être. Souvent elles sont tellement en dehors de la loi et contraires à elle qu’elles sont lettre morte en naissant. Les circulaires ministérielles ont souvent ce caractère singulier d’être illégales. Il n’en est que cela et elles tombent ; mais elles ont apporté un trouble profond dans l’administration tout entière.
Quant aux nominations, elles sont faites comme j’ai dit, par influence politique sans qu’elles puissent être corrigées, quand elles sont trop abusives ou trop erronées, par la compétence d’un ministre éclairé sur les choses et les hommes de son ministère, qui dirait : « Cependant, n’allons pas jusque-là ! »