Le culte de l'incompétence
V
LES LOIS EN DÉMOCRATIE
Et le signe qu’il en est ainsi c’est que toutes les lois sont des lois de circonstance, ce qu’une loi ne devrait jamais être. Loin de craindre en tout état de cause, comme le voulait Montesquieu, de toucher aux vieilles lois pour en faire de nouvelles et de démolir la maison pour dresser une tente, les lois nouvelles se multiplient selon tous les accidents atmosphériques, selon tous les incidents de la politique au jour le jour. Semblable au guerrier barbare, dont parle Démosthène, qui se défend toujours du côté du coup qu’il vient de recevoir, et, frappé à l’épaule, porte son bouclier à son épaule, puis frappé à la cuisse, le porte vivement à sa cuisse, le parti dominant ne fait des lois que pour se défendre contre l’adversaire qu’il a ou qu’il croit avoir ; ou il ne fait une réforme, précipitée et improvisée, que sous le coup d’un scandale ou d’un prétendu scandale qui vient d’éclater.
Un « aspirant à la tyrannie », comme on disait à Athènes, est-il nommé député dans un trop grand nombre de circonscriptions, vite une loi interdisant les candidatures multiples. Pour la même raison, par crainte du même homme, vite une loi remplaçant le scrutin de liste par le scrutin d’arrondissement.
Une accusée a été, paraît-il, maltraitée dans l’instruction qu’elle a subie, menée trop vivement dans l’interrogatoire du président, accusée maladroitement par le ministère public ; vite une réforme radicale de toute la procédure criminelle.
Ainsi en toutes choses. L’usine des lois est un magasin de nouveautés. Plutôt encore c’est un journal. On y « interpelle » une fois par jour ; c’est l’article de polémique ; on y « questionne » les ministres plusieurs fois par jour sur les petits faits signalés ici et là ; c’est le roman-feuilleton ou le conte ; on y fait une loi à propos de ce qui s’est passé la veille ; c’est l’article de fond ; et l’on s’y donne des coups de poing ; c’est le fait divers. Il n’y a pas de représentation plus exacte du pays ; c’en est l’image fidèle ; tout ce qui l’occupe le matin y est traité le soir comme au café du commerce de Casteltartarin ; c’est le miroir grossissant du pays bavard. Or une chambre de législation ne doit pas être l’image du pays ; elle doit en être l’âme, elle doit en être le cerveau ; mais pour toutes les raisons que nous avons dites, la représentation nationale ne représentant que les passions du pays ne peut pas être autre chose que ce qu’elle est. En d’autres termes la démocratie moderne n’est pas gouvernée par des lois, mais par des décrets ; car les lois de circonstance ne sont pas des lois, ce sont des décrets. Une loi est un règlement ancien, consacré par le long usage, auquel on obéit presque en ignorant si c’est à une loi que l’on obéit ou à une coutume, et qui fait partie d’un ensemble médité, cohérent, logique et harmonieux de prescriptions. Une loi inspirée par une circonstance n’est qu’un décret. — C’est une des choses qu’a le mieux vu Aristote et cent fois il met en lumière cette différence essentielle, fondamentale et que l’on court les plus grands risques à méconnaître ou à ignorer. Je cite le passage de lui qui est le plus précis et le plus fort à cet égard : « Enfin, il y a une cinquième espèce de démocratie où la souveraineté est transportée de la loi à la multitude. C’est ce qui arrive quand les décrets enlèvent l’autorité absolue à la loi, ce qui est l’effet du crédit des démagogues. Dans les gouvernements démocratiques où la loi règne, il n’y a pas de démagogues ; ce sont les citoyens les plus recommandables qui ont la prééminence ; mais une fois que la loi a perdu la souveraineté, il s’élève une foule de démagogues. Alors le peuple est comme un monarque à mille têtes ; il est souverain, non pas par individu, mais en corps… Un tel peuple, vrai monarque, veut régner en monarque ; il s’affranchit du joug de la loi et devient despote ; ce qui fait que les flatteurs y sont en honneur. Cette démocratie est en son genre ce que la tyrannie est à la monarchie. De part et d’autre, même oppression des hommes de bien : en monarchie les ordonnances arbitraires, en démocratie les décrets arbitraires. Et le démagogue et le flatteur ne font qu’un : ils ont entre eux une ressemblance qui les confond, avec une égale influence les uns sur les tyrans, les autres sur les peuples qui se sont réduits à l’état de tyrans. Les démagogues sont cause que l’autorité souveraine est dans les décrets et non dans la loi, par le soin qu’ils prennent de tout ramener au peuple ; il en résulte qu’ils deviennent puissants parce que le peuple est maître de tout et qu’eux-mêmes sont maîtres du peuple… Or on peut soutenir avec raison qu’un pareil régime est une démocratie et non une république ; car il n’y a pas de république là où les lois ne règnent pas. Il faut en effet que l’autorité de la loi s’étende sur tous les objets… Par conséquent, si la démocratie doit être comptée parmi les formes de gouvernement, il est clair qu’un pareil régime, celui dans lequel tout se règle par décrets, n’est pas même, à proprement parler, une démocratie ; car jamais un décret ne peut avoir une forme générale, comme la loi. »
Cette distinction entre la loi séculaire qui est la loi et la loi de circonstance qui n’est qu’un décret, entre la loi qui fait partie d’une législation coordonnée qui est la loi et la loi de circonstance qui n’est qu’un décret ; entre la loi faite pour toujours, qui est la loi et la loi de circonstance qui est analogue et même toute semblable à la velléité d’un tyran ; cette distinction, à le bien prendre, c’est toute la différence entre les sociologues de l’antiquité et les sociologues modernes. Quand les sociologues anciens et les sociologues modernes parlent de la loi, ils ne parlent pas de la même chose et c’est ce qui fait faire tant de contre-sens. Quand le sociologue moderne parle de la loi il entend par là l’expression de la volonté générale à telle date, en 1910 par exemple. Pour le sociologue ancien l’expression de la volonté générale à telle date, l’an II de 73e Olympiade par exemple, n’est pas une loi, c’est un décret. Une loi c’est un paragraphe de la législation de Solon, de Lycurgue ou de Charondas. Toutes les fois que vous verrez dans un politique grec ou dans un politique romain ces mots : un état gouverné par les lois, ne traduisez pas autrement, n’interprétez pas autrement ; cela veut dire un état gouverné par une législation très ancienne et qui ne change pas cette législation. C’est ce qui donne son vrai sens à la fameuse prosopopée des Lois dans le Phédon, qui serait stupide si les Grecs avaient entendu par « lois » ce que nous entendons par ce mot. La loi est-elle l’expression de la volonté générale du peuple ? Alors pourquoi Socrate la respecterait-il, lui qui méprise le peuple, lui qui s’est moqué du peuple toute sa vie et jusque dans son procès criminel ? Ce serait absurde. Mais les lois ne sont pas les décrets que le peuple porte au moment où Socrate existe ; ce sont les lois qui protègent la cité depuis qu’elle existe ; ce sont ces lois qui sont les Déités antiques de la cité.
Elles peuvent se tromper, à preuve qu’on tire d’elles de quoi condamner Socrate à mort ; mais elles sont respectables, vénérables et inviolables, parce qu’elles ont été tutélaires à la cité depuis des siècles et tutélaires à Socrate lui-même jusqu’au moment où l’on a abusé d’elles contre lui.
Donc une « république », pour adopter la terminologie d’Aristote, c’est une nation qui obéit à des lois et qu’elle obéisse à des lois cela veut dire qu’elle obéit aux lois écrites par ses ancêtres. — Mais alors, c’est une aristocratie ; car obéir, non pas à ceux qui représentent les traditions des ancêtres, c’est-à-dire aux nobles, mais aux ancêtres eux-mêmes, en obéissant à leur pensée qu’ils ont déposée dans une législation vieille de cinq siècles, c’est bien plus aristocratique que d’obéir aux aristocrates. Les aristocrates sont toujours moitié traditionnels, moitié de leur temps ; la loi d’il y a quatre cents ans est de quatre cents ans et n’est rien autre chose. Obéir à la loi telle que les sociologues anciens l’entendent, ce n’est pas obéir au Scipion que je rencontre sur la voie sacrée, c’est obéir à l’arrière-grand-père de son aïeul. C’est ultra-aristocratique ! — Précisément ! La loi est aristocratique ; et il n’y a de démocratique que le décret, que la loi de circonstance. C’est pour cela que Montesquieu parle toujours d’une monarchie contenue, réprimée et du reste soutenue par des lois. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire en son temps où la « volonté générale » n’a pas « d’expression » et où, par conséquent, la monarchie ne peut pas être contenue par des lois, expressions de la volonté générale ; dans un temps, d’autre part, où c’est la royauté qui est pouvoir législatif, qui fait les lois et où, par conséquent, elle ne peut pas être contenue par les lois qu’elle fait elle-même et qu’elle peut défaire et refaire ? Qu’est-ce donc que cela peut bien vouloir dire ? Cela veut dire que par « loi », comme tous les sociologues anciens où il a appris à lire, Montesquieu entend les vieilles lois antérieures au régime dans lequel il vit, les vieilles lois de l’antique monarchie (il les appelle les « Lois fondamentales ») qui lient, qui doivent lier la monarchie actuelle, sans quoi elle serait pareille à un despotisme ou à une démocratie. La loi est essentiellement aristocratique. Elle fait gouverner les gouvernés par les gouvernants et les gouvernants par les morts. C’est l’essence même de l’aristocratie que le gouvernement de ceux qui vivent par ceux qui ont vécu en prévision de ceux qui vivront. L’aristocratie proprement dite est une aristocratie charnelle ; la loi est une aristocratie spirituelle ; l’aristocratie proprement dite représente les morts par tradition, par héritage, par leçons reçues, par éducation transmise, aussi par hérédité physiologique de tempérament et de caractère ; la loi ne représente pas les morts ; elle est eux-mêmes ; elle est leur pensée déposée dans un texte qui ne change pas ou qui change insensiblement.
Est aristocratique, est en régime aristocratique et en esprit aristocratique, une nation qui conserve son vieil état-major aristocratique et qui le renouvelle discrètement, avec ménagement, et précaution par des additions successives d’hommes nouveaux. Est aristocratique par le même procédé exactement, mais beaucoup plus encore, la nation qui conserve sa vieille législation avec la plus grande piété et qui la rajeunit, la renouvelle discrètement, avec ménagements et circonspection par des additions successives de lois nouvelles qui doivent toujours avoir quelque chose de l’esprit nouveau, quelque chose de l’esprit ancien. Homines novi, novæ res. Homo novus veut dire l’homme qui n’a pas d’ancêtres et qu’il faut, pour son mérite, adjoindre à ceux qui en ont. Novæ res ce sont des choses qui n’ont pas d’antécédents et aussi cela veut dire : révolution. Les Novæ res ne doivent être introduites que partiellement, insensiblement et progressivement dans les choses anciennes comme les « hommes nouveaux » dans la corporation des hommes anciens. L’aristocratie est aristocratique, la loi est plus aristocratique encore. Voilà pourquoi la démocratie est ennemie naturelle des lois et ne peut souffrir que les décrets.
Représentation du pays réservée aux incompétents et aussi aux passionnés qui sont deux fois incompétents ; représentation du pays voulant tout faire et faisant tout mal, gouvernant et administrant et versant l’incompétence et la passion dans le gouvernement et l’administration : voilà où nous en sommes dans notre examen d’une démocratie moderne.