Le culte de l'incompétence
LE CULTE DE L’INCOMPÉTENCE
I
PRINCIPES DES RÉGIMES
On s’est toujours demandé quel est le principe des différents gouvernements, chacun devant avoir le sien ; c’est-à-dire quelle est l’idée générale inspiratrice de chaque régime politique ?
Par exemple Montesquieu prouvait que le principe do la monarchie est l’honneur, que le principe du despotisme est la terreur et que le principe de la République est la vertu, c’est-à-dire le patriotisme, et il ajoutait avec beaucoup de raison, que les gouvernements déclinent et tombent par l’excès ou par l’abandon de leur principe.
Et cela est vrai, quoique paradoxal. On ne voit pas, au premier abord, comment le despotisme peut tomber pour ceci qu’il inspire trop de terreur, la monarchie tempérée pour ceci qu’elle développe trop le sentiment de l’honneur et la République pour ceci qu’elle a trop de vertu. C’est pourtant très vrai.
A abuser de la terreur on l’épuise ; et c’est le cas de citer le mot excellent d’Edgar Quinet : « Quand on veut faire de la terreur, il faut être sûr qu’on en pourra faire toujours. » — Il ne saurait y avoir trop d’honneur ; mais quand, ne faisant appel qu’à ce sentiment, on multiplie les dignités, les distinctions, les panaches, les galons, les honneurs, comme on ne peut pas les multiplier indéfiniment, on a contre soi et ceux qui n’en ont pas, et ceux qui, en ayant, ne trouvent jamais en avoir assez.
Et enfin il est bien incontestable qu’on ne peut avoir trop de vertu, particulièrement trop de patriotisme, et c’est bien ici que les gouvernements tombent bien plutôt par l’abandon que par l’excès de leur principe. Cependant n’est-il pas vrai qu’à demander trop de dévouement au pays on finit par outrepasser les forces humaines et par lasser les vertus les plus prodigues d’elles-mêmes ? C’est ce qui est arrivé à Napoléon, qui, peut-être sans absolument le vouloir, a trop demandé à la France pour l’édification de « la France plus grande ».
— Mais ce n’était pas une République !
— Au point de vue des sacrifices demandés au citoyen pour sa patrie, c’était une République analogue à la République romaine et à la République française de 1792 ; c’était : « tout pour la gloire du pays » ; c’était « de l’héroïsme encore, de l’héroïsme toujours ! » A trop demander à la vertu civique, on l’épuise.
Il est donc très vrai que les gouvernements ne se ruinent pas moins par l’excès de leur principe que par l’abandon de leur principe. Montesquieu avait sans doute puisé cette pensée générale dans Aristote qui dit, non sans humour : « Ceux qui s’imaginent avoir trouvé la base d’un gouvernement poussent les conséquences de ce principe à l’extrême : ils ignorent que si le nez, tout en s’écartant de la ligne droite, qui est la plus belle, pour devenir aquilin ou retroussé, conserve encore une partie de sa beauté, cependant si l’on poussait cette déviation à l’excès, on ôterait à cette partie de la personne la juste mesure qu’elle doit avoir, sans compter qu’en un certain cas on pourrait arriver à ce résultat qu’il n’y aurait plus de nez du tout. » Cette comparaison s’applique à tous les gouvernements.
Partant de ces idées générales, je me suis souvent demandé quel est le principe des démocrates pour ce qui est de leur gouvernement intérieur et il ne m’a pas fallu de très grands efforts pour apercevoir que c’est le culte de l’incompétence.
Considérez une maison de commerce ou d’industrie bien ordonnée et qui prospère. Chacun y fait ce qu’il a appris à faire et ce qu’il est le plus capable de faire bien ; l’ouvrier ici, le comptable là, l’administrateur plus loin, le préposé aux relations extérieures à sa place. Il ne viendrait pas à l’idée de dire au comptable d’aller faire une tournée de commis-voyageur et de le remplacer pendant ce temps-là, soit par le commis-voyageur lui-même, soit par un contremaître, soit par un mécanicien.
Considérez les animaux ; plus ils s’élèvent dans l’échelle des êtres organisés, plus la division du travail physiologique est grande et plus la spécialisation des organes est précise. Tel organe pense, tel organe agit, tel organe digère, tel organe respire, etc. Y a-t-il des animaux qui n’ont qu’un organe, ou plutôt qui ne sont qu’un seul organe respirant, appréhendant, digérant, le tout à la fois ? Oui bien. On cite l’amibe. Seulement l’amibe est au plus bas degré de l’animalité et très inférieure même à un végétal.
De même, sans doute, une société bien faite est une société où chaque organe a sa fonction bien précise et c’est-à-dire où ceux qui ont appris à administrer administrent, où ceux qui ont appris la législation font les lois ou réparent celles qui sont faites, où ceux qui ont appris la jurisprudence jugent et où l’on ne confie pas les fonctions de facteur rural à un paralytique. La société doit procéder en prenant son modèle sur la nature. Or la nature procède chez les êtres bien faits par spécialisation des organes ; « elle ne procède pas mesquinement, dit Aristote, comme les couteliers de Delphes, dont les couteaux servent à plusieurs usages ; elle procède pièce par pièce et le plus parfait de ses instruments n’est pas celui qui sert à plusieurs travaux, mais à un seul. » — « A Carthage, dit-il encore, c’est un honneur de cumuler plusieurs emplois ; cependant un homme ne fait très bien qu’une seule chose ; le législateur doit prévenir cet inconvénient et ne pas permettre au même individu de faire des souliers et de jouer de la flûte. » — Une société bien faite est celle encore où l’on ne confie pas toutes les fonctions à tout le monde, où l’on ne dit pas à la masse elle-même, à tout le corps social : « Vous gouvernerez, vous administrerez, vous ferez les lois, etc. » Une société où les choses seraient ainsi, serait la société-amibe.
Une société est d’autant plus élevée dans l’échelle des sociétés humaines que le travail social y est plus divisé, que la spécialisation des organes y est plus précise, que les fonctions y sont plus exactement données en raison de la compétence.
Or les démocraties ont au moins une forte tendance à n’être pas de cet avis et à être de l’avis contraire. Il existait à Athènes un grand tribunal qui était composé d’hommes élevés à connaître les lois, qui les connaissaient et qui les appliquaient avec précision. Le peuple ne pouvait pas le souffrir et mit tout son effort prolongé à le détruire et à le remplacer par le peuple même. Le raisonnement était le suivant : « Je puis bien appliquer les lois, puisque je les fais. » La conclusion était juste. C’est la mineure qui était contestable. On pouvait répondre : « Vous pouvez appliquer les lois puisque vous les faites, mais vous avez peut-être tort de les faire. » Tant y a qu’il se mit à les appliquer. Bien plus, il se fit payer pour cela. Il en résulta que ce furent les citoyens les plus pauvres qui jugèrent à cœur de journée, les autres ne voulant pas perdre leur jour tout entier pour six drachmes. Ce tribunal plébéien jugea très longtemps. Son arrêt le plus célèbre est la condamnation à mort de Socrate. Elle fut peut-être regrettée. Mais le principe était sauvé : la souveraineté de l’incompétence.
Les démocraties modernes semblent bien avoir le même principe. Elles sont essentiellement amibiennes. Une démocratie déjà célèbre a eu l’évolution suivante.
Elle commença par cette idée : un roi et le peuple, royauté démocratique, démocratie royale. Le peuple fait la loi, le roi exécute la loi ; le peuple légifère, le roi gouverne, même avec une certaine influence sur la loi, car il peut suspendre l’exécution d’une loi nouvelle qu’il jugerait de nature à l’empêcher de gouverner. Il y avait là encore une manière de spécialisation des fonctions. Ce n’était pas le même personnage, individuel ou collectif, qui légiférait et qui gouvernait.
Cela ne dura pas longtemps. Le roi fut supprimé. Resta la démocratie. Mais un certain respect de la compétence subsista. Le peuple, la masse, tout le monde ne s’attribua pas le droit de gouverner directement ni de légiférer directement.
Il ne s’attribua même pas le droit de nommer directement les législateurs. Il nommait les législateurs par élection à deux degrés ; il nommait des électeurs qui nommaient les légiférants, c’est-à-dire qu’il laissait au-dessus de lui deux aristocraties, celle des électeurs et, par delà celle des électeurs, celle des élus. Il était bien loin de la démocratie athénienne faisant exactement tout elle-même, sur la Pnyx.
Ce n’était pas à dire qu’il eût précisément le souci de la compétence. Les électeurs qu’il nommait n’étaient désignés par aucune compétence comme habiles à nommer des législateurs ; les élus que nommaient les électeurs n’étaient désignés par aucune compétence pour être des légiférants. Mais cependant c’étaient là deux pseudo-compétences, deux compétences supposées. La foule, ou plutôt la constitution supposait que des législateurs nommés par des délégués de la foule étaient plus compétents pour faire des lois que la foule elle-même.
Cette compétence un peu bizarre est ce que j’appelle la compétence par collation. Rien ne m’indique que tel citoyen ait la moindre compétence législatrice, c’est-à-dire juridique, rien ; mais cette compétence je la lui confère par la confiance que j’ai en lui et que je manifeste que j’ai en lui en le nommant ; ou je la confie à des gens que je nomme pour le nommer et qui la lui confèreront en le nommant.
La compétence par collation n’a certainement pas le sens commun ; mais elle a pour elle quelques apparences et même un peu plus que des apparences.
Elle n’a pas le sens commun, puisqu’elle est une création ex nihilo, puisque c’est l’incompétent tirant de lui le compétent et zéro faisant sortir de soi un. La collation est assez légitime, encore que je ne l’aime nulle part, partant d’un corps compétent. A un savant qui n’est pas bachelier une université confère les grades de bachelier, de licencié et de docteur pour se l’adjoindre ; elle y est habile puisqu’elle est capable de savoir si c’est par la seule faute des circonstances que ce savant n’a aucun titre officiel. Mais que tous les non-bacheliers confèrent à quelqu’un le grade de docteur ès-sciences mathématiques, cela peut paraître paradoxal et du reste très humoristique. La compétence par collation des incompétents n’a certainement pas le sens commun.
Elle a cependant encore pour elle quelques apparences et un peu plus que des apparences. Remarquez que le grade de docteur ès-sciences littéraires, que le grade de docteur ès-sciences dramatiques sont conférés, sont donnés par collation par des incompétents, c’est-à-dire par le public. On peut dire au public : « Vous ne connaissez rien en choses littéraires, en choses dramatiques. » Il répondra : « Je n’y connais rien du tout ; mais je suis ému et à qui m’émeut je confère le grade. » Il n’a pas tout le tort. De même le peuple confère le grade de docteur ès-sciences politiques à ceux qui l’émeuvent, à ceux qui expriment bien les passions qu’il a. Les docteurs ès-sciences politiques qu’il fait ce sont les représentants passionnés de ses passions.
— C’est-à-dire les pires des législateurs !
— A peu près, sans doute, mais non pas tout à fait. Il est très bon qu’au sommet des choses sociales, autour du sommet des choses sociales, pour mieux dire, il y ait des représentants des passions populaires, pour que l’on sache jusqu’où il est dangereux d’aller dans tel sens ou dans tel autre, pour que l’on sache, non pas ce que pense la foule, puisqu’elle ne pense rien, mais ce qu’elle sent, afin de ne pas la contrecarrer trop violemment, afin de ne pas lui trop obéir non plus, afin de savoir, en un mot, sur quoi on agit et avec quoi on peut agir. Un ingénieur dirait : « C’est la science de la résistance des matériaux. »
Un médium m’assure qu’il a conversé avec Louis XIV et que celui-ci lui a dit : « Le suffrage universel est une excellente chose en monarchie. Il est un renseignement. Il informe. Il indique, par ce qu’il prescrit, ce qu’on ne doit pas faire. Si je l’avais eu et si je l’avais consulté sur la Révocation de l’édit de Nantes il m’aurait, à une immense majorité, conseillé cette révocation et j’aurais su ce que j’avais à faire : je ne l’eusse pas faite. C’est parce qu’elle m’a été conseillée par des ministres que je jugeais politiques habiles que j’ai pris cette mesure. — Mais aussi, à connaître l’opinion générale de la France, j’aurais su qu’elle en avait assez des guerres, qu’elle en avait assez des bâtiments, qu’elle en avait assez des dépenses. Cela, ce n’est plus les passions ; c’est les souffrances. Pour ce qui est des passions, aller droit à contre-fil de l’opinion populaire, c’est l’indication et cette indication il est bon qu’elle soit donnée : suffrage universel. Pour ce qui est des cris de douleur, tenir compte et grand compte ; or, ce cri de douleur il faut qu’il ne soit pas étouffé : suffrage universel. Le suffrage universel est nécessaire à une monarchie à titre de renseignement. »
Ainsi pense Louis XIV maintenant, à ce qu’on m’assure.
La compétence par collation est donc une absurdité pour ce qui est de faire les lois ; elle est une pseudo-compétence pour ce qui est de renseigner sur l’état physiologique d’un peuple ; d’où il suivrait qu’elle est aussi mauvaise en république qu’elle serait salutaire en monarchie. Enfin elle n’est pas tout à fait mauvaise.
La démocratie dont nous parlons, après avoir été gouvernée par les délégués de ses délégués pendant dix ans, se soumit à un délégué unique pendant quinze ans et n’eut pas lieu finalement de s’en réjouir.
Alors, pendant trente ans, elle eut recours à un procédé compétentiel. Elle supposa que les électeurs chargés de nommer les législateurs ne devaient pas être nommés par elle, mais désignés par leur situation sociale et c’est-à-dire par leur fortune. Seraient électeurs ceux qui possédaient tant de drachmes.
Quelle compétence est-ce là ? — C’en est une ; mais un peu étroite.
C’en est une, puisque, d’une part, celui qui a une certaine fortune a plus d’intérêt qu’un autre à la bonne gestion des affaires publiques et que l’intérêt ouvre les yeux et éclaire ; d’autre part, puisque celui qui a une certaine fortune et ne la perd pas n’est jamais tout à fait un imbécile.
Mais c’est une compétence très étroite ; car de ce qu’on a un certain nombre de drachmes ce n’est pas une raison pour qu’on se connaisse à la plus difficile des sciences, la législation et la politique ; et ce système se ramène à cet axiome très contestable : « Tout homme riche est sociologue. » C’était donc une manière de compétence, mais une compétence très mal établie et très étroite.
Ce régime disparut et la démocratie, dont nous parlons, après un court interrègne, se laissa gouverner pendant dix-huit ans, comme elle avait fait une première fois, par un délégué unique et n’eut pas lieu finalement de s’en féliciter.
Alors elle adopta et elle pratiqua le régime démocratique presque pur. Je dis le régime démocratique presque pur, parce que le régime démocratique pur est la nation se gouvernant elle-même directement, sans délégués, par le plébiscite continu. Notre démocratie pratiqua et pratique encore le régime démocratique presque pur, c’est-à-dire le régime de la nation se gouvernant par des délégués nommés directement par elle et, strictement et exclusivement, par ces délégués. Cette fois, c’est l’intronisation presque absolue de l’incompétence.
C’est la compétence par collation arbitraire. Comme cet évêque interpellant un cuissot de chevreuil disait : « Je te baptise carpe », le peuple dit à ses élus : « Je vous baptise jurisconsultes, je vous baptise hommes d’État, je vous baptise sociologues. » On verra plus bas que le baptême s’étend beaucoup plus loin.
Si le peuple était capable de juger de la science juridique ou de la science psychologique de ceux qui se présentent à ses suffrages, cette collation, comme je l’ai dit déjà, ne serait pas anti-compétentielle et pourrait donner des résultats assez bons ; mais d’abord il n’en est pas capable ; et ensuite, en fût-il capable, rien ne serait gagné.
Rien ne serait gagné parce que ce n’est pas à ce point de vue qu’il se place. Jamais. Il se place au point de vue, non de la valeur scientifique d’un homme, mais au point de vue de sa valeur morale.
— C’est quelque chose et voilà une manière de compétence. Les législateurs ne seront pas capables de faire des lois, il est vrai ; mais, du moins ils seront d’honnêtes gens. Cette compétence morale me plaît assez.
— Prenez garde ; d’abord ce n’est pas au plus honnête homme qu’il faut donner la direction d’une gare de chemin de fer, mais à un honnête homme qui, de plus, connaisse très bien l’administration des voies ferrées ; et ce n’est pas seulement d’honnêtes intentions qu’il faut mettre dans les lois, mais encore des vérités juridiques, des vérités politiques et des vérités sociologiques.
Ensuite, si le peuple se place au point de vue de la morale pour apprécier ceux qui se présentent à ses suffrages, c’est d’une façon particulière. Il estime moralement ceux qui éprouvent ses passions principales et qui les expriment plus chaudement que les autres. Voilà pour lui les honnêtes gens et je ne dis pas qu’ils soient déshonnêtes, je dis qu’ils ne sont pas désignés sûrement, même comme honnêtes, par ce critérium.
— Au moins sont-ils probablement désintéressés, puisqu’ils suivent des passions générales et non les leurs propres, particulières, individuelles.
— Oui, c’est bien ce que le peuple croit ; mais il ne réfléchit pas à ceci qu’il n’y a rien de plus facile que de simuler des passions générales pour capter la confiance populaire et se faire une fortune politique. Si c’est au désintéressement que le peuple tient tant, il devrait ne nommer que ceux, au contraire, qui le contredisent et qui témoignent par là qu’ils ne tiennent nullement à être élus. Mieux, beaucoup mieux, il devrait ne nommer que ceux qui ne se présentent pas, puisque ne pas se présenter est le véritable signe du désintéressement. Or c’est ce qu’il ne fait jamais. Il ne fait jamais ce qu’il devrait faire toujours.
— Les corps qui se recrutent par cooptation, Académies et autres, ne le font pas non plus.
— Et, elles, elles ont raison, parce que ce n’est pas de désintéressement qu’il s’agit chez elles ; mais de valeur scientifique. Il n’y a pas de raison pour elles de préférer celui qui ne tient pas à en être à celui qui brûle d’en faire partie. C’est tout autre chose qu’elles ont à considérer. Mais le peuple, qui prétend se placer au point de vue moral, devrait écarter du pouvoir exactement tous ceux qui l’ambitionnent, tout au moins ceux qui l’ambitionnent avec une âpreté significative.
Et ceci nous indique bien ce que la foule entend par la valeur morale d’un homme. La valeur morale d’un homme consiste pour elle à éprouver ou à paraître éprouver les sentiments qu’elle éprouve elle-même ; et c’est bien pour cela que les élus de la multitude sont excellents comme pièces de renseignement, comme pièces d’information ; détestables ou au moins inutiles, et par conséquent détestables, comme législateurs.
Montesquieu, qui se trompe rarement, s’est bien trompé, à mon avis, quand il a dit : « Le peuple est admirable pour choisir ses magistrats. » C’est qu’il ne vivait pas en démocratie. Comment le peuple serait-il admirable à choisir ses magistrats et particulièrement ses législateurs, puisque Montesquieu lui-même, avec pleine raison cette fois, a pour un de ses principes que les mœurs doivent corriger le climat et les lois corriger les mœurs ; et puisque le peuple ne songe à choisir pour délégués que les hommes qui partagent le plus exactement ses manières de sentir ? Le peuple ne réagit pas mal, quoique incomplètement, contre le climat ; mais pour que les lois corrigeassent les mœurs, il faudrait que le peuple nommât des législateurs en réaction contre ses mœurs à lui et c’est ce qu’il serait bien singulier qu’il fît, et c’est ce qu’il ne fait jamais, et c’est le contraire qu’il fait toujours.
Donc, incompétence intellectuelle, incompétence morale même, voilà ce que, d’instinct, le peuple recherche dans ses choix.
Il y a plus, si plus il peut y avoir. Le peuple chérit l’incompétence, non seulement parce que de la compétence intellectuelle il n’est pas juge et parce qu’il apprécie la compétence morale à un point de vue qui est faux ; mais encore parce qu’il aime avant tout, ce qui est très naturel, que ses élus lui ressemblent. Il aime que ses élus lui ressemblent pour deux raisons :
D’abord par sentiment. Il aime, comme nous avons vu, que ses élus éprouvent ses sentiments, ses passions. Ces élus pourraient éprouver ses sentiments et passions sans lui ressembler pour ce qui est des mœurs, des habitudes, des manières, de l’extérieur, etc. Mais, naturellement, le peuple n’est jamais plus sûr qu’un homme éprouve ses sentiments et ses passions et ne se borne pas à feindre de les éprouver, que quand cet homme lui ressemble trait pour trait. C’est un signe et c’est une garantie. Le peuple est donc instinctivement poussé à élire des hommes qui ont les mêmes habitudes, les mêmes manières et la même instruction que lui, ou une instruction un peu supérieure, « pour qu’il puisse parler » ; mais supérieure seulement d’un demi-degré.
Il a une autre raison que cette raison sentimentale et qui est extrêmement importante ; car elle touche au fond même, à l’essence même de l’esprit démocratique. Que veut le peuple quand une fois la tarentule démocratique l’a piqué ? Il veut d’abord que tous les hommes soient égaux et par conséquent il souhaite que toutes les inégalités disparaissent, tant artificielles que naturelles. Il ne veut pas des inégalités artificielles, noblesse de naissance, faveurs du roi, richesse de naissance et il est pour l’abolition de la noblesse, de la royauté et de l’héritage. Il n’aime pas non plus les inégalités naturelles, c’est-à-dire un homme plus intelligent, plus actif, plus vaillant, plus habile qu’un autre. Ces inégalités-ci, il ne peut pas les détruire, puisqu’elles sont naturelles, mais il peut les neutraliser, les frapper d’impuissance en écartant des emplois dont il dispose ceux qui les possèdent. Il est donc amené tout naturellement, forcément pour ainsi dire, à écarter les compétents précisément comme compétents, ou, si vous voulez et comme il dirait, non comme compétents, mais comme inégaux, ou, comme il dirait encore, s’il voulait s’excuser, non comme inégaux, mais comme suspects, parce qu’ils sont inégaux, d’être antiégalitaires ; et tout cela revient bien précisément au même. C’est ce qui faisait dire à Aristote que là où il y a mépris du mérite, c’est la démocratie. Il ne s’exprime pas formellement ainsi ; mais il écrit : « Partout où le mérite n’est pas estimé avant tout le reste, il n’est pas possible d’avoir une constitution aristocratique solide », ce qui revient à dire : là où le mérite n’est pas estimé, on entre en régime démocratique et l’on y reste.
La compétence est encore à ce point de vue en mauvaise posture.
Enfin et surtout la démocratie, et cela encore est bien naturel, veut tout faire elle-même, est l’ennemie de la spécialisation des fonctions, particulièrement voudrait gouverner elle-même, sans délégués, sans intermédiaires ; son idéal est le gouvernement direct tel qu’il existait à Athènes, son idéal est « la démocratie » pour employer la terminologie de Rousseau qui appelait ainsi le gouvernement direct et seulement le gouvernement direct.
Forcée, par les circonstances historiques et peut-être par la nécessité, de gouverner par des délégués, que lui reste-t-il à faire pour gouverner directement, ou à peu près, quoique gouvernant par délégués ?
Il lui reste d’abord, peut-être, à imposer à ses délégués des mandats impératifs. Les délégués, dans ces conditions, ne sont plus que les commissionnaires du peuple ; ils vont, dans le corps législatif, déposer les volontés du peuple, telles qu’ils les ont reçues et le peuple, en réalité, gouverne directement. Voilà le mandat impératif.
La démocratie y a très souvent songé, jamais avec persistance. C’est en cela qu’elle montre beaucoup de bon sens. Elle soupçonne bien que le mandat impératif n’est jamais qu’un leurre. Des représentants du peuple se réunissent ; ils discutent ; l’intérêt des partis se dessine. Dès lors, ils sont en proie à la déesse Opportunité, en grec Κάιρος. Ce qu’ils ont reçu mission de voter, le voter, en effet, est, tel jour, ce qu’ils pourraient faire de plus défavorable à l’intérêt de leur parti. Ils sont véritablement forcés d’être infidèles par fidélité et d’être dévoués en désobéissant ; et, tout au moins, d’avoir trahi leur mandat dans cette très bonne et louable intention, c’est toujours ce dont ils pourront se faire gloire, honneur ou excuse devant leurs électeurs et c’est sur quoi il sera très difficile de les réfuter.
Le mandat impératif est donc un instrument très grossier pour des besognes très délicates. La démocratie, instinctivement, sent très bien cela et elle se montre toujours assez indifférente, en somme, au mandat impératif.
Que lui reste-t-il donc ? Mais quelque chose de bien plus riche, la proie au lieu de l’ombre. Nommer des hommes qui lui ressemblent tellement bien, qui ont tellement bien tous ses sentiments, qui sont tellement elle-même, qu’ils feront sûrement, instinctivement, quasi mécaniquement, ce qu’elle-même ferait si elle formait elle-même un immense corps législatif ; qui voteront sans doute, selon les circonstances, mais qui voteront comme elle voterait directement. De cette façon, elle est législative ; elle fait la loi et c’est la seule façon qu’elle ait de faire la loi.
La démocratie a donc le plus grand intérêt à élire des représentants qui la représentent ; qui, d’une part, lui ressemblent le plus exactement que possible ; qui, d’autre part, n’aient pas de personnalité ; qui enfin, n’ayant point de fortune, n’aient point d’indépendance.
On déplore que la démocratie s’abandonne aux politiciens. Mais, au point de vue où elle se place et où il serait bien singulier qu’elle ne se plaçât point, elle a absolument raison. Qu’est-ce qu’un politicien ? C’est un homme nul pour ce qui est des idées personnelles, médiocre comme instruction, partageant les sentiments généraux et les passions générales de la foule, et enfin qui n’a pas d’autre métier que de s’occuper de politique et qui, si la carrière politique lui manque, meurt de faim.
C’est précisément tout ce qu’il faut à la démocratie.
Il ne sera pas amené par son instruction à se faire des idées personnelles ; n’ayant pas d’idées personnelles, ses idées n’entreront pas en conflit avec ses passions ; ses passions seront, d’abord initialement, ensuite par influence de ses intérêts, celles de la foule elle-même ; et enfin sa pauvreté et l’impossibilité où il est de vivre d’autre chose que de politique feront qu’il ne sortira jamais du cercle étroit où ses mandants l’auront enfermé ; son mandat impératif sera la nécessité matérielle où il est d’obéir ; son mandat impératif, c’est son indigence.
La démocratie a donc besoin de politiciens, n’a pas besoin d’autre chose que de politiciens et a besoin qu’il n’y ait pas aux affaires d’autres gens que les politiciens.
Son ennemi ou tout au moins l’homme dont elle se défie parce que c’est lui qui va gouverner et non elle sous son nom, c’est l’homme qui, soit par influence de fortune, soit par le prestige de son talent et de sa notoriété, réussit à se faire nommer quelque part. Celui-ci ne dépend pas d’elle. Supposez qu’un corps législatif soit tout entier composé ou soit composé en majorité d’hommes riches, d’hommes supérieurs intellectuellement et d’hommes ayant plus d’intérêt à exercer leur métier, où ils réussissent, qu’à faire de la politique ; tous ces gens-là votent selon leurs idées, légifèrent selon leurs idées, et alors, quoi ? alors la démocratie est simplement supprimée. Ce n’est pas elle qui légifère et qui gouverne ; c’est, très exactement, une aristocratie, une aristocratie un peu flottante peut-être, mais une aristocratie, éliminant l’influence du peuple sur les affaires publiques.
On voit bien qu’il est presque impossible à la démocratie, si elle veut être, de tenir compte des compétences et qu’il lui est à peu près impossible de ne pas les écarter.
Le peuple, donc, ne nomme que des représentants exacts de lui-même et toujours dépendants de lui-même.