Le mystère du tigre : $b roman
LA JEUNE FILLE A L’ÉCHELLE
Je n’ai jamais été l’amant d’Eva. Je n’ai jamais eu la seule femme que j’ai vraiment aimée. Pourquoi se refusa-t-elle à moi avec cette obstination insensée, c’est ce que je ne suis jamais arrivé à comprendre. Était-ce par respect du sacrement du mariage qui devait nous réunir ? Je ne le crois pas. Était-ce par vertu naturelle ? Peut-être tout ce qu’il me fut donné d’apprendre par la suite sur ses caprices insensés ne fut qu’une suite de calomnies inventées pour ternir une vie immaculée. Était-ce par amour pour moi ? C’est bien possible et il faut toujours croire l’hypothèse la plus favorable.
Peu de temps après la soirée que j’avais passée avec mon cousin de Goa dans la fumerie d’opium de Singapour, je partis pour Batavia. Ali le Macassar m’accompagnait. Nous allions prendre livraison d’un couple de panthères et faire achat d’une collection de ces poissons aveugles qui vivent dans les lacs souterrains de Java et que les éruptions volcaniques font, dans certains cas très rares, apparaître à la lumière.
J’estime qu’il est toujours sage de ne pas faire étalage de richesses et une de mes plus grandes joies, quand je quitte Singapour, est de ne plus sentir autour de moi cette atmosphère de curiosité que donne la célébrité.
Au lieu de descendre dans le quartier européen, à l’hôtel des Indes où la table d’hôte réunit le soir les hauts fonctionnaires hollandais et les étrangers de marque, je suivis Ali le Macassar, au sortir du bateau, après les formalités de la douane, dans le vieux Batavia et je pris une chambre non loin du port, dans une pension d’assez minable aspect. Je prétends qu’un homme peut être bien en n’importe quel endroit du monde s’il transporte avec lui une couverture propre et une moustiquaire sans trou, avec sa cravache, bien entendu, pour le défendre.
Ma chambre était à un premier étage assez élevé qui donnait sur une cour d’où montait une haleine fétide provenant d’un amoncellement de détritus décomposés par l’extrême chaleur. Un coolie malais venait à peine de déposer ma valise dans la chambre, quand, incommodé par le caractère immonde de l’odeur, je m’approchai de la fenêtre pour la fermer.
A cet instant, un parfum délicat, subtil, féminin, une émanation de chevelure et de soie embaumée s’éleva jusqu’à moi, remplaçant l’odeur immonde. Surpris, j’ouvris la fenêtre et je me penchai.
Il y avait une échelle contre le mur et d’une fenêtre voisine une jeune fille venait de sortir et descendait légèrement les degrés. C’était une Européenne qui semblait vêtue avec élégance. Je remarquai le châle chinois aux broderies éclatantes qui s’enroulait autour de son corps en le dessinant, une torsade de cheveux noirs noués négligemment, et une main d’une petitesse extrême qui tenait le barreau de l’échelle.
Au bruit que je fis, elle leva la tête. J’aperçus un visage d’une perfection extraordinaire, un visage un peu enfantin et ingénu avec d’immenses yeux de flamme à la fois purs et terribles. Il y eut sur ce visage une expression de surprise, d’allégresse aussi, je crois, puis une gaîté y parut. J’entendis un éclat de rire, lancé comme un bouquet de fleurs de cristal dans la répugnante cour et la jeune fille disparut.
Je refermai la fenêtre et je méditai sur l’extraordinaire présence d’une jeune fille de cette qualité dans le bouge pour Chinois moyens et maîtres d’équipage en congé où je me trouvais. Pourquoi cette jeune fille descendait-elle par une échelle au lieu de prendre l’escalier ? Fuyait-elle un danger malgré son allure paisible ? Me connaissait-elle ?
La beauté de ses traits m’avait causé une profonde impression. Les yeux fixés sur la fenêtre, je demeurai immobile assez longtemps. Tout d’un coup je perçus le bruit de ma porte qu’on ouvrait. Je crus que c’était Ali le Macassar et je ne bougeai pas. J’eus une sensation de froid dans le cou à côté de l’oreille.
Je pensai tout de suite à la chute d’un de ces odieux lézards de maison tombé du plafond sur mon épaule. Je fis un mouvement et je vis qu’il y avait, non un lézard, mais le canon d’un revolver qui m’effleurait. Un homme inconnu était entré et tenait ce revolver à la hauteur de ma tête.
Cet homme n’était pas jeune. Il portait une barbe et je vis au tremblement de sa main et à ses yeux exorbités qu’il était complètement hors de lui.
La possibilité d’être frappé tout à coup par la mort m’a toujours donné dans le danger la singulière sensation du vide absolu, de la suppression de toute matière autour de moi.
— Je viens chercher Eva, me cria l’homme du fond d’un espace illimité.
Et comme il agitait son revolver, je remarquai qu’il était maigre et extrêmement velu.
— Eva ! appela-t-il encore.
Brusquement il se baissa et regarda sous le lit.
— Je ne sais pas de qui vous voulez parler, dis-je en regrettant de ne pas avoir profité de cette seconde d’inattention pour bondir sur lui et le désarmer.
— Vous avez rougi, reprit-il, vous savez où elle est, mais je la retrouverai.
Effectivement j’avais rougi, ayant reçu de ma mère ce signe d’une sensibilité supérieure.
J’allais protester contre le caractère insensé de ses questions et de ses menaces, lorsque les murs se rapprochèrent brusquement autour de moi, la matière avec ses qualités compactes m’environna de nouveau. Le danger venait de disparaître en même temps que le revolver et que l’homme.
J’entendis le bruit d’une clef qu’on tournait. Alors mon indignation éclata. Je me précipitai sur la porte et la secouai en vain. L’inconnu m’avait enfermé et venait d’emporter la clef.
Je rouvris la fenêtre et d’une voix retentissante j’appelai Ali le Macassar qui devait occuper une chambre à quelque distance de la mienne. Il y était heureusement encore. Sa silhouette taciturne s’encadra dans la tristesse du mur et cette vue me calma.
Ali était une épaisse brute aux actions mesurées et à la compréhension difficile. Il avait une grande admiration pour moi et son dévouement m’était assuré. Il agissait avec lenteur et supportait sans peine les injures qui lui étaient adressées personnellement. Mais il ne fallait pas que moi, son maître, je fusse mis en cause en sa présence, car il tombait alors dans des colères insensées et accomplissait des actions d’une violence inouïe. Cette perte de la raison dans la colère est du reste une curieuse particularité de presque tous les habitants de l’île de Macassar.
Je me représentai en une seconde le drame qui pouvait se dérouler dans l’hôtel si Ali furieux se mettait en tête de venger son maître prisonnier. Je me mis à rire en le voyant et comme s’il s’agissait d’une plaisanterie, je le priai de descendre et d’appliquer l’échelle contre ma fenêtre en lui disant que c’était par ce moyen que je voulais sortir. Il ne trouva là rien de saugrenu et il disparut.
Mais il y eut, au même instant, un cri terrible dans la cour. Je vis l’homme maigre apparaître, saisir l’échelle et la briser d’un seul coup sous son pied avec une vigueur qui faillit me faire crier bravo ! Ali devait descendre l’escalier pendant ce temps et les deux hommes allaient, à coup sûr, en venir aux mains sans qu’il me fût possible de faire quoi que ce soit.
Je songeai sérieusement à sauter au risque de me briser un membre. Ma porte se rouvrit avec fracas et l’insensé se précipita à nouveau dans ma chambre. Il avait toujours son revolver à la main, mais comme il ne le braquait pas sur moi et que la situation était moins dangereuse, je cherchai l’occasion de le saisir à bras-le-corps. Derrière lui, surgit Ali qui, ayant vu l’échelle brisée, venait demander mes ordres.
Je compris que la sagesse était dans l’observance d’un calme parfait et que tout, même une humiliation, valait mieux que la perte de raison d’Ali.
— Laisse-nous, dis-je avec douceur. Monsieur est venu me faire une visite et j’ai à causer avec lui.
Ali referma la porte. Il y eut le bruit métallique du revolver sur le plancher. L’homme s’était laissé tomber sur un siège et il pleurait abondamment. Les larmes coulaient dans sa barbe qui, je le remarquai alors, devait être grisonnante mais avait été teinte en un noir trop vif.
— Elle s’est enfuie par l’échelle, balbutia-t-il. Je vous demande pardon, monsieur. Mais je vous en supplie, laissez-la moi. Je ne peux pas vivre sans elle.
— J’ai vu, en effet, une jeune fille, répondis-je, descendre tout à l’heure d’une manière inusitée. Mais je vous donne ma parole d’honneur que je ne la connais pas et que je ne suis pour rien dans son départ.
Ce qu’il y a de plus émouvant dans les larmes c’est que celui qui les répand a subitement envie de se moucher et que cela lui fait faire une grimace pitoyable. L’homme que j’avais devant moi était un malheureux qui ne m’inspirait que du mépris.
Je le mis à son aise en lui renouvelant l’assurance que la créature que j’avais aperçue sur l’échelle m’était parfaitement inconnue.
— Et c’est bien dommage ! pensai-je en faisant hypocritement un geste qui signifiait que je n’attachais aucune importance aux femmes, en général.
Alors il me raconta qu’il s’agissait d’une noble jeune fille hollandaise qu’il avait séduite. Naturellement, la discrétion la plus élémentaire l’empêchait de me dire son nom.
Cette jeune fille s’était rendue à Singapour pour les affaires de son père. Quand elle était revenue, elle était changée à son égard. Elle parlait sans cesse de Rafaël, dompteur et propriétaire d’un grand magasin d’animaux, qu’elle avait vu là-bas.
— Les femmes, ajouta-t-il, en me fixant de ses yeux gris, comme pour me faire avouer la vérité, travestissent souvent les choses pour vous rendre jaloux. Vous avez passé une nuit près d’elle, dans une réunion… peut-être une fumerie d’opium…
Je riais intérieurement de l’audace de ce malheureux homme qui voulait lutter par le regard avec moi. Lutter avec l’œil du dompteur !
Mais alors, au fond de ma mémoire, surgit brusquement un souvenir. Une fumerie d’opium !
Je revis la bosse du chameau et la porte du Tigre que j’avais passée un soir en compagnie de mon cousin de Goa.
A travers les formes couchées auprès des petites lampes, j’avais distingué confusément un visage de femme. La jeune fille à l’échelle avait franchi avant moi la vieille porte en bois sculpté, et elle m’avait vu dans ce lieu vil, parmi les nuages de la fumée détestable. Elle était là, dans quelle compagnie et pourquoi ?
Je l’ignorais. Et à partir de ce moment, la créature qui s’appelait Eva, la délicieuse jeune fille au châle chinois, fut indissolublement liée dans mon esprit à une idée de tigre, de tigre sculpté dans une porte. Mais ceci n’était qu’un commencement, car elle devait être liée à tout jamais à une idée de tigre vivant, de tigre javanais et de quel tigre !
J’allais rougir. J’allais me trahir. Je me détournai et j’affirmai avec force qu’il y avait quelque méprise ou peut-être une de ces inventions habituelles aux femmes pour éveiller la jalousie, hypothèse que mon interlocuteur venait du reste de formuler lui-même.
Il me crut, il se leva et passa à plusieurs reprises sa main dans sa barbe qui était mouillée. Il me renouvela ses excuses. C’était la vue de l’échelle qui avait éclairé son esprit.
En constatant la disparition d’Eva, qu’il avait, une heure avant, laissée dans sa chambre, il était descendu précipitamment pour questionner l’hôtelier. Celui-ci ne put le renseigner, mais lui apprit, en s’en glorifiant, l’arrivée de Rafaël, le fameux dompteur de Singapour. L’hôtelier avait dit Rafaël tout court, car on nomme volontiers les hommes célèbres par leur petit nom seulement. Il pensa que cette arrivée, qui coïncidait avec le brusque départ de la jeune fille, ne pouvait être fortuite. Il se dit que j’étais venu la lui prendre et il m’assura qu’il était décidé à nous donner la mort à tous deux et à se tuer après.
Je me contentai de sourire. La pitié triomphait en moi.
Ce pauvre homme maigre, qui était d’origine italienne et qui s’appelait Giovanni, me fit un résumé naïf de sa vie qui n’avait pour moi aucun intérêt. Il était second de navire et ce titre lui paraissait très important. C’était son amour qui le retenait à Batavia et qui lui avait fait refuser plusieurs offres brillantes d’armateurs.
Il ajouta que les femmes avaient toujours joué le rôle principal dans sa vie et alors il se mit à se caresser la moustache et à la relever d’une façon complètement ridicule.
Il avait l’air fort pauvre. L’hôtel où il était descendu en était la preuve et cette preuve se complétait par l’aspect de ses souliers qui avaient l’air très anciens. J’eus envie de lui offrir de l’argent, mais je n’osai, craignant de le blesser. Il fut convenu que je l’aiderais dans la recherche d’Eva et nous nous quittâmes bons amis.
Je n’aspirais qu’à ne plus en entendre parler et à m’occuper des poissons aveugles, habitants des lacs souterrains de Java. Mais ma destinée était écrite à côté de celle d’Eva et par conséquent de la sienne.
Cet Italien, second de navire, n’était qu’un misérable calomniateur, un inventeur de mensonges étranges. Il vint me l’avouer lui-même quelques jours après, au moment où je déployais la moustiquaire pour faire la sieste du milieu de la journée.
Il avait calomnié la charmante Eva et il en avait du remords. Elle n’avait jamais été sa maîtresse, il me le jurait sur l’honneur. Cette jeune fille était absolument pure. Elle n’était venue le voir que pour une affaire, car elle s’occupait des affaires de son père, et si elle était sortie de sa chambre au moyen d’une échelle, c’était par fantaisie et par goût naturel du sport. Lui, poussé par une inqualifiable vanité, avait voulu faire croire à une liaison avec elle. Il m’en demandait pardon humblement.
Durant qu’il parlait, il ne se montrait nullement humble. Il avait, au contraire, l’air arrogant et satisfait. Sa voix avait une intonation volontairement monotone, comme quelqu’un qui récite une leçon et veut donner la sensation qu’il récite une leçon.
Il frisait sa moustache d’une manière tout à fait insupportable et l’extrême chaleur faisait couler sur son visage des gouttes de sueur qui mouillaient sa barbe aussi ridiculement que ses larmes, quelques jours auparavant. Je remarquai que cette barbe avait été teinte récemment en un noir éclatant.
— D’ailleurs, j’ai revu Eva, conclut-il en baissant les yeux.
Il ne vit pas le coup d’œil que je jetai sur ma cravache.
— Je vous ai dit ce que je devais vous dire, ajouta-t-il, sur le seuil de la porte.
— Cela me paraît tout à fait vraisemblable, répondis-je avec mauvaise humeur.
Et c’était vrai. J’étais sûr que la merveilleuse Eva n’avait pas appartenu à ce minable individu velu et déjà vieillissant.
En ce temps-là, je pouvais encore avoir une certitude en cette matière, ignorant que les femmes n’ont ni goût, ni dégoût, mais sont les servantes de l’occasion qui passe et les esclaves de ceux qui insistent.
Pourtant je ne m’endormis pas à l’heure brûlante de la sieste. Séparé du monde par le tissu de rêve de la moustiquaire, je voyais les poissons aveugles avec leurs nageoires difformes et leurs phosphorescences diaprées, disparaître dans des ténèbres d’indifférence. Ni l’âge, ni la rayure, ni le prix des panthères ne comptaient pour moi. La ville de Batavia avec ses formidables avenues et ses jardins équatoriaux, celle de Singapour avec ses villas sur pilotis et son triple port, la Malaisie avec ses îles sauvages, ses volcans et ses forêts vierges, toute la terre que l’on dit ronde et qui a l’air si plate, tournait autour d’un visage de jeune fille qui riait au pied d’une échelle.
Mais ce devait être là ma dernière rêverie paisible. Je l’affirme, c’était encore un homme ordinaire qui faisait la sieste dans cette pauvre chambre d’hôtel, un homme qui n’avait encore en lui que des passions moyennes. Mais celui qui devait être brûlé par une inconcevable haine de l’espèce animale, l’homme du Tigre, ne devait naître qu’un peu plus tard.