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Le culte de l'incompétence

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XII
LE RÊVE

Quels seraient donc les remèdes que l’on pourrait apporter à cette maladie moderne, le culte de l’incompétence intellectuelle, le culte de l’incompétence morale ? Quels sont, comme dit M. Fouillée, les principaux moyens d’éviter les écueils dont les démocraties sont menacées ? On pense bien que je n’en vois aucun, puisque nous avons affaire à un mal qui ne peut être guéri que par lui-même et à un mal qui se chérit.

M. Fouillée[1] propose une Chambre haute aristocratique, c’est-à-dire qui représenterait toutes les compétences du pays, étant nommée par tout ce qui dans le pays est constitué sur une compétence particulière : magistrature, armée, université, Chambres de commerce, etc.

[1] Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1909.

Rien de mieux ; mais il faudrait que la démocratie y consentît et c’est précisément de ces groupements de compétence qu’elle se défie, les considérant, avec pleine raison du reste, dans un certain sens du mot, comme des aristocraties.

Il propose encore une intervention énergique de l’État pour restaurer la moralité publique : anti-alcoolisme, anti-jeu, anti-pornographie.

Outre que ce discours sent la réaction ; car c’est proprement le programme de « l’ordre moral » en 1873, il faut remarquer, comme du reste M. Fouillée le reconnaît lui-même, que l’État démocratique ne peut guère tuer ce qui le fait vivre, détruire les sources principales de ses revenus. La démocratie, des représentants authentiques de la démocratie elle-même l’ont reconnu, « n’est pas un gouvernement à bon marché » ; elle a toujours été instituée avec cette espérance et en partie dans le dessein d’être un gouvernement économique et elle a toujours été ruineuse, parce qu’elle a besoin d’un plus grand nombre de partisans qu’un autre gouvernement, d’un moins grand nombre de mécontents qu’un autre gouvernement ; et que ces partisans, il faut les rémunérer d’une façon ou d’une autre et que ces mécontents il faut les désarmer en les achetant d’une manière ou d’une autre.

La démocratie, qu’elle soit ancienne ou qu’elle soit moderne, vit toujours dans la terreur d’un tyran possible et qu’elle imagine comme imminent. Contre ce tyran qui gouvernerait avec une minorité énergique, elle a besoin d’une majorité immense qu’elle doit s’assurer par des faveurs ; et à ce tyran elle doit dérober les mécontents qui seraient ses soutiens, en les désarmant par des faveurs plus grandes encore.

Elle a donc besoin de beaucoup d’argent. Elle le trouvera en dépouillant la classe riche autant que possible ; mais c’est une ressource très limitée, la classe riche étant toute petite. Elle le trouvera plus aisément, plus abondamment aussi, en exploitant les vices de tout le monde, tout le monde étant un groupe très nombreux. De là ses complaisances nécessaires pour les « cabarets », comme dit M. Fouillée, « qu’il serait beaucoup plus dangereux pour elle de fermer que de fermer les églises ». Les besoins croissants, nul doute, comme le présage encore M. Fouillée, qu’elle ne s’attribue le monopole des maisons de débauche et des publications licencieuses, ce qui serait « faire fortune ». Et, après tout, les tolérer pour le bénéfice de quelques industriels ou se les adjuger pour en tirer bénéfice soi-même, n’est-ce pas même chose comme résultat moral ; et opération financière bien meilleure dans le second cas que dans le premier ?

M. Fouillée assure encore que la réforme doit venir « d’en haut et non pas d’en bas » ; que « d’en haut et non pas d’en bas peut venir le mouvement de régénération ».

Je ne demande pas mieux ; mais je demande comment cela pourrait se faire ? Tout, exactement, dépendant du peuple, qui, quoi, peut agir sur le peuple excepté le peuple lui-même ? Tout dépendant du peuple, par quoi peut-il être mû, excepté par une force intime ? Nous sommes, — puisque nous causons avec un philosophe, nous pouvons nous servir de ces termes, — en face d’un κινητής ἀκίνητος, d’un moteur qui donne le mouvement mais qui ne le reçoit pas.

Un principe a disparu, un préjugé si vous voulez, le préjugé de la compétence ; on ne croit plus que ce soit celui qui sait une chose qui doive s’occuper de cette chose ou être choisi pour s’en occuper. Dès lors, non seulement mauvaise tractation de toutes choses ; mais impossibilité que l’on arrive par aucun biais à les bien traiter. On ne voit pas de solution.

Nietzsche avait horreur, bien entendu, de la démocratie ; seulement, comme tous les pessimistes énergiques, comme tous les pessimistes qui ne sont pas des pococurante, il disait de temps en temps : « Il y a des pessimistes, résignés, lâches ; de ceux-là nous ne voulons pas être » ; et, quand il n’en voulait pas être, il s’entraînait à voir la démocratie avec des yeux bienveillants.

Alors, tantôt il disait, se plaçant au point de vue esthétique : « fréquenter le peuple dont on ne peut se passer, non plus que de contempler une végétation puissante et saine » ; et quoique abominablement contradictoire avec tout ce qu’il a dit de la « bête de troupeau » et de la « bête de marécage », cette pensée a quelque sens. Elle signifie que l’instinct est une force et que toute force, d’abord est intéressante à contempler ; ensuite doit avoir en elle une vertu d’action, un principe de vie, un ressort d’extension.

Il est possible, quoiqu’il soit vague. En somme la foule n’est puissante que de nombre et parce qu’il a été décidé que ce serait le nombre qui déciderait. C’est un expédient ; mais un expédient ne donne pas une force réelle à qui n’en a pas. La force d’action est toujours à celui qui a un dessein, qui le combine, qui le soutient, qui le prolonge et qui le poursuit. Si celui-ci est précisément éliminé et réduit à l’impuissance ou au minimum d’efficace, on ne voit pas bien ce que la foule, moins lui, aura de force d’action. Il faudrait s’expliquer davantage.

D’autres fois Nietzsche se demandait s’il ne fallait pas respecter le droit qu’après tout peut avoir la multitude à se diriger d’après un idéal — il en est de plusieurs degrés — qui est le sien ; devons-nous refuser aux masses le droit de chercher leurs vérités et de croire les avoir trouvées ; leurs croyances vitales, les croyances de leur vie à elles et de les avoir trouvées ? Les masses sont le fondement de toute humanité, les assises de toute culture. Privés d’elles, que deviendraient les maîtres ? Ils ont besoin qu’elles soient heureuses. Soyons patients ; souffrons que nos esclaves insurgés et pour un instant nos maîtres inventent des illusions qui leur soient favorables…

Plus souvent, car il est revenu plusieurs fois sur cette idée, ramené à son aristocratisme coutumier, il considérait la démocratie comme une décadence, condition de l’avènement d’un aristocratisme futur : « Une haute culture ne peut s’édifier que sur un terrain vaste, sur une médiocrité bien portante et fortement consolidée » [1887. Dix ans plus tôt il avait considéré l’esclavage comme ayant été la condition nécessaire de la haute culture de la Grèce et de Rome]. En conséquence le but unique, provisoire, mais pour longtemps encore, doit être l’amoindrissement de l’homme ; car il faut d’abord avoir une vaste fondation sur laquelle pourra s’élever la race des hommes forts. « L’amoindrissement de l’homme européen est le grand processus que l’on ne saurait entraver ; il faudrait plutôt l’accélérer encore. C’est la force active qui permet d’espérer l’ascension d’une race plus forte, d’une race qui posséderait en excès ces qualités mêmes qui manquent à l’espèce amoindrie, volonté, responsabilité, certitude, faculté de se fixer un but… »

Mais comment, de la médiocrité et de la médiocrité sans cesse croissante — telle que Nietzsche se la figure — de la masse, comment, par quel procédé naturel ou artificiel, une nouvelle race d’élite pourra-t-elle sortir ? Nietzsche semble se rappeler la très irrespectueuse théorie et très dénuée de piété filiale, par laquelle Renan expliquait son génie à lui : « une longue série d’aïeux obscurs ont économisé pour moi les vigueurs intellectuelles… » et il jette sur son carnet ces « réflexions » un peu informes, d’où émane pourtant une lumière : « Il est insensé de se figurer que toute cette victoire des valeurs [les valeurs basses ?] puisse être antibiologique ; il faut chercher à l’expliquer par un intérêt vital pour le maintien du type « homme », dût-il être atteint par la prépondérance des faibles et des déshérités. Peut-être, si les choses allaient d’une autre manière, l’homme n’existerait plus. — L’élévation du type est dangereuse pour la conservation de l’espèce. Pourquoi ? — Les races fortes sont des races prodigues. Nous nous trouvons ici devant un problème d’économie. »

On entrevoit maintenant sur quoi Nietzsche compte ou s’efforce un moment de compter ; c’est bien sur un procédé naturel ; c’est sur une sorte de vis medicatriæ naturæ. En s’abaissant, en s’amoindrissant, les races s’épargnent, se ménagent, s’économisent ; et la quantité d’énergie, de puissance intellectuelle et de puissance morale, de valeurs humaines étant supposée toujours la même dans l’humanité, les races qui se traitent ainsi créent en elles-mêmes une réserve qui forcément s’incarnera un jour dans une élite ; elles créent donc en leur sein une élite qui en sortira ; elles se font grosses, inconsciemment, d’une aristocratie qui jaillira d’elles pour les dominer.

Nous retrouvons toujours dans Nietzsche la théorie Schopenhaurienne du grand trompeur qui mène le genre humain par le bout du nez et qui lui fait faire, et comme agréable, ce qu’il ne ferait point s’il savait où cela le mène. Il est possible : cependant, l’économie à outrance, si elle peut mener à une réserve de forces, peut mener, peut-être plus sûrement, à l’anémie ; et d’annihiler les élites actuelles pour préparer les élites futures, je ne sais pas si c’est un jeu inspiré par le grand trompeur mais c’est un jeu qui paraît dangereux. Il faudrait être sûr, et qui l’est ? que le grand trompeur n’abandonne pas ceux qui s’abandonnent.

J’ai dit, sans songer à aucune mythologie métaphysique et ne songeant qu’aux ambitieux qui nous entourent et ne songeant qu’à leur donner un bon conseil : « Le meilleur moyen d’arriver est de descendre. » Il n’y a rien de plus philosophique, me répond Nietzsche ; c’est bien plus vrai des peuples que des individus : le meilleur moyen pour les peuples de devenir grands un jour, c’est de commencer par s’amoindrir. — Je doute un peu. Il n’y a pas de raison solide pour que de la faiblesse persévéramment cultivée sorte la force. Ni la Grèce, ni Rome, ne nous donnent un exemple à l’appui et ni la démocratie républicaine d’Athènes, ni la démocratie césarienne de Rome n’ont donné naissance à une aristocratie, par économie prolongée de valeurs.

— Elles n’ont pas eu le temps.

— On peut toujours dire cela.


Mieux vaut peut-être chercher à enrayer la démocratie que d’accélérer le processus de décadence pour qu’il aboutisse à une résurrection. Tout au moins c’est ce qui se présente le plus naturellement à la pensée et ce qui ressemble le plus au devoir.

Quand je dis enrayer la démocratie on pense bien que je veux dire faire en sorte qu’elle s’enraye elle-même, puisque rien ne peut l’enrayer une fois qu’elle a pris conscience de soi. Il ne faut songer qu’à la persuader. Encore que ce soit la tentative la plus étrangement téméraire que d’essayer de lui persuader autre chose que sa confiance en elle-même, il ne faut songer qu’à la persuader, puisque tout autre effort serait encore plus vain.

Il faut lui rappeler que les régimes périssent par l’abandon et aussi par l’excès de leur principe, quoique ce soit une maxime très surannée ; qu’ils périssent par l’abandon de leur principe parce que leur principe est la raison historique de leur naissance ; et qu’ils périssent par l’excès de leur principe parce qu’il n’y a pas un principe qui soit bon tout seul et qui suffise, à lui tout seul, à la complexité de la machine sociale.

Qu’est-ce que le principe d’un gouvernement ? Ce n’est pas ce qui le fait être tel ou tel ; c’est « ce qui le fait agir », comme dit Montesquieu ; c’est « les passions humaines qui le font mouvoir ». Or il est évident que la passion de la souveraineté, que la passion de l’égalité et que la passion de l’incompétence ne suffisent pas à donner à un gouvernement une vie complète et une vie forte.

Il faut faire à la compétence sa part ; disons mieux, il faut faire à la compétence une part ; car je ne veux pas prétendre qu’elle ait un droit, mais seulement qu’elle est une nécessité sociale. Il faut faire une part à la compétence technique, à la compétence intellectuelle, à la compétence morale, la souveraineté nationale dût-elle en être limitée, et l’égalité dût-elle en souffrir.

Un élément démocratique est essentiellement nécessaire à un peuple ; un élément aristocratique, aussi, est essentiellement nécessaire à un peuple.

Un élément démocratique est essentiellement nécessaire à un peuple, pour que le peuple ne se sente pas uniquement passif, pour qu’il sente qu’il est une partie et une partie importante du corps social, pour que ces mots : « la nation, c’est vous ; défendez-la » aient un sens ; et autrement le raisonnement des démagogues anti-patriotes serait juste : « à quoi bon se battre pour ces maîtres-ci contre ces maîtres-là, puisqu’il n’y aurait aucune différence, ces maîtres-là ayant remplacé ceux-ci ? »

Il faut un élément démocratique dans le gouvernement d’un peuple pour ceci encore qu’il est très dangereux que le peuple soit une énigme ; qu’il faut savoir ce qu’il pense, ce qu’il sent, ce qu’il souffre, ce qu’il désire, ce qu’il craint, ce qu’il espère ; et comme on ne peut le savoir que par lui, il faut qu’il ait une voix quelque part et une voix qu’on n’étouffe pas.

D’une façon ou d’une autre, par une Chambre qui soit à lui et qui ait une grande part d’autorité ; par la présence dans une Chambre unique d’un nombre considérable de représentants du peuple ; par des plébiscites institués constitutionnellement comme nécessaires pour la révision de la Constitution et pour les lois d’intérêt universel ; par la liberté de l’imprimerie et la liberté d’association et de réunion, ce qui ne serait pas suffisant mais ce qui suffirait presque ; il faut que le peuple puisse faire savoir ce qu’il souhaite et puisse peser sur les décisions du gouvernement, en un mot soit entendu et soit écouté.

Mais il faut un élément aristocratique dans une nation et dans le gouvernement d’une nation, pour que ce qu’elle a de précis ne soit pas étouffé par ce qu’elle a de confus ; pour que ce qu’elle a d’exact ne soit pas obscurci par ce qu’elle a de vague et pour que ce qu’elle a de volonté ne soit pas brouillé par ce qu’elle a de velléités capricieuses ou incohérentes.

Cette aristocratie, quelquefois l’histoire la fait elle-même et dans ce cas elle n’est pas mauvaise, ayant, caste plus ou moins fermée, des traditions, et les traditions, plus que les lois, conservatrices des lois du reste, étant ce qu’il y a de plus vivant, de plus vivace et de plus fécond dans l’âme d’un peuple. Quelquefois l’histoire ne la fait pas, ou, celle que l’histoire a faite ayant disparu, il n’y en a plus ; c’est alors que le peuple doit en tirer une de lui-même ; et c’est alors que le respect des services rendus, le respect des services rendus même par les ascendants de l’homme à distinguer et à choisir, le respect des compétences selon la fonction à donner à un homme, le respect, quelle que soit la fonction à donner, de la valeur morale de l’homme à choisir, sont des qualités que la démocratie doit se donner et doit savoir conserver.

Ces qualités sont son aptitude acquise à prendre part au gouvernement ; ces qualités sont son adaptation au milieu social, à la machine sociale et à l’organisation sociale. On peut dire que c’est par ces qualités qu’elle entre dans l’organisme dont elle est la matière. Comme dit très bien Stuart Mill, « on ne peut pas avoir une démocratie habile, si la démocratie ne consent pas à ce que la besogne qui demande de l’habileté soit faite par ceux qui en ont ».

Donc ce qu’il faut, ce qu’il faudra toujours, même en régime socialiste, où, comme je l’ai montré, l’aristocratie existera encore, mais, seulement, sera plus nombreuse ; ce qu’il faut, ce qu’il faudra toujours, c’est un mélange de démocratie et d’aristocratie ; et, quoiqu’il soit bien vieux, mais parce qu’il avait examiné, et en naturaliste, cent cinquante constitutions différentes, c’est toujours Aristote qui aura raison.

Il est aristocrate, nettement, on l’a vu, mais ses conclusions dernières, soit qu’il parle de Lacédémone, encore qu’il ne l’aime pas, soit qu’il parle de Carthage, soit qu’il parle d’une façon générale, sont bien que les meilleures constitutions sont encore les constitutions mixtes. « Cependant il y aurait une manière d’avoir la démocratie et l’aristocratie ; ce serait de faire en sorte que les citoyens distingués et la multitude eussent de chaque côté ce qu’ils peuvent désirer. Le droit pour tous d’arriver aux magistratures est un principe démocratique ; n’admettre aux magistratures que les citoyens distingués est un principe aristocratique. »

C’est ce mélange de démocratie et d’aristocratie qui fait une bonne constitution. Mais il ne faut pas que cette constitution mixte soit une simple juxtaposition, ce qui ne ferait que mettre en contact des éléments hostiles. J’ai dit « mélange » et j’aurais dû dire « combinaison ». Il faut que, dans le maniement des affaires, aristocratie et démocratie soient combinées.

Comment ? Il y a quelque temps que je le dis et je ne demande que d’avoir quelque temps encore pour le répéter. Un peuple sain est celui où l’aristocratie est démophile et où le peuple est aristocrate. Tout peuple où l’aristocratie est aristocrate et où le peuple est démocrate est un peuple qui est destiné à périr promptement, parce qu’il ne sait pas ce que c’est qu’un peuple, mais ne va pas plus loin qu’à savoir ce que c’est qu’une classe et peut-être ne va pas même jusque-là.

Montesquieu admire beaucoup les Athéniens et les Romains pour la raison suivante : « On sait qu’à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit d’élever aux charges les plébéiens, il ne pouvait se résoudre à les élire ; et quoique à Athènes on pût, par la loi d’Aristide, tirer les magistrats de toutes les classes, il n’arriva jamais, dit Xénophon, que le bas peuple demandât celles qui pouvaient intéresser son salut et sa gloire. » Les deux faits sont exacts ; seulement celui qui concerne Athènes ne signifie rien, parce qu’à Athènes tout, exactement, se décidait par plébiscite et que par conséquent les véritables magistrats d’Athènes étaient les orateurs en qui le peuple avait confiance, qui entraînaient ses décisions et qui réellement administraient la cité. A Rome le même fait est de toute importance parce que c’étaient bien les magistrats élus qui gouvernaient.

La Rome républicaine fut bien un pays à gouvernement aristocratique, mais qui avait un élément démocratique ; et cet élément démocratique, jusqu’aux guerres civiles, fut profondément aristocrate ; de même que l’aristocratie, toujours ouverte, du reste, à l’accession du plébéianisme, était profondément démophile.

L’institution de la clientèle, à quelque dégénérescence qu’elle dût aboutir, est un phénomène à peu près unique je crois, qui montre à quel point les deux classes sentaient la nécessité sociale, la nécessité patriotique de s’appuyer l’une sur l’autre et d’être comme enracinées l’une dans l’autre.

Le peuple où la plèbe est aristocrate et l’aristocratie démophile est le peuple sain. Rome a réussi dans le monde parce qu’elle a eu pendant cinq cents ans la santé sociale.

Le peuple aristocrate et l’aristocratie démophile, j’ai cru longtemps que cette formule était de moi. Je viens de m’apercevoir, ce qui du reste ne m’a nullement étonné, qu’elle est d’Aristote encore : « Voici le serment que les oligarques prêtent maintenant dans quelques cités : « Je jure d’être toujours ennemi du peuple et de ne jamais conseiller que ce que je saurai lui être nuisible. » C’est tout le contraire qu’il faudrait au moins affecter de dire et faire entendre. C’est une faute politique qui se commet dans les oligarchies et aussi dans les démocraties ; et là où la multitude est maîtresse des lois, ce sont les démagogues qui la commettent. En combattant contre les riches ils divisent toujours l’État en deux partis opposés. Il faut, au contraire, dans les démocraties avoir l’air de parler pour les riches et dans les oligarchies il faut que les oligarques semblent parler en faveur du peuple. »

C’est un conseil machiavélique. Aristote paraît persuadé que les démocrates ne peuvent que paraître parler pour les riches et que tout ce qu’on peut demander aux oligarques c’est de sembler parler en faveur du peuple. Mais encore il comprend bien que pour la paix et le bien de la cité telles doivent être les attitudes.

Il y a plus ; il y a plus profond. Les aristocrates doivent non seulement paraître, mais être démophiles s’ils comprennent les intérêts de l’aristocratie elle-même, qui doit avoir une base ; les démocrates doivent non seulement paraître, mais être aristocrates s’ils comprennent les intérêts de la démocratie qui doit avoir un guide.

Cette réciprocité de bons offices, cette réciprocité de dévouement et cette combinaison d’efforts sont nécessaires dans les républiques modernes autant que dans les républiques anciennes. Ce n’est pas autre chose que la synergie sociale. La synergie sociale doit être aussi forte que la synergie familiale. Toute famille divisée périra, tout royaume divisé périra.

J’ai peu parlé de la royauté qui n’entrait qu’indirectement dans mon sujet. Si l’on a vu des royautés si fortes, c’est que le sentiment royaliste éprouvé en commun par l’aristocratie et par le peuple réalisait cette synergie sociale dont nous parlons ; c’est qu’être dévoué tous les deux à quelqu’un se ramène à être très dévoués l’un à l’autre par la convergence des volontés. « Eadem velle, eadem nolle amicitia est. »

Il n’est pas besoin pour cela de la royauté. La royauté c’est la patrie vue dans un homme. A voir la patrie en elle-même on peut et l’on doit aboutir à la même synergie, à la même communauté et convergence des volontés. Il faut que les petits aiment la patrie dans les grands et que les grands aiment la patrie dans les petits ; et que par suite les uns et les autres veuillent les mêmes choses, repoussent les mêmes choses. Amicitia sit !

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