Le mystère du tigre : $b roman
LE TIGRE HUMAIN
Tout ce qui arriva ensuite fut vertigineux. Je crois me souvenir que je me suis assis dans un fauteuil à bascule et que j’ai allumé un cigare. Puis je l’ai éteint et aussitôt Eva a paru devant moi.
Elle avait un air autoritaire et décidé. Elle ne portait plus le costume de la princesse, mais une sorte de veston d’homme avec une jupe très courte qu’elle mettait pour monter à cheval. Je remarquai que sa poudre bleuâtre, hâtivement enlevée, laissait à sa peau une tonalité colorée en azur qui me fit penser à ces vestiges de rêves dont on garde confusément la mémoire après le réveil. Une de ses dents, sur le côté, avait aussi conservé un fragment de lamelle d’or.
Elle voulait faire une grande course à cheval, me monter la lamaserie de Kobou-Dalem, disait-elle.
Nous partîmes. Il n’avait pas été question de Djath. Ali nous accompagnait seul.
— La chance me favorise, dit une voix intérieure en moi où naissait et grondait déjà le désir de la bête.
Nous longeâmes d’abord une route mal tracée le long de la lisière de la forêt. C’est là que nous vîmes, assis sur une pierre, au pied d’un manguier, un être hideux, une sorte de squelette vivant parfaitement dessiné sous une peau parcheminée, avec une chevelure si longue, et si épaisse, que je me demandai aussitôt où elle pouvait puiser sa substance. Comme le singe que j’avais tué la veille, il tenait une mangue à la main.
J’allai, par manière de plaisanterie, lui faire signe qu’il était nécessaire qu’il en mangeât beaucoup pour grossir un peu, quand il se leva à ma vue et prononça, en me montrant du doigt, des malédictions que je ne compris pas.
— C’est l’ascète Chumbul, dit Eva. Il a dû entendre, hier, vos coups de fusil et il vous garde rancune d’avoir tué ses amis les animaux.
Je haussai les épaules et nous passâmes.
La route devint presque impraticable tellement elle montait et elle descendait parmi les lianes et les végétations de toutes sortes.
Nous nous trouvâmes brusquement en face de deux statues colossales représentant des personnages, prêtres ou dieux, je ne sais, agenouillés sous des fleuves de verdure avec des serpents entrelacés autour des bras.
— Ce sont les Rechas du temple qui est à droite, dit Eva.
Un peu plus loin, il y avait un éléphant de pierre entièrement caparaçonné et dont la trompe gisait sur le sol d’une manière tout à fait ridicule.
Je songeai à l’absurdité de cet antique peuple soi-disant civilisé, qui n’avait rien trouvé de mieux, comme signe de sa civilisation, que de reproduire en pierre des images d’animaux sur le coin du monde qui était le plus infesté de bêtes vivantes.
Voilà la lamaserie, dit avec admiration Eva, en désignant quelques misérables bâtisses de pierre qu’on distinguait dans les arbres à un endroit où aboutissaient des avenues tellement encombrées de végétation qu’il aurait été impossible de les franchir à cheval.
Je faillis pousser un cri de surprise. Nous croisions un petit groupe de personnages silencieux. Ils étaient vêtus avec des robes de coton rouge sale et portaient sur la tête un bonnet de même couleur. Ils entouraient un homme habillé à l’européenne, mais très simplement, dont je crus reconnaître le visage. Je remarquai que cet homme avait un chapeau de paille de couleur claire, maculé de boue qui rappelait, par sa forme, celui que j’avais perdu.
Eva s’était inclinée respectueusement ; je vis qu’elle se retournait de mon côté et qu’elle pressait son cheval. Naturellement, je pressai le mien et ce ne fut qu’après que je me rappelai l’homme que nous venions de rencontrer parmi les lamas. C’était le personnage qui m’avait été si antipathique dans la fumerie de Singapour.
— Je regrette, dis-je à Eva, de n’avoir pu dire à cet Hindou, ou à ce Mongol vêtu en Européen, combien son visage m’est désagréable et combien je suis écœuré par sa manière de caresser les lézards.
Eva leva les yeux au ciel.
— C’est aussi un lama, mais un lama voyageur, répondit-elle avec une nuance de vénération dans la voix. Il y en a parmi eux qui se sacrifient, s’arrachent au bonheur de la méditation dans leurs solitudes pour aider les autres hommes, ceux qui en ont besoin, les barbares comme vous et moi.
Je n’attachais pas d’importance à ces paroles, car le ténébreux désir m’habitait, il me versait des trésors de ruse, il mettait sur mes traits une hypocrite sérénité.
— Ne faut-il pas faire reposer un peu les chevaux ? dis-je avec douceur, au lieu de m’exclamer sur la stupidité des lamas qui se condamnent inutilement à habiter des lieux désertiques pour y adorer des dieux imaginaires.
— Nous ne revenons pas par le même chemin, répondit Eva. Nous allons contourner cette masse de forêts que nous avons sur la droite et nous nous arrêterons un peu dans un bois d’ébéniers que je connais. Nous ne serons plus alors très éloignés de la maison.
Eva avait l’air de connaître parfaitement le pays et cela m’ôtait le souci de ne pas m’égarer dans ces forêts uniformes.
Nous atteignîmes bientôt un lieu que l’on pouvait difficilement appeler un bois d’ébéniers, vu qu’il y avait, outre des ébéniers, des bambous, des aréquiers, des palmiers nibong et toutes sortes d’arbres velus, hérissés, formidables dont je ne connaissais pas le nom.
Mais Eva s’orientait très bien, c’était l’essentiel.
Nous descendîmes de cheval. Plusieurs vagues pistes aboutissaient à l’endroit où nous nous étions arrêtés.
Alors, mon cœur se mit à battre et je dis, sans regarder Eva, de la manière la plus indifférente possible :
— Ali pourrait garder les chevaux pendant que, pour nous délasser, nous marcherions sur un de ces sentiers. Voulez-vous ?
Je levai imprudemment la tête. Nos yeux se croisèrent pendant qu’elle disait, oui. Sans doute le reflet de la bête était sur mon visage, car elle hésita soudain et faillit changer d’avis. Puis elle eut un petit geste insouciant et supérieur qui me fit penser à mon geste à moi, lorsque je fais claquer mon fouet, au milieu de mes animaux.
Nous marchâmes assez longtemps. Je cherchais un endroit assez dépourvu de hautes herbes pour pouvoir l’inviter à s’asseoir sans qu’elle eût la crainte des serpents.
Rien de conscient ne subsistait en moi que la volonté de réaliser mon désir. Par un dédoublement inexplicable, j’avais honte de moi-même. Mais quand cette honte se faisait jour, je voyais le visage de Djath, sa bouche sensuelle et ses mains soignées aux ongles teints. Et puis une phrase entendue jadis, me revenait à la mémoire.
— Un homme ne doit jamais permettre à une femme de jouer avec son désir.
Et alors une bouffée d’amour-propre me montait aux joues et je me sentais rougir en marchant.
— A quelle époque, exactement, a vécu la princesse Sekartaji ? demandai-je.
Cette date me laissait prodigieusement indifférent et je ne posais cette question que pour rompre le silence.
Eva dut comprendre la vanité de cette précision car elle me répondit :
— Quel métier émouvant que le vôtre ! J’aurais tant aimé dompter des animaux !
Elle ne savait pas qu’elle était en train de s’exercer à ce métier et que c’était un tigre humain qui marchait paisiblement à côté d’elle.
Le sentier s’était soudain élargi et nous étions arrivés dans une clairière. Une grande immobilité suffocante pesait sur la forêt et je percevais à mes pieds le grouillement des germinations, lent, fécond, sexuel comme le mystère de la vie.
Nous nous étions arrêtés. Je réfléchis à la manière la plus favorable de saisir Eva par derrière de façon à poser mes lèvres sur les siennes avant qu’elle se fût rendue compte de mon étreinte. J’envisageais comme vraisemblable l’hypothèse qu’elle serait jetée par ce baiser dans une ivresse absolue et que toute lutte serait inutile. Je laissai glisser à terre mon fusil que je portais en bandoulière et qui me gênait, en disant :
— Voulez-vous que nous nous asseyions ici ?
Mais ma voix, que l’émotion rendait pareille à un grondement, me trahit.
Eva se retourna, me vit avec mon masque bestial où affluait le sang, eut un petit rire énervé et, soit par plaisanterie, soit par véritable crainte, se mit à courir sur un sentier qui était, non en face d’elle ni sur sa droite, comme elle devait le prétendre ensuite, mais sur sa gauche.
Surpris, j’hésitai quelques secondes. Puis, je voulus la rattraper et je m’élançai sur ses traces.
— Cette fuite, pensai-je, est peut-être une coquetterie de plus. Mais elle ne se doute pas de la manière dont elle va être saisie quand je l’atteindrai.
La coquetterie d’Eva l’emportait très loin. Je ne savais pas qu’une femme pût courir aussi vite. Elle galopait, enivrée sans doute par sa propre vitesse et l’air chargé de miasmes végétaux et pendant qu’elle courait j’entrevoyais la perfection de ses jambes minces et mon désir augmentait. Je m’identifiais à nouveau avec le tigre poursuivant sa proie, je soufflais comme lui et cette identification était si complète que parfois je me surprenais à faire des bonds à son exemple, ce qui retardait ma course.
Eva allait au hasard. Elle prenait un sentier, puis un autre et je ne sais combien de temps cela aurait duré et si je serais parvenu à la rattraper quand je butai contre une racine d’arbre et tombai. La sourde exclamation que je poussai alors la fit s’arrêter et revenir sur ses pas.
— Vous êtes-vous fait mal, me dit-elle avec une voix curieuse, qui ne révélait aucune commisération.
Non, je ne m’étais fait aucun mal. J’étais vexé. Eva n’avait plus peur. Un tigre ne doit pas tomber.
— Il me semble que nous sommes allés bien loin. Je voudrais bien retrouver mon fusil.
Et alors, nous nous regardâmes, saisis de la même appréhension. Est-ce que parmi ces clairières et ces sentiers semblables les uns aux autres, nous allions pouvoir retrouver notre chemin ?
J’en émis le doute à haute voix tandis qu’Eva gardait sa crainte pour elle. Elle haussa même les épaules.
Je pouvais être tranquille. Elle avait un sens admirable des directions.
Je me rappelai alors que ma boussole était restée dans un petit sac de cuir attaché à l’arçon de ma selle.
Après une demi-heure de marche nous n’avions pas retrouvé la clairière où j’avais si follement déposé mon fusil et j’exprimai à Eva mon assurance que nous devions lui tourner le dos.
Une longue discussion s’engagea pour savoir si le sentier qu’elle avait pris quand elle avait commencé à courir était sur la droite, ou sur la gauche, par rapport au sentier par lequel nous étions venus en quittant Ali et les chevaux.
Eva prétendait qu’elle avait tourné à droite. Je disais que c’était à gauche. Nous nous persuadâmes en partie réciproquement et nous finîmes par nous rallier tous deux à l’hypothèse que le sentier suivi au moment de l’abandon du fusil était juste en face de nous.
Quand nous eûmes marché assez longtemps dans la direction choisie par Eva et qui n’était pas celle que nous venions de juger bonne, il nous apparut que nous étions dans l’erreur. Eva me reprocha de l’avoir poussée par ma folle insistance à prendre un sentier qui ne menait nulle part et elle voulut se diriger par un nouveau sentier de son choix. Ce sentier aboutissait à des amas d’énormes rochers que nous n’avions pas rencontrés jusqu’alors.
Et soudain une coloration saphir glissa furtivement, tristement parmi les bois et annonça la venue de la brusque nuit.
Nous étions irrévocablement perdus et l’absence d’arme à feu nous empêchait de signaler à Ali de quel côté nous nous trouvions. Je crois, d’ailleurs, que nous avions franchi une assez grande distance pour que nous ne puissions entendre les coups de feu qu’il pouvait tirer. Nous prêtâmes l’oreille en vain. Seules les voix odieuses de mille animaux, sifflements de haine, jacassements ironiques, glapissements satisfaits, retentirent sous les feuillages.
Alors Eva affecta une gaîté qu’elle n’éprouvait pas au fond d’elle-même. Tout cela n’était pas bien grave. Nous dînerions avec quelques mangues et nous nous contenterions de leur jus pour nous désaltérer.
Ali ne rentrerait sans doute pas sans nous. Son père n’éprouverait pas une grande inquiétude puisqu’il saurait sa fille avec moi et Ali pour la garder. Il penserait que nous avions couché à la lamaserie. Au matin, je grimperais sur un arbre pour voir la direction du soleil et grâce à son sens inné de l’orientation, nous ne manquerions pas de nous retrouver.
En mettant tout au pire, en supposant que nous ne puissions rejoindre Ali dans la matinée, celui-ci reviendrait chez M. Varoga et une battue serait organisée, avec des coups de fusil et des bruits de gong, comme cela avait été fait déjà dans des cas semblables. L’unique danger consistait à passer une nuit dans la forêt, à la merci des bêtes sauvages. Mais j’avais des allumettes. Il suffisait de profiter des dernières lueurs du crépuscule pour trouver un espace découvert. Là, nous ferions un grand feu et nous pourrions nous reposer sans crainte et même causer agréablement avant de dormir.
Tout ce que disait Eva était juste, en somme, mais elle ne tenait pas compte du fauve qui ne craint pas les flammes, de la bête intérieure de l’âme.