Le culte de l'incompétence
IV
LE LÉGISLATEUR COMPÉTENT
La démocratie, telle qu’elle existe de nos jours, empiète donc sur le pouvoir exécutif, l’asservit et l’absorbe, empiète sur le pouvoir administratif, l’asservit et l’absorbe, le tout par l’intermédiaire de ses représentants, les législateurs, qu’elle choisit à son image et c’est-à-dire qu’elle choisit incompétents et passionnés, puisque aussi bien, comme dit Montesquieu, se contredisant peut-être quelque peu : « Le peuple n’agit jamais que par passion. »
Or que devraient être les législateurs ? Tout le contraire, ce me semble, des législateurs tels que les fait la démocratie. Le législateur idéal devrait être très informé et tout à fait dénué de passions.
Il devrait être très informé, non pas tant de ce qui est dans les livres, — quoique encore il dût avoir des connaissances juridiques assez étendues, pour ne pas faire, ce qui arrive à chaque instant, exactement le contraire de ce qu’il veut faire — que du tempérament et de l’esprit général du peuple pour lequel il fait des lois.
Car il ne faut commander à un peuple que ce qu’il peut supporter de commandement et de prescriptions, et le mot de Solon est admirable : « Je leur ai donné les meilleures des lois qu’ils peuvent souffrir » ; et le mot du Dieu des Juifs est vénérable : « Je vous ai donné des préceptes qui ne sont pas bons » ; c’est-à-dire qui n’ont que la bonté que votre méchanceté peut admettre, « ce qui est l’éponge, dit Montesquieu, de toutes les difficultés qu’on peut faire sur les lois de Moïse. »
Le législateur doit donc connaître le tempérament et l’esprit du peuple puisqu’il fait des lois ; il doit être expert en psychologie des peuples, comme disent les Allemands. Et notez qu’il doit connaître le tempérament, le caractère et l’esprit général de son peuple, sans avoir ce tempérament, ce caractère et cet esprit ; car en matière de passions, d’inclinations et de tendances, éprouver n’est pas connaître et au contraire éprouver est ne pas connaître et connaître a pour condition ne pas éprouver.
Le législateur idéal, ou simplement suffisant, doit donc connaître les inclinations générales de son peuple et les dépasser et les dominer, puisqu’il a pour mission en partie de les satisfaire, en partie de les combattre.
En partie de les satisfaire ou au moins de les ménager, puisqu’une loi qui contrarierait absolument le tempérament d’un peuple serait la jument de Roland, aurait toutes les qualités du monde avec l’unique défaut d’être morte et même morte-née. Donnez aux Romains une loi de droit des gens, une loi prescrivant le respect des peuples vaincus, elle ne sera jamais exécutée et, de plus elle habituera, par une sorte de contagion, à ne pas exécuter les autres. Donnez aux Français une loi libérale, une loi prescrivant de respecter les droits individuels de l’homme et du citoyen, la liberté étant pour les Français, comme dit le baron Joannès, « le droit de faire ce qu’on veut et d’empêcher les autres de faire ce qu’ils veulent », cette loi ne sera jamais que médiocrement et péniblement exécutée et habituera à ne pas exécuter les autres.
Le législateur devra donc connaître les inclinations de son peuple pour savoir la limite où il devra s’arrêter en les contrariant.
En partie de les combattre ; car la loi dans une nation — ou elle n’est qu’un règlement de police — doit être ce qu’est la loi morale dans l’individu ; elle doit être une contrainte prolongée en vue d’un résultat salutaire ; elle doit être un frein aux passions funestes, aux velléités nuisibles et aux caprices dangereux ; elle doit combattre le moi ; pour beaucoup mieux dire, elle doit être le moi rationnel combattant le moi passionnel. C’est ce que Montesquieu veut faire entendre quand il dit que les mœurs doivent combattre le climat et les lois combattre les mœurs.
La loi doit donc combattre dans une certaine mesure les inclinations générales de la nation. Elle doit être sa règle, un peu aimée, parce qu’on la sent bonne ; un peu crainte, parce qu’on la sent dure ; un peu odieuse, parce qu’on la sent relativement hostile ; respectée, parce qu’on la sent nécessaire.
C’est cette loi-là que doit faire le législateur et par conséquent il doit être extrêmement fin connaisseur de toute l’âme du peuple pour lequel il fait des lois, aussi bien des parties de cette âme qui résisteraient que des parties de cette âme qui peuvent accepter et aussi bien de ce qu’il peut faire accepter sans résistance que de ce qu’il ne peut hasarder sans risquer d’être impuissant.
Voilà la compétence principale et essentielle qu’il doit avoir.
D’autre part, il doit être sans passion. La « modération », cette vertu si vantée par Cicéron et qui est en effet une rare vertu si on prend le mot dans son sens complet et si on entend par cela l’équilibre de l’âme et de l’esprit, doit être le fond même du législateur : « Je le dis, affirme Montesquieu, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver, l’esprit de modération doit être celui du législateur ; le bien politique, comme le bien moral se trouvant toujours entre deux limites. »
Rien n’est difficile à l’homme comme de se défendre contre les passions et par conséquent au législateur comme de se défendre contre les passions du peuple dont il est, sans compter les siennes propres : « Aristote, dit Montesquieu, voulait satisfaire tantôt sa jalousie contre Platon, tantôt sa passion pour Alexandre ; Platon était indigné contre la tyrannie du peuple d’Athènes ; Machiavel était plein de son idole, le duc de Valentinois. Thomas More, qui parlait plutôt de ce qu’il avait lu que de ce qu’il avait pensé, voulait gouverner tous les États avec la simplification d’une ville grecque. Harrington ne voyait que la République d’Angleterre, pendant qu’une foule d’écrivains trouvaient le désordre partout où ils ne voyaient pas de couronne. Les lois rencontrent toujours les passions et les préjugés du législateur [soit siens, soit communs à lui et à son peuple]. Quelquefois elles passent au travers et s’y teignent ; quelquefois elles y restent et s’y incorporent. »
Et c’est précisément ce qu’il ne faudrait point. Il faudrait que le législateur fût dans le peuple comme la conscience dans le cœur de l’homme, connaissant toutes ses passions, connaissant toute leur étendue, connaissant toute leur portée, ne se laissant pas tromper par leurs prestiges et leurs hypocrisies et leurs déguisements ; tantôt les combattant de front, tantôt les combattant les unes par les autres, tantôt favorisant un peu l’une aux dépens d’une autre plus redoutable, tantôt cédant du terrain, tantôt en regagnant ; toujours adroit, toujours habile, toujours modéré ; mais ne se laissant, par ses ennemies naturelles, ni entamer, ni intimider, ni amuser, ni circonvenir, ni conduire.
Il faudrait même, pour ainsi parler, qu’il fût plus consciencieux que la conscience, puisque la loi qu’il fait il ne peut pas tout à fait oublier que, s’il la fait pour les autres, il la fait aussi pour lui et qu’à ce qu’il décrète aujourd’hui il va obéir demain — semel jussit semper paruit. — Il doit donc être exactement, littéralement désintéressé, ce qui lui est plus difficile qu’à la conscience qui n’a aucune peine à se donner pour cela.
Il doit, non seulement être sans passion, mais se dépouiller de ses passions, qui plus est. Il doit être, figurons-nous cela par hypothèse, une passion qui deviendrait la conscience. Comme dit Jean-Jacques Rousseau :
« Pour découvrir les meilleures règles de Société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes et qui n’en éprouvât aucune ; qui n’eût aucun rapport avec notre nature et qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de nous et qui pourtant voulût s’occuper du nôtre ; enfin qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre. »
C’est pour cela que l’ingénieuse Grèce a supposé que certains législateurs, après avoir fait adopter leurs lois à leur peuple et après avoir fait jurer à leurs concitoyens d’observer leurs lois jusqu’à ce qu’ils revinssent, se sont exilés et confinés au loin dans une retraite inconnue. C’était peut-être pour enchaîner leurs concitoyens par le serment ainsi prêté ; mais n’était-ce point pour ne pas obéir aux lois qu’ils avaient faites ; ou plutôt, faisant leurs lois, ne s’étaient-ils pas donné toute liberté de les faire rigoureuses, en se promettant de se dérober par la fuite à la nécessité de leur obéir ?
Proudhon disait : « Je rêve une république si libérale que j’y fusse guillotiné comme réactionnaire. » Lycurgue fut peut-être un Proudhon qui fondait une république si sévère qu’il savait qu’il n’y pourrait pas vivre, mais qui faisait le ferme propos de la quitter du jour où elle serait faite. Solon et Sylla sont restés dans l’État auquel ils avaient donné des lois. Il faut les mettre au-dessus de Lycurgue qui a quitté le sien, l’excuse de Lycurgue étant, du reste, que, très probablement, il n’a pas existé.
Il reste cette légende qui signifie que le législateur doit être tellement au-dessus de ses passions, comme des passions de son peuple que, comme législateur, il fasse des lois devant lesquelles, comme homme, il soit, d’une manière ou d’une autre, très intimidé.
Cette modération, au sens que nous avons restitué à ce mot, inspire du reste quelquefois au législateur, comme nous l’avons indiqué, la pensée d’insinuer la loi plutôt que de l’imposer, ce qui n’est pas toujours possible ; mais ce qui l’est assez souvent. Montesquieu rapporte ceci de Saint Louis, roi : « Voyant les abus de la jurisprudence de son temps, il chercha à en dégoûter les peuples. Il fit plusieurs règlements pour les tribunaux de ses domaines et pour ceux de ses barons, et il eut un tel succès que, très peu de temps après sa mort, sa manière de juger était pratiquée dans un grand nombre de cours des seigneurs. Ainsi ce prince remplit son objet, quoique ses règlements n’eussent pas été faits pour être une loi générale du royaume, mais comme un exemple que chacun pourrait suivre et aurait intérêt à suivre. Il ôta le mal en faisant sentir le meilleur. Quand on vit dans ses tribunaux, quand on vit dans ceux de quelques seigneurs une manière de procéder plus naturelle, plus raisonnable, plus conforme à la morale, à la religion, à la tranquillité publique, à la sûreté de la personne et des biens, on la prit et on abandonna l’ombre. Inviter quand il ne faut pas contraindre, conduire quand il ne faut pas commander, c’est l’habileté suprême. »
Et Montesquieu ajoute avec, assurément, un peu d’optimisme, mais enfin c’est encourageant : « La raison a un empire naturel : on lui résiste ; mais dans cette résistance elle trouve son triomphe ; encore un peu de temps et l’on sera forcé de revenir à elle. »
Cet exemple est bien lointain et s’applique peu à quoi que ce soit de nos jours. Cependant considérez la loi, renouvelée du droit ecclésiastique, sur le repos du dimanche. La mettre dans le Code a été une faute, parce qu’elle contrariait un trop grand nombre d’habitudes françaises et en quelque sorte la complexion nationale elle-même ; et l’on s’exposait à ce qui est arrivé, à savoir : à ce qu’elle fût très peu exécutée et avec des difficultés infinies. On pouvait l’édicter sans la mettre dans le Code. Que l’État accorde la liberté du dimanche à tous ses fonctionnaires, à tous ses employés, à tous ses ouvriers ; qu’il soit entendu, ce qui pouvait l’être par l’effet d’une simple circulaire du ministre de la Justice, que les infidélités des ouvriers au contrat de travail consistant en refus de travailler le dimanche ne seront jamais punies ; la loi du repos hebdomadaire existe sans être promulguée, existe par insinuation et persuasion et s’arrête dans ses effets là où elle doit s’arrêter, aux cas où la nécessité de travailler le dimanche est tellement évidente aux yeux des ouvriers, comme à ceux des patrons, que les uns et les autres s’y soumettent comme à la force des choses ; et, en deçà, elle a assez de force pour modifier, sans les bouleverser, les habitudes séculaires de la nation.
Voyez encore tel cas où dans la loi même, dans la loi inscrite au Code, le législateur procède par insinuation ou recommandation. Le législateur du commencement du XIXe siècle avait dans l’esprit qu’il était dans les bienséances que le mari surprenant sa femme en flagrant délit d’adultère la tuât et aussi son complice. Cette idée peut être discutée ; mais enfin elle était celle du législateur. En a-t-il fait une prescription légale ? Non ; il l’a inscrite dans la loi sous forme d’insinuation, de recommandation discrète, d’encouragement affectueux ; il a écrit ces mots : « en cas de flagrant délit le meurtre est excusable. » Ce n’est pas ce texte que j’approuve ; c’est cette manière d’indiquer la loi sans l’imposer, d’indiquer ce qu’on juge d’une bonne pratique sans l’ordonner que j’estime possible, puisqu’on en voit des cas, et puisque, dans d’autres cas que celui-ci, je la trouverais excellente.
Enfin une des qualités essentielles du législateur est la prudence à changer les lois existantes et c’est cette prudence essentielle qui exige le plus de lui qu’il soit exempt de passions ou qu’il soit maître de celles qu’il a. La loi en effet n’a d’autorité réelle que quand elle est ancienne ; ou plutôt il y a deux cas : où la loi n’est qu’une coutume passée en loi et alors elle a une très grande autorité dès sa naissance, parce qu’elle bénéficie de toute l’ancienneté de la coutume d’où elle est sortie ; ou la loi n’est pas une coutume passée en loi et, au contraire, elle contrarie une coutume ; et alors il faut, pour qu’elle ait de l’autorité, que par la longueur de temps elle soit devenue coutume elle-même.
Dans les deux cas, on le voit, c’est bien réellement l’ancienneté de la loi qui fait sa force d’autorité sur les hommes. La loi a comme une végétation et elle est tendre arbrisseau d’abord, puis son écorce se forme et se durcit, et ses racines s’enfoncent profondément dans le sol et se cramponnent aux rochers.
Il faut donc une extrême circonspection à remplacer le vieux tronc par le jeune arbrisseau : « La plupart des législateurs, dit Usbek à Rhédi, ont été des hommes bornés que le hasard a mis à la tête des autres et qui n’ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies… Ils ont souvent aboli sans nécessité les lois qu’ils ont trouvées établies, c’est-à-dire qu’ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables des changements. Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante ; on y doit observer tant de solennité et y apporter tant de précautions que le peuple en conclut naturellement que les lois sont bien saintes puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger. » — Montesquieu était ici, comme il l’est souvent, tout à fait aristotélicien ; car Aristote écrivait : « Il est évident qu’il y a certaines lois à changer, à certaines époques ; mais cela exige beaucoup de circonspection ; car, lorsque l’avantage est peu considérable, étant dangereux d’habituer les citoyens à changer facilement les lois, il vaut mieux laisser subsister quelques erreurs du législateur et des magistrats. Il y aura moins d’avantage à changer les lois que de danger à donner l’habitude de désobéir aux magistrats » [en considérant la loi qu’ils appliquent comme éphémère, inconstante et toujours à la veille d’être changée].
Connaissance des lois des principaux peuples ; connaissance, et profonde, du tempérament, du caractère, des sentiments, des passions, des penchants, des opinions, des préjugés et des coutumes du peuple auquel il appartient, modération d’esprit et de cœur, absence de passions, désintéressement, sang-froid et même ataraxie : telles sont les qualités du législateur idéal et même c’est trop dire ; telles sont les qualités qui sont presque nécessaires à un homme pour faire une bonne loi ; telles sont presque, en vérité, les qualités élémentaires du législateur.
On a bien vu que c’est aussi presque le contraire de tout cela que la démocratie aime chez son législateur et pour ainsi dire exige de lui. Elle nomme des incompétents, des ignorants presque toujours, j’ai dit pourquoi ; et elle nomme des hommes deux fois incompétents, je veux dire des hommes chez qui la passion neutraliserait la compétence si la compétence existait.
Il y a même ce fait curieux à observer. C’est tellement à cause de leurs passions, et non malgré leurs passions, c’est tellement parce que passionnés et non quoique passionnés que la démocratie choisit ses mandataires et elle les choisit si bien pour les raisons pour lesquelles elle les devrait exclure ; que l’homme capable de modération, de justesse d’esprit, de vue nette du réel et du possible, de réalisme et d’esprit pratique, pour se faire nommer et pour arriver à pratiquer toutes ces vertus, commence par les dissimuler avec soin et par afficher bruyamment tous les défauts contraires. Il a des paroles de guerre civile pour se faire nommer au poste où il compte bien défendre et assurer la paix ; et il faut, pour qu’il puisse devenir un pacificateur, qu’il commence par faire figure de séditieux.
Tous les favoris du peuple passent par ces deux phases et fournissent ces deux stades, et il faut qu’ils parcourent tout le premier pour pouvoir s’engager dans le second. — « Ne vaut-il pas mieux commencer que finir par être conservateur ? » — Non pas ; car on ne peut pas être conservateur puissant et exercer la puissance conservatrice, qu’on n’ait commencé par être anarchiste.
Le peuple est tellement habitué à ces évolutions qu’il ne fait plus qu’en sourire. Il y a pourtant cet inconvénient que le conservateur qui a un passé de séditieux a une autorité toujours mêlée et contestée et passe une partie de sa vie à expliquer les raisons du vaste détour qu’il a décrit et que ce lui est embarras et entraves.
Toujours est-il que le peuple ne nomme que des passionnés vrais ou faux qui, ou bien resteront toujours des passionnés et c’est le gros des législateurs, ou bien deviendront des modérés très mal entraînés à leur nouveau rôle. Et ces passionnés, pour parler du gros, de l’immense majorité, se déchaînent dans la législation au lieu d’y travailler avec prudence, sang-froid et sagesse. Les règles précédemment indiquées sont très précisément renversées. Ce ne sont pas les passions populaires que les lois répriment ou refrènent ; c’est des passions populaires que la loi est l’expression même. Les lois sont une suite de mesures des partis les uns contre les autres. Les lois proposées sont des batailles livrées ; les lois votées sont des victoires ; et voilà autant de définitions qui condamnent les législateurs et qui incriminent le régime.