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Le culte de l'incompétence

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VIII
AUTRES INCOMPÉTENCES

J’ai dit que le culte de l’incompétence fait tache d’huile, se propage par contagion et il est assez naturel qu’étant endémique il soit épidémique et qu’étant au centre même et au noyau de l’État, à savoir dans sa constitution, il se répande dans les coutumes et dans les mœurs.

On sait en effet que le théâtre est l’imitation de la vie et que la vie est peut-être encore plus l’imitation du théâtre : de même les lois sortent des mœurs mais aussi, sinon encore plus, les mœurs sortent des lois. « Plusieurs choses gouvernent les hommes, dit Montesquieu, le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d’où il se forme un esprit général qui en résulte » ; et il y a entre ces différentes choses qui gouvernent les hommes des séries d’actions et de réactions réciproques.

Le plus souvent les mœurs font les lois, particulièrement en démocratie, ce qui du reste est déplorable ; mais Montesquieu n’a pas tort de dire aussi que « les mœurs représentent les lois et les manières représentent les mœurs » et que les lois peuvent au moins « contribuer à former les mœurs et les manières » et même « le caractère d’une nation » ; qu’une partie des mœurs des Romains à dater de l’Empire a tenu à l’existence du pouvoir arbitraire et qu’une partie des mœurs des Anglais tient à leur constitution et à leurs lois.

On sait que, par des lois, Pierre le Grand modifia profondément, sinon le caractère, du moins les coutumes et les mœurs de son peuple.

Les lois engendrent des coutumes et les coutumes engendrent des mœurs. Le « caractère » n’en est pas changé et je crois qu’il ne l’est jamais par rien ; mais il semble l’être et même il est, du moins, modifié, par ce que certaines parties de lui qui étaient refoulées sont mises en liberté et certaines parties de lui qui étaient libres en leur expansion sont refoulées : il y a eu un déclanchement. Il est évident pour tous que la loi qui a aboli le droit d’aînesse n’a point changé le caractère de la nation, mais en a changé les mœurs ce qui a eu, dans une certaine mesure, répercussion sur le caractère lui-même. Sentir dès l’enfance, même au-dessous du père, un chef, quelqu’un qui vous domine, qui est plus que vous par droit de naissance ; cela vous donne une mentalité particulière. Il est clair que les pays où existe le droit de tester ont des mœurs de famille très différentes de celles des pays où l’enfant est considéré comme copropriétaire du patrimoine.

On a remarqué que depuis la loi de divorce, très nécessaire du reste, mais triste nécessité, il y a beaucoup plus, incomparablement plus de demandes de divorce qu’il n’y avait auparavant de demandes de séparation. Cela tient-il à ce que, la séparation ne donnant qu’une libération relative, qu’un demi-affranchissement, on jugeait qu’il ne valait pas la peine de se mettre en mouvement pour si peu ? Je ne crois pas ; car lorsqu’il s’agit d’un joug insupportable il est naturel qu’on fasse autant d’efforts pour qu’il soit desserré, largement du reste, qu’on en ferait pour qu’il fût ôté.

La vérité, je crois, est que l’existence de la loi civile et son accord avec la loi religieuse donnaient aux individus une mentalité particulière relativement à l’affaire du mariage, faisaient qu’ils la considéraient comme quelque chose de sacré, comme un lien qu’il y avait une grande honte à rompre et qu’on ne pouvait rompre en effet que l’on n’y fût absolument contraint et forcé, presque sous peine de la vie. La loi établissant le divorce a été ce que nos pères eussent appelé une « indiscrétion » légale ; elle a ôté une pudeur. Sauf quand le sentiment religieux est fort, on n’a plus scrupule moral à divorcer ; on divorce sans honte. Il y a eu déclanchement : la pudeur a pris le dessous, le désir de la liberté ou d’une nouvelle union le dessus. De ce déclanchement une loi a été cause, une loi certainement effet de mœurs nouvelles ; mais qui, à son tour, a fait de nouvelles mœurs, ou étendu, répandu celles qui étaient en train de se faire.

C’est ainsi que la démocratie étend et répand cet amour de l’incompétence qui est sa caractéristique et comme sa faculté maîtresse. Ç’a été un jeu traditionnel chez les philosophes grecs de dépeindre avec gaîté les mœurs démocratiques et je veux dire les mœurs domestiques et personnelles qu’ils considéraient comme inspirées et entretenues par l’état démocratique. A cet égard ils rivalisent tous avec Aristophane. « Je suis content de moi, dit un personnage de Xénophon, à cause de ma pauvreté. Quand j’étais riche j’étais obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j’étais plus susceptible de recevoir du mal d’eux que capable de leur en faire. Et puis la République me demandait toujours quelque nouvelle somme ; et puis je ne pouvais pas m’absenter. Depuis que je suis pauvre, j’ai acquis de l’autorité ; personne ne me menace ; je menace les autres ; je suis libre de m’en aller ou de rester. Les riches se lèvent devant moi et me cèdent le pas. J’étais esclave ; je suis un roi ; je payais un tribut à la République ; aujourd’hui elle me nourrit ; je ne crains plus de perdre, j’espère acquérir… »

Platon s’amuse de même : « En vérité cette forme de gouvernement a bien l’air d’être la plus belle de toutes et cette prodigieuse diversité de caractères pourrait bien paraître d’un admirable effet… A juger sur le premier coup d’œil, n’est-ce pas une condition bien douce et bien commode de ne pouvoir être contraint d’accepter aucune charge publique quelque mérite que l’on ait pour la remplir, de n’être soumis à aucune autorité si vous le voulez et d’être juge ou magistrat si la fantaisie vous en prend ? N’est-ce encore quelque chose d’admirable que la douceur avec laquelle on y traite certains condamnés ? N’as-tu pas vu, dans quelque état de ce genre des hommes condamnés à la mort ou à l’exil rester dans le pays et se promener en public avec une démarche et une contenance de héros, comme si personne ne faisait attention à eux ? Et ces maximes que nous traitions, nous, avec tant de respect en traçant le plan de notre République, quand nous assurions qu’à moins d’être doué d’un excellent naturel, si l’on n’a vécu dès les jeux de l’enfance au milieu du bien et de l’honnêteté et si l’on n’en a fait ensuite une étude sérieuse, jamais on ne deviendra vertueux ; ces maximes, quelle condescendance généreuse, quelle large façon de penser montrent nos démocrates dans le mépris qu’ils leur témoignent ! Avec quelle grandeur d’âme ils foulent aux pieds ces maximes, ne se mettant jamais en peine d’examiner quelle a été l’éducation de ceux qui s’ingèrent dans le mouvement des affaires ! Quel empressement, au contraire, à les accueillir et à les honorer, pourvu qu’ils se disent pleins de zèle pour les intérêts du peuple ! Cela suppose une haute générosité. — Tels sont avec d’autres, analogues, les avantages de la démocratie. C’est un gouvernement très agréable où l’égalité règne entre les choses inégales comme entre les choses égales… [Or] lorsqu’un État démocratique, dévoré d’une soif ardente de la liberté est gouverné par de mauvais échansons qui la lui versent toute pure et la lui font boire jusqu’à l’ivresse, alors si les gouvernants ne portent pas la complaisance jusqu’à lui verser de la liberté tant qu’il veut, le peuple les accuse et les châtie sous prétexte que ce sont des traîtres qui aspirent à l’oligarchie… il vante et honore l’égalité qui confond les magistrats avec les citoyens. Se peut-il dès lors que dans un pareil État l’esprit de liberté ne s’étende pas à tout ? Se peut-il que l’esprit d’indépendance et d’anarchie ne pénètre pas dans l’intérieur des familles ?… [Et ainsi] les pères s’accoutument à traiter leurs enfants comme leurs égaux et même à les craindre, ceux-ci à s’égaler à leurs pères et à n’avoir pour eux ni crainte ni respect ; et les citoyens et les simples habitants et les étrangers mêmes aspirent aux mêmes droits… Et les maîtres, dans cet État, craignent et ménagent leurs disciples et ceux-ci se moquent de leurs maîtres et de leurs gouverneurs. Et les jeunes gens veulent aller de pair avec les vieillards et les vieillards descendent aux manières des jeunes gens et s’étudient à copier leurs façons dans la crainte de passer pour des gens d’un caractère morose et despotique… Et il faut remarquer à quel point de liberté et d’égalité sont les relations entre les hommes et les femmes. Et l’on aurait peine à croire, à moins de l’avoir vu, combien les animaux, même, qui sont à l’usage des hommes, sont plus libres là que partout ailleurs. De petites chiennes — et c’est un proverbe — y sont sur le même pied que leurs maîtresses et les chevaux et les ânes, accoutumés à marcher tête levée et sans se gêner heurtant tous ceux qu’ils rencontrent si on ne leur cède le passage. »

Aristote, infidèle sur ce point à sa méthode favorite qui était de dire toujours le contraire de Platon, n’a aucune tendresse, nous l’avons déjà vu, pour l’aristocratie. Très froid, rarement humoriste, sarcastique jamais, il ne fonce pas sur elle, comme Platon, mais il ne la ménage nullement.

D’abord, il est esclavagiste très affirmatif. Cela ne le distingue d’aucun philosophe ancien, Sénèque à demi excepté ; mais il est esclavagiste avec une insistance et une énergie qui lui est, en vérité, particulière. Par lui l’Esclavage n’est pas seulement une des bases, il est la base même, essentielle, absolument indispensable, de la société antique.

A un degré plus haut, il tient les artisans pour des espèces de demi-esclaves. Il affirme historiquement que ce ne sont que les démocraties tombées en corruption qui leur ont accordé les droits de citoyen ; et théoriquement il soutient que jamais une bonne république ne leur donnera le droit de cité. « Chez certains peuples, les artisans n’étaient point admis aux magistratures avant les excès de la démocratie… Dans les temps anciens certains peuples considéraient les artisans comme des esclaves ou des étrangers ; et c’est pour cela qu’aujourd’hui encore la plupart des artisans sont considérés comme tels. Ce qu’il y a de certain, c’est que la cité modèle n’admettra jamais l’artisan au nombre des citoyens… »

Sans doute la démocratie est à la rigueur un gouvernement (« … si l’on compte la démocratie au nombre des gouvernements… ») ; sans doute « il est possible que ceux qui composent la multitude, bien que chacun d’eux ne soit pas un homme supérieur, l’emportent quand ils sont réunis sur les hommes éminents, non pas comme individus, mais comme masse… Voilà pourquoi la multitude juge mieux les œuvres des musiciens et des poètes ; car l’un apprécie une partie, l’autre une autre et tous apprécient le tout [Notez qu’il parle toujours d’une démocratie dont ne font partie ni les esclaves ni les artisans.] Sans doute on peut considérer la démocratie comme « le plus tolérable des gouvernements dégénérés » et Platon « quoique se plaçant à un autre point de vue [qu’Aristote] a assez bien conclu en disant que la démocratie est le plus mauvais des bons gouvernements, mais est le meilleur entre les mauvais. » Mais aussi, il est difficile de ne pas la considérer comme une erreur sociologique. Il est faux que la cité trouve son compte « à ce qu’on élève au rang de citoyens tous les hommes, même utiles, tous ceux dont la cité a besoin pour exister ».

Elle a ce défaut bien sensible qu’elle ne peut pas, en quelque sorte constitutionnellement, supporter, garder en son sein, les hommes supérieurs. En démocratie « Si un citoyen a une telle supériorité de mérite, ou si plusieurs citoyens sont tellement supérieurs qu’on ne puisse comparer à ceux des autres ni le mérite ni l’influence de ce citoyen ou de ces citoyens, on ne peut plus les regarder comme faisant partie de la cité. Ce serait leur faire tort que de les y admettre sur le pied de l’égalité, eux qui l’emportent tant sur les autres ; il semble qu’un être de cette espèce doive être considéré comme un Dieu parmi les hommes. On voit bien que les lois ne sont nécessaires que pour les hommes égaux par leur naissance et par leurs facultés et que pour ceux qui s’élèvent à ce point au-dessus des autres il n’y a point de loi : ils sont eux-mêmes leur propre loi ; celui qui prétendrait leur imposer des règles se rendrait ridicule ; et peut-être seraient-ils en droit de lui dire ce que les lions d’Antisthène répondirent aux lièvres qui plaidaient la cause de l’égalité entre tous les animaux. C’est pour cette raison que l’ostracisme a été établi dans les États démocratiques qui sont plus que tous les autres jaloux de l’égalité. Dès qu’un citoyen semblait s’élever au-dessus des autres par son crédit, par ses richesses, par le nombre de ses admirateurs ou par toute influence politique, l’ostracisme le frappait et l’éloignait de la cité. Il était comme Hercule, que les Argonautes délaissèrent parce qu’Argo, leur navire, déclarait qu’il était trop lourd pour qu’il pût le porter. »

Thrasibule, tyran de Milet, demanda à Périandre, tyran de Corinthe, un des sept sages de la Grèce, des conseils de gouvernement. Périandre ne répondit rien ; mais nivela un champ de blé en coupant les épis qui s’élevaient au-dessus des autres. « Ce ne sont pas seulement les tyrans qui ont intérêt à faire cela et qui le font ; il en va tout de même dans les États oligarchiques et dans les États démocratiques : l’ostracisme y produit à peu près les mêmes résultats en empêchant les citoyens de trop s’élever et en les exilant. »

C’est là comme une nécessité constitutionnelle de la démocratie.

A la vérité, elle n’est pas toujours forcée d’exiler ou de faire tomber les têtes des blés ; elle peut, pour ainsi parler, exiler à l’intérieur, c’est-à-dire refuser systématiquement toute élévation et même toute fonction sociale à l’homme qui montrera une supériorité de quelque genre que ce soit, de naissance, de richesses, de vertu ou de talent. C’est l’ostracisme « à la muette », comme dit le peuple. J’ai quelquefois fait remarquer que sous la première démocratie Louis XVI avait été guillotiné pour avoir voulu quitter le territoire et que sous la troisième démocratie ses petits-neveux avaient été expulsés du territoire pour avoir voulu y rester. Ceci c’est l’ostracisme qui se cherche et qui se contredit parce qu’il hésite. Il se cherchera et il hésitera encore ; mais en viendra, régularisé, à ramener à l’impuissance, par tel ou tel système de compression, tout ce qui sera puissance individuelle grande ou petite, tout ce qui s’élèvera, peu ou prou, au-dessus du commun niveau. C’est l’ostracisme ; il est un organe physiologique, pour ainsi parler, des démocraties. A en user, elles mutilent le pays, il est vrai ; à s’en passer elles se mutileraient elles-mêmes.

Aristote se pose souvent cette question de « l’homme éminent ». L’homme éminent, dit-il, diffère de l’individu pris dans la foule comme la beauté diffère de la laideur, comme un beau tableau diffère de la réalité, quelques fragments de beauté, du reste, qui existent dans le réel… « Est-il vrai que dans toute espèce de peuple la différence entre la foule et le petit nombre soit toujours la même. C’est ce qui est incertain mais peu importe… Notre observation reste juste [qu’il y a la différence que nous avons dite]. Aussi peut-elle servir à résoudre la question proposée : de quelle autorité doit être investie la masse des citoyens ? Leur donner accès aux grandes magistratures n’est pas sûr ; car on doit craindre qu’ils ne commettent des injustices, faute de probité, ou des erreurs, faute de lumière. D’un autre côté à les exclure de tous les emplois, il y a le danger de faire à l’État trop d’ennemis. Il reste donc à faire sa part à la multitude dans les délibérations… C’est pour cela que Solon… Mais, pris à part, chaque citoyen de cette classe est incapable de juger. »

Ce n’est pas seulement « l’homme éminent » qui gêne les démocraties ; c’est toute espèce de force individuelle ou collective, qui est en dehors de l’État, en dehors du gouvernement.

Si l’on se rappelle qu’Aristote a assimilé la démocratie en son état aigu à la tyrannie, on trouvera intéressant le tableau en raccourci qu’il trace des moyens de la tyrannie : « réprimer ceux qui ont quelque supériorité, faire mourir les hommes qui ont des sentiments généreux, ne permettre ni les repas en commun, ni les associations d’amis, ni l’instruction [sauf celle qu’elle donne] ni rien de pareil, éviter toutes ces habitudes qui sont propres ordinairement à faire naître la grandeur d’âme et la confiance, ne tolérer ni assemblées, ni aucune des réunions où les hommes occupent leurs loisirs, tout faire pour que les citoyens soient autant que possible inconnus les uns des autres. » — Les conclusions d’Aristote sont personnellement aristocratiques : « La cité parfaite nous présente une difficulté très gênante. Dans le cas d’une supériorité manifestement reconnue, non pas en fait d’avantages ordinaires tels que la force, la richesse ou le grand nombre de partisans, mais en vertu, que faut-il faire ? Car enfin on ne peut pas dire qu’il faille bannir de l’État celui qui a une supériorité de ce genre. D’un autre côté on ne peut pas non plus le soumettre à l’autorité ; ce serait vouloir commander à Jupiter et partager avec lui la puissance. Le seul parti qui reste à prendre c’est que tous consentent de bon cœur, ce qui semble naturel, à lui obéir et à donner l’autorité, à perpétuité dans les États, aux hommes qui lui ressemblent. » — Mais objectivement, pour ainsi parler, et se plaçant en face des divers gouvernements qui se partagent l’humanité, Aristote a une autre conclusion que nous aurons l’occasion de rencontrer et de mettre convenablement en lumière.

Chez les modernes, Rousseau, qui affirmait qu’il n’était pas démocrate et qui avait raison parce que ce qu’il appelait « Démocratie » c’était le régime athénien, le gouvernement direct, dont il ne voulait point du tout ; Rousseau qui a tracé, dans le Contrat social, le schéma le plus précis, malgré certaines contradictions et obscurités, du gouvernement démocratique au sens que nous donnons à ce mot, mais de qui encore on ne peut pas savoir s’il est formellement démocrate parce qu’on ne sait pas ce qu’il entend par « citoyens » et si c’est tout le monde ou si c’est seulement une classe, nombreuse à la vérité, de la nation ; Rousseau a, plus que tout autre, parlé, non point précisément de l’influence de la démocratie sur les mœurs, mais de l’accord, pour ainsi dire, de la démocratie avec les bonnes mœurs. Égalité, frugalité, simplicité, voilà ce qu’on trouve selon lui dans les États qui n’ont ni royauté, ni aristocratie, ni ploutocratie ; il semble que du même fond de vertu qui fait que certains peuples aiment l’égalité, la frugalité et la simplicité sorte aussi un régime exclusif de l’aristocratie, de la ploutocratie et de la royauté : aimez la simplicité, la frugalité et l’égalité et il est probable que vous vivrez en république démocratique ou sensiblement démocratique. Voilà le résumé le plus impartial, je crois et le plus clair, que l’on puisse faire de la doctrine, toujours fuyante sous des formules rigides, de Rousseau.

En cela il n’est qu’un élève, beaucoup plus fidèle qu’il ne veut l’avouer, de Montesquieu. Tout ce que je viens de dire est littéralement dans tous les chapitres de Montesquieu qui sont relatifs à la démocratie et son fameux mot de « vertu principe des républiques », quand il le prend dans un certain sens, n’est pas autre chose que la synthèse de ces trois perfections : égalité, simplicité, frugalité. Car Montesquieu prend « vertu » tantôt dans un sens restreint, tantôt dans un sens large, tantôt dans le sens de vertu politique (civisme et patriotisme) tantôt dans le sens de vertu proprement dite (simplicité, frugalité, épargne, égalité) — et dans ce second cas, Montesquieu et Rousseau sont absolument d’accord.

Seulement Montesquieu envisage aussi, comme il fait tous les gouvernements, la démocratie décadente et résumant, sans le citer, le tableau qu’en a tracé Platon et que nous avons vu plus haut, il écrit : « Le peuple voulant faire les fonctions des magistrats, on ne les respecte plus ; les délibérations du Sénat n’ayant plus de poids, on n’a plus de respect pour les sénateurs ni par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a pas de respect pour les vieillards on n’en aura pas non plus pour les pères : les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage ; la gêne du commandement fatiguera comme celle de l’obéissance. Les femmes, les enfants et les esclaves n’auront plus de soumission pour personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu. »

Or, pour ce qui est de cette transition, de ce passage des mœurs publiques de la démocratie aux mœurs privées, domestiques et personnelles régnant dans l’État démocratique, remarquez-vous la racine commune des défauts publics et des défauts privés ? Cette racine commune c’est la méconnaissance, c’est l’oubli, c’est le mépris de la compétence. Si les élèves méprisent leurs maîtres, les jeunes gens les vieillards, les femmes leurs maris, les métèques les citoyens, les condamnés leurs condamnateurs, les fils les pères ; c’est que l’idée de la compétence a disparu ; c’est que les élèves n’ont pas le sentiment de la supériorité scientifique de leurs professeurs, les jeunes gens, le sentiment de la supériorité expérimentale des vieillards, les femmes le sentiment de la supériorité de leurs maris au point de vue de la vie pratique, les métèques le sentiment de la supériorité des citoyens au point de vue de la tradition nationale, les condamnés le sentiment de la supériorité morale de leurs juges, les fils le sentiment de la supériorité scientifique, expérimentale, civique et morale de leurs pères.

Et comment l’auraient-ils, ou l’auraient-ils bien profond, bien permanent et bien stable, puisque la cité elle-même est fondée sur l’insouci de la compétence, si tant est qu’elle ne le soit pas sur le respect de l’incompétence elle-même et sur le besoin continu et persistant et universel de la rechercher comme guide et comme reine ?

Et c’est ainsi que les mœurs publiques ont leur influence, et considérable, sur les mœurs privées, sur les mœurs proprement dites et que, dans la famille, dans le « monde », dans les relations quotidiennes entre les citoyens se glisse peu à peu ce relâchement que Platon appelle spirituellement « l’égalité entre les choses égales et aussi entre les choses qui ne le sont pas ». — Dans la famille ce que l’État démocratique apporte d’abord ou ce qu’il favorise, c’est l’esprit d’égalité entre les deux sexes et par conséquent c’est l’irrespect de la femme à l’égard de l’homme. Notez qu’en son fond cette idée est très juste ; mais c’est relativement aux questions de compétence qu’elle cesse de l’être. La femme est parfaitement l’égale de l’homme en tant que facultés cérébrales, et, en état de civilisation où les facultés cérébrales comptant seules, la femme est parfaitement l’égale de l’homme. Partout dans la société elle doit être admise aux mêmes emplois que l’homme dans les mêmes conditions de capacité et d’instruction ; mais dans la famille il est clair qu’il doit y avoir, comme dans toute entreprise : 1o division du travail selon les compétences : 2o reconnaissance d’un chef selon les compétences. C’est cette loi qu’en régime démocratique les femmes sont amenées à méconnaître continuellement. Elles n’admettent pas le partage du travail en travail extérieur et travail domestique et prétendent s’immiscer dans le travail extérieur, dans le métier de l’homme, qu’elles feraient peut-être très bien si elles avaient à le faire et si elles n’avaient à faire que lui, qu’elles gênent et gâtent en prétendant s’y mêler alors qu’elles ont autre chose à mener à bien. — Elles n’admettent pas la direction générale de l’entreprise par l’homme et prétendent, non seulement être associées, mais être chefs de l’entreprise. Ceci est le mépris de la compétence conventionnelle ou de la compétence contractuelle. La femme serait sans doute aussi bon percepteur que son mari ; mais, du moment que l’on s’est mis à deux, l’un pour administrer une perception et l’autre pour diriger une maison, que celui qui dirige la maison veuille s’occuper de la perception, c’est aussi mauvais que si celui qui s’est chargé d’administrer la perception s’occupait de la cuisine et de l’achat des subsistances ; il faut respecter ici la compétence conventionnelle et contractuelle, qui devient très vite, par l’habitude et l’exercice, une compétence très véritable et très réelle, que gêne, altère et désorganise une intervention étrangère.

Surtout par le mépris, non pas même déguisé, de cette compétence contractuelle, puis acquise et par la méconnaissance du rôle de chef de famille, les femmes habituent quotidiennement, minutieusement, les enfants au mépris des pères. Les enfants sont comme élevés par la démocratie dans le mépris de leurs pères et de leurs mères. Il n’y a en vérité pas d’autre mot, quelque innocentes, quelque bonnes même que soient ses intentions. Comptez, en effet. D’abord la démocratie nie cette première compétence : l’habileté des morts à guider et conduire les vivants ; c’est une de ses maximes essentielles et fondamentales qu’une génération ne saurait être liée par celles qui l’ont précédée. Quelle conclusion veut-on que les enfants tirent, soit de cette maxime, soit de toutes les applications de cette maxime qu’ils voient autour d’eux, si ce n’est qu’ils ne sont liés en rien à la génération qui les précède, c’est-à-dire à leur père et à leur mère ?

Naturellement les enfants n’ont déjà que trop, ou ont déjà assez de tendances à tenir en petite estime leurs parents. Fiers de leur supériorité physique et de ce sentiment qu’ils montent et que leurs parents descendent, imbus de ce préjugé universel de l’humanité moderne qu’il y a toujours progrès et que par conséquent ce qui est d’hier est toujours inférieur par définition à ce qui est d’aujourd’hui ; poussés aussi, je l’ai toujours cru, par une certaine Némésis qui est persuadée que la science et la puissance humaines iraient trop vite si les enfants prenaient le chaînon juste au moment où leurs pères le quittent et continuaient tout simplement leur père et ne commençaient pas par effacer tout ce que leurs pères ont fait, pour recommencer, ce qui fait que l’édifice reste toujours près de ses fondements ; pour toutes ces raisons les enfants ont une tendance naturelle à traiter leurs parents de Cassandres. Or la démocratie y ajoute cet enseignement que les générations sont indépendantes les unes des autres et que les morts n’ont rien à enseigner aux vivants.

En second lieu la démocratie, se fondant d’abord sur cette même idée, ensuite sur cette idée que l’État est maître de tout, soustrait l’enfant à sa famille autant qu’elle le peut : « La démocratie, a dû dire Socrate, dans quelqu’un de ses dialogues humoristiques, est un saltimbanque voleur d’enfants. Elle soustrait l’enfant à sa famille pendant qu’il joue ; elle l’emmène au loin et ne lui permet plus de voir sa famille ; elle lui apprend plusieurs langues étrangères, elle le disloque et le désarticule ; elle le farde ; elle le revêt d’un costume étrange ; elle lui révèle tous les mystères de l’acrobatie et le rend capable de paraître devant le public et de le divertir par des tours. »

Tant y a que la démocratie tient essentiellement à soustraire l’enfant à sa famille, à lui donner l’éducation qu’elle a choisie et non que les parents choisissent et à lui enseigner ainsi qu’il ne faut pas croire ce que ses parents lui enseignent. Elle nie la compétence des parents en y substituant la sienne et en assurant que seule la sienne vaut.

Ceci est encore une des grandes causes de la séparation des pères et des enfants en régime démocratique.

On me dira que, dans cette mission qu’elle se donne de séparer les enfants des pères, la démocratie ne réussit pas toujours, parce que le même mépris que les enfants ont, pour tant de causes, à l’égard de leurs parents, rien n’empêche qu’ils ne l’aient à l’égard de leurs professeurs.

Rien de plus juste et les maximes générales de la démocratie ne vont pas moins à faire mépriser les maîtres par les disciples que les parents par les fils. Le maître, lui aussi, est aux yeux de l’élève le passé qui ne lie pas le présent et le passé qui, de par la loi du progrès, est très inférieur à l’actuel. Il est vrai ; mais le fait de combattre à l’école les parents, qui, à domicile, combattent l’école, amène l’enfant à être un personnage qui, entre ces influences contraires, n’aura pas été élevé du tout. Il en sera de lui comme de l’enfant qui dans sa famille même, aura reçu les leçons, surtout l’exemple, d’une mère croyante et d’un père athée. Il n’est pas élevé ; il n’a reçu aucune espèce d’éducation. La seule éducation et c’est-à-dire la seule transmission aux fils des idées générales de leurs parents, consiste en une éducation de famille soutenue d’une éducation donnée par des maîtres que la famille a choisis selon son esprit. C’est précisément ce à quoi la démocratie n’aime point se résoudre.


A plus forte raison en régime démocratique les vieillards ne sont ni respectés ni honorés. Encore une compétence niée formellement et formellement écartée. Il y aurait à écrire un traité, qui pourrait être assez curieux, sur la grandeur et la décadence des vieillards. Les vieillards n’ont pas à se louer de la civilisation. Dans les temps primitifs, comme encore aujourd’hui chez les sauvages, les vieillards sont rois. La gérontocratie est la plus ancienne forme de gouvernement. Cela se comprend assez, puisque toute science, dans les temps primitifs, est expérience et que les vieillards ont ainsi en eux toute la science historique, sociale et politique de la cité. Aussi sont-ils en très grand honneur et écoutés avec le plus grand respect, la plus grande attention, presque avec superstition. Nietzsche se rappelle ces temps quand il dit : « Signe de noblesse, signe d’aristocratie, le respect des vieillards. » Et il se rappelle aussi la raison de ce préjugé quand il ajoute : « Le respect des vieillards, c’est le respect de la tradition. » Comme on acceptait d’instinct le gouvernement des morts sur les vivants, ce qu’on honorait chez les vieillards, c’était d’être à moitié morts :

Le vieillard qui remonte à la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens
Mais aux yeux du vieillard on voit de la lumière.

Plus tard le vieillard partagea avec la royauté, ou avec l’oligarchie, ou avec l’aristocratie, le gouvernement des affaires civiles et conserva presque tout le gouvernement des affaires juridiques. On appréciait sa compétence morale et sa compétence technique. Sa compétence morale consistait, pour les hommes de ces époques, en ce que ses passions sont amorties et son jugement aussi désintéressé que peut l’être un jugement humain. Son entêtement même n’est pas une mauvaise chose ou est une chose plutôt bonne que mauvaise. Il est exclusif de versatilités, de caprices, de mouvement d’humeur et d’obéissance trop facile aux influences. Sa compétence technique est considérable, parce qu’il a beaucoup vu, beaucoup retenu, beaucoup comparé et qu’il s’est fait, en quelque sorte, inconsciemment, un répertoire des cas. Or l’histoire recommençant toujours, avec des variantes, somme toute, assez légères, chaque nouveau cas qui se présente est pour lui un cas connu, un cas ancien, qui ne l’étonne point et pour lequel il a une solution qu’il s’agit seulement de modifier légèrement pour l’accommoder.

Mais ceci se passait dans des temps très anciens.

Ce qui a miné peu à peu l’autorité du vieillard, c’est le livre. Le livre renferme la science acquise, le droit, la jurisprudence, l’histoire, mieux sans doute que le vieillard ne les peut contenir. Les jeunes gens, un jour, se sont dit : nos vieillards à nous, ce sont les livres ; et, ayant nos livres, nous n’avons plus besoin des vieillards.

C’était une erreur : la science livresque n’est jamais qu’une auxiliaire de la science vivante, de la science qui est toute mêlée et toute combinée avec la pensée active qui l’assouplit et qui la vérifie en la repensant. Le livre est un savant paralysé ; le savant est un livre qui continue de se penser et de s’écrire.

Mais ces idées ne s’imposèrent point et le livre fit tort au vieillard et le vieillard ne fut plus la bibliothèque nationale.

Plus tard encore, pour plusieurs raisons, le vieillard glissa du respect dans le ridicule. Convenons de bonne grâce qu’il prête à cela : il est entêté, il est maniaque, il est verbeux, il est conteur, il est ennuyeux, il est grondeur et son aspect est désagréable. Ce sont les auteurs comiques qui, en s’emparant de ces défauts, qui ne sont que trop réels, lui portèrent les coups les plus sensibles. Comme la majorité de tous les publics est composée de jeunes gens, d’abord parce qu’il y a plus de jeunes gens que de vieillards, ensuite parce que les vieillards fréquentent peu le théâtre, les auteurs comiques étaient sûrs de succès faciles en tournant les vieillards en ridicule ou plutôt en ne montrant d’eux que les ridicules dont il est vrai qu’ils sont chamarrés.

A Athènes, à Rome, probablement ailleurs, le vieillard fut un des principaux personnages grotesques. Ces choses, comme Rousseau l’a bien remarqué, ont un grand retentissement sur les mœurs. Une fois classé personnage ridicule, et traditionnel comme personnage ridicule, le vieillard fut destitué de son autorité sociale. On voit très bien dans le de Senectute de Cicéron que l’auteur remonte un courant, réagit, réhabilite et, pour un personnage qui n’est plus sympathique, plaide les circonstances atténuantes.

Il est remarquable que dans les épopées, même, du moyen âge, Charlemagne lui-même, l’empereur à la barbe fleurie, joue assez souvent un personnage ridicule. L’épopée se ressent du voisinage du fabliau.

Avec la Renaissance, le XVIIe siècle et le XVIIIe, le vieillard est je ne dis pas toujours, mais le plus souvent figure à nasardes.

Successeur d’Aristophane et de Plaute plus que de Térence, Molière est le fléau de la vieillesse autant que « le fléau du ridicule » ; il poursuit le vieillard comme un chien fait sa proie et jamais dans ses vers il ne les laisse en paix, ni dans sa prose.

Il faut rendre cette justice à Rousseau et à sa fille qu’ils ont essayé de réhabiliter le vieillard ; il lui fait une belle place dans ses œuvres et elle lui accorde une large place, et honorable, dans ses cérémonies publiques et ses fêtes nationales. Les souvenirs antiques sont là, ceux de Lacédémone et des commencements de Rome ; et aussi c’est là une des formes de la réaction contre le temps de Louis XIV et celui de Louis XV.

Mais la démocratie triomphante a mis définitivement le vieillard au dernier rang de la considération. Elle a oublié le conseil que Montesquieu lui donne quand il dit que dans une démocratie (Voir le contexte, Lois, v. 8.) « rien ne maintient plus les mœurs qu’une extrême subordination des jeunes gens envers les vieillards. Les uns et les autres seront contenus, ceux-là par le respect qu’ils auront pour les vieillards et ceux-ci par le respect qu’ils auront pour eux-mêmes » [et que le respect des jeunes gens pour eux entretiendra].

La Démocratie a oublié ce conseil, parce qu’elle ne croit pas à la tradition et croit un peu trop au progrès. Or les vieillards sont naturellement conservateurs de la tradition et il faut convenir que leur défaut n’est pas d’avoir une foi trop véhémente au progrès. C’est précisément pour cela que leur influence serait un excellent correctif dans un régime et surtout dans une mentalité générale où le passé est trop méprisé et où tout changement est considéré comme un progrès. Mais la démocratie n’admet guère qu’elle ait besoin de correctif et pour elle le vieillard n’est que l’ennemi. Outre qu’il est traditionnel et peu affamé de progrès, il aime le respect, en général, parce qu’il l’aime d’abord pour lui ; il l’aime pour la religion, pour la gloire, pour le pays, pour l’histoire nationale. La démocratie n’aime pas le respect : c’est un sentiment qu’elle craint toujours qui ne s’applique à autre qu’elle.

— Mais, qu’est-ce qu’elle réclame donc pour elle-même ?

— Point le respect ; la ferveur, la passion, l’amour, le dévouement. Chacun aime qu’on ait pour lui les sentiments qu’il éprouve lui-même. La foule ne respecte pas : elle aime, elle s’échauffe, elle s’enthousiasme, elle se fanatise ; elle ne respecte pas, même ce qu’elle aime.

Au fait il est naturel que le peuple n’aime pas les vieillards ; il est un jeune homme. Avez-vous remarqué comme tous les traits dont Horace peint le jeune homme s’appliquent au peuple exactement :

Imberbis juvenis, tandem custode remoto,
Gaudet equis canibusque et aprici gramine campi ;
Cereus in vitium flecti, monitoribus asper,
Utilium tardus provisor, prodigus æris,
Sublimis, cupidusque et amata relinquere pernix.

« Débarrassé de son gouverneur il ne rêve que chevaux, que chiens, que Champ de Mars ; il est de cire aux impressions du vice et se raidit contre les remontrances ; s’occupant peu de provisions utiles, prodigue d’argent, présomptueux, bouillant dans ses désirs et prompt à se détacher de ce qu’il a aimé. »

Quoi qu’il en soit, le respect est peu son fait et quand il règne ce n’est pas du respect que son exemple donne leçon. Le vieillard n’a pas dans la démocratie une amie fervente. Il est à noter que le mot gérontocratie, qui était pris fort au sérieux et avait la signification la plus honorable chez les anciens, n’a maintenant qu’un sens ridicule et désigne un gouvernement qui, étant réservé aux vieillards, sera le plus grotesque du monde.


Cette disparition du respect, signalée, nous l’avons vu, par Platon, par Aristote et par Montesquieu comme un symptôme morbide, est tout au moins une chose assez grave. Kant, se demandant à quoi il faut obéir, à quel critérium se reconnaît ce à quoi, en nous-mêmes, nous devons obéir, a répondu : à ce qui, en nous, commande le respect et ne commande rien que le respect, à ce qui, en nous, ne demande pas qu’on l’aime, ou qu’on le craigne ; mais à ce qui, en nous, nous paraît respectable ; c’est le sentiment du respect qui seul, en cela, ne trompe pas.

De même dans la vie sociale c’est aux sentiments qui commandent le respect qu’il faut obéir et ce sont les hommes qui inspirent le respect qu’il convient d’honorer et d’écouter. C’est ce critérium qu’il faut prendre pour connaître à quoi et à qui doit s’appliquer, sinon notre obéissance absolue, du moins notre attention et notre déférence. Les vieillards sont la conscience de la nation. C’est une conscience sévère, morose, vétilleuse, opiniâtre, scrupuleuse, sermonneuse et qui répète toujours la même chose ; enfin c’est une conscience ; mais c’est la conscience.

La comparaison peut se poursuivre et pour autre chose que pour le divertissement de la continuer. On altère la conscience et on la corrompt à ne pas la respecter. Elle finit par se faire petite, humble, timide, retirée et à parler à voix basse ; car on n’obtient jamais qu’elle se taise absolument.

Elle devient même sophistique ; elle prend le langage des passions, non point des passions basses, mais enfin des passions ; elle cesse d’être impérieuse pour devenir persuasive ; elle n’a plus le doigt levé, elle se fait une main caressante.

Elle tombe plus bas : elle affecte l’indifférence, le scepticisme, le dilettantisme ; pour glisser une parole sage à travers les séductions et les lenocinia, elle vous dit, ou à peu près : « il est probable que tout se vaut, que vice et vertu, crime et probité, péché et innocence, brutalité et politesse, libertinage et pureté sont des formes diverses d’une activité qui ne saurait se tromper absolument dans aucune de ses expansions ; mais c’est précisément parce que tout se vaut qu’on n’a rien à perdre à être honnête homme et peut-être vaut-il mieux l’être. »

Tout de même la nation qui ne respecte pas ses vieillards les altère, les corrompt et les enlaidit. Que Montesquieu parle bien quand il dit que le respect des jeunes gens aide les vieillards à se respecter eux-mêmes ! Les vieillards non respectés se désintéressent de leur office naturel ; ils donnent leur démission de conseillers ; ou bien ils ne conseillent que par détours et comme en demandant pardon de leur sagesse ; ou bien ils affectent une morale presque relâchée pour glisser comme subrepticement quelque avis anodin ; — et le pire encore c’est qu’à voir le rôle effacé que dans la société jouent les vieillards, ils ne veulent plus consentir à l’être.

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