Le mystère du tigre : $b roman
LE TEMPLE DE GANÉSA
— Je me reconnais parfaitement, dit Eva, en voyant des débris de colonnes, des pans de murailles écroulés émergeant sous les verdures. Nous sommes revenus sans nous en douter au temple de Kobou-Dalem. Les Rechas doivent être là.
Les Rechas ! Il n’y avait pas de Rechas. Eva fut obligée de convenir que nous ne nous trouvions pas en présence du temple de Kobou-Dalem, mais d’un temple entièrement inconnu et de proportions immenses.
Je pensai que nous pourrions y découvrir une salle, ou même une niche de Dieu qui nous servirait d’abri. Mais tout était trop grand et trop ruiné. Nous trouvâmes une sorte de galerie de pierre que nous suivîmes. La lune venait de se lever et nous permettait de ne pas buter contre les racines qui fendaient parfois les dalles, ou de ne pas tomber dans des excavations qui se creusaient subitement à nos pieds.
Eva courait devant et je lui criais sans cesse de prendre garde. Parfois se dressait un Bouddha énorme, un dragon aux formes singulières. Il me semblait que j’étais halluciné. Et, tout d’un coup, nous nous trouvâmes devant un large, un tournant, un prodigieux escalier de pierre, encadré de bas-reliefs. Nous en descendîmes les hautes marches pleins d’émotion et Eva me saisit la main, tellement était impressionnant le lieu central dans lequel nous arrivâmes.
C’était une cour, une grande place circulaire, entourée par la masse de l’édifice et où l’on parvenait par deux escaliers monumentaux dont nous avions descendu le premier. Cette cour était semée de colonnes renversées, de débris de statues. Nous y avançâmes lentement, Eva et moi, épaule contre épaule et ne nous lassant pas de regarder autour de nous, le monument qui devenait plus haut, plus redoutable, plus mystérieusement muet, à mesure que nous nous rapprochions du centre intérieur.
De tous les côtés se dressaient des entassements de corniches, de pyramides, d’animaux sacrés entremêlés de ci de là de l’éventail d’un palmier, du jet des bambous que la nature avait semés au hasard pour se rire du symétrique effort des hommes. Et dans ces architectures accumulées, il y avait d’innombrables reproductions de bêtes géantes : des buffles de granit, des serpents de marbre enroulés, des oiseaux fabuleux aux ailes déployées, en sorte que dans la solitude de cette nuit lunaire notre asile était peuplé par les images terrifiantes des bêtes que nous voulions fuir.
Ce lieu était cependant le plus sûr de ceux que nous pouvions trouver. Je déblayai au pied d’une colonne un espace assez étendu, je coupai des broussailles, j’en fis un tas et je l’allumai.
La flamme nous délivra de nos appréhensions. Elle me permit de distinguer que la base de l’édifice formait une série de niches régulières et que dans chaque niche il y avait un personnage humain assis, un personnage gros et court avec un ventre épais et une tête d’éléphant recouverte d’un bonnet pointu. Des centaines d’hommes de pierre à tête d’éléphant étaient assis dans des centaines de niches et nous considéraient silencieusement.
— C’est Ganésa, le Dieu de la sagesse, me dit Eva. Je ne suis jamais venue dans ce temple qui est abandonné depuis des centaines d’années. J’ai entendu parler de son existence. Nous nous sommes éloignés beaucoup plus que nous ne l’avions supposé, mais je me reconnais très bien maintenant.
Eva ne voulait pas renoncer au privilège de connaître les lieux où elle nous avait égarés.
Elle s’était étendue à quelque distance du feu sur un amas de branches de fougères et de feuilles sèches. Nous avions mangé des mangues cueillies dans la forêt et bu du lait de noix de coco. Nous fûmes envahis par le bien-être du repos physique et l’ivresse de l’immobilité.
Nous commençâmes par jeter de fréquents regards aux deux escaliers dont nous voyions les marches sombres se perdre dans les hauteurs du monument. Je sentais qu’Eva imaginait, comme moi, une lente descente du tigre monstrueux, se représentait ses yeux phosphorescents fixés sur nous. Elle prenait alors une poignée de branches et elle la jetait sur le feu pour que les flammes en montant missent leur incendie flottant sur tout le cirque ténébreux.
Mais, peu à peu, cette obsession s’évanouit et elle fit place à un bizarre attrait, une inexplicable attirance des formes obscures de la pierre, attirance que je sentais matériellement et qui me donna deux ou trois fois l’envie de courir vers les escaliers et de les gravir. Naturellement, je résistai à cette envie.
Eva, au lieu de s’endormir, se dressa à plusieurs reprises sur son séant comme si elle avait entendu un mystérieux appel, non pas un appel venant de loin et qui aurait pu être les cris d’Ali ou de gens partis à notre recherche, mais un appel proche, peut-être celui d’une voix venant du mystère même des antiques pierres.
— N’avez-vous pas entendu ? me dit-elle tout bas, dressée et anxieuse.
C’est ce mouvement qu’elle fit deux ou trois fois, ce mouvement inexplicable pour écouter ce qui ne résonnait pas, qui fut la cause de tout ce qui arriva.
Je jure que si elle s’était endormie paisiblement, pleine de confiance, j’aurais veillé sur son sommeil jusqu’à l’aurore. Mais elle se dressa, attentive, tout en me regardant du coin de l’œil avec des paupières demi-fermées. Ses seins tendus apparurent sous sa veste légère. Les épaules et le cou penchés en avant dans le mouvement qu’elle fit pour écouter révélèrent un caractère animal que je voyais pour la première fois. Il y avait dans toute la silhouette de son corps un je ne sais quoi de mouvant, d’inquiétant et de voluptueux.
Plus je me rappelle cette heure et plus je suis persuadé qu’il venait vers nous de la profonde forêt la hantise de la bestialité multiforme dont elle est le repaire ancestral.
Le cri des chacals, l’appel des oiseaux de nuit se répondant les uns aux autres, formaient un langage insensé qui donnait presque l’envie de marcher à quatre pattes, de ramper comme les serpents, de hurler comme les loups, de pousser des cris gutturaux et prolongés comme les hiboux nocturnes.
Le parfait équilibre de mes facultés m’empêchait de me livrer à ces folies. Mais je me surpris à me dandiner de droite et de gauche comme un ours, et Eva, dressée devant moi, eut tout à coup un autre aspect.
Je voyais à la clarté du feu ses narines frémir, ses seins monter et descendre. Sa bouche était plus rouge et me fit l’effet d’un peu de sang que je devais boire. Il me venait d’elle une tiédeur de corps humain plus enivrante que tous les parfums terrestres sortant des innombrables cassolettes des plantes et des fleurs.
Il y avait, dans sa manière de tendre le buste, une envie secrète d’être renversée, une offrande de sa peau bleuâtre. Son visage changea tout d’un coup d’expression, ses yeux perdirent leur lumière, le sang de ses lèvres palpita. L’esprit sembla la quitter en même temps que je le sentais disparaître de ma propre face. Nous ne fûmes plus à cette minute, que deux animaux, se flairant, se repoussant et se désirant.
C’est alors que je m’élançai sur elle. Cette attaque lui rendit-elle la raison ou la lui fit-elle perdre au contraire ? Je ne peux le savoir, je ne le saurai jamais. Je devais être hideux. Elle me repoussa avec force. Je voulus la saisir à nouveau, mais je ne pris que sa veste qui se déchira en même temps que sa chemise, dans le mouvement en arrière qu’elle fit. Cela découvrit son épaule et un de ses seins.
Que se passa-t-il alors dans l’âme d’Eva ? L’homme qu’elle aimait — car je suis persuadé qu’elle m’aimait, bien que je n’en aie jamais eu aucune preuve — lui parut-il plus redoutable que la forêt avec tous ses dangers ? Sa raison avait-elle été altérée par la crainte ? Entendait-elle une voix occulte l’appeler ? Y avait-il une influence magique dans ce temple abandonné ?
Je ne sais. Possédée soudain par une inconcevable légèreté, Eva s’élança à travers la cour, elle gravit un des deux escaliers monumentaux et disparut à mes yeux.
J’étais persuadé qu’elle s’était assise au haut des marches. Déjà, confus de mon action, je l’appelai à plusieurs reprises en lui demandant pardon. Comme je n’obtenais pas de réponse, je gravis l’escalier tout en lui rappelant qu’il était dangereux de s’éloigner du feu et en lui jurant sur la tête de ma mère bien-aimée que je ne recommencerais pas mon indigne tentative.
Ma surprise et ma perplexité furent grandes en ne la trouvant pas. Je criai de toutes mes forces pour la faire revenir. Rien ne me répondit. Alors, affolé, je me mis à courir sur le chemin de ronde qui domine le temple. Je tombai dans des trous, j’escaladai des statues. Je criais toujours.
Cela dura très longtemps. La lune disparut. Ma voix se brisa par l’effort que je faisais et je cessai de pouvoir faire résonner le nom d’Eva. Je la croyais toujours cachée et refusant de me répondre pour me punir. Plusieurs fois je pensai qu’elle était retournée auprès du feu et j’y revins pour repartir aussitôt et reprendre mes recherches.
Enfin, après une éternité d’attente, pendant laquelle je maniais machinalement les cendres du feu mort, j’aperçus, se découpant sur un azur livide, des silhouettes de cocotiers. Brusquement une lueur pourpre inonda le temple et je distinguai autour de moi tous les Ganésa à tête d’éléphant, dans leur immobilité dérisoire, leur indifférence abjecte, leur tristesse sans fin.
Eva n’était pas là. Je ne pouvais pas imaginer ce qu’elle était devenue et sa pensée occupait toute mon âme. Aucun son ne sortait plus de ma gorge épuisée.
Un grand vol d’oiseaux, dont je ne pus reconnaître l’espèce, s’éleva sur ma droite et raya le ciel avec lenteur. J’eus une grande sensation de froid physique et toute la terre m’apparut répugnante comme une étendue de marécages, d’eaux stagnantes peuplées de crocodiles.
Soudain, je me mis à tourner plusieurs fois, de plus en plus rapidement, comme un cheval dans un cirque, entre les murailles du temple, le long des figures muettes qui me tendaient inexorablement leur trompe.
Puis, je gravis un des escaliers, je traversai le chemin de ronde, je dégringolai parmi les murailles croulantes, les morceaux de portiques, les dieux informes, les galeries à demi ensevelies et je m’élançai droit devant moi dans la forêt.