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Le mystère du tigre : $b roman

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LA DERNIÈRE NUIT DANS LA CABANE

C’est un froissement régulier, langoureux, terrible en même temps, qui glisse sur les murs en branches de ma cabane et qui me réveille durant la dernière nuit que j’y passe.

La lune est tellement éclatante que l’on y voit presque comme en plein jour et que je me demande tout d’abord si ce n’est pas quelque prodige céleste qui a enfanté cette clarté intermédiaire entre la nuit et la lumière du soleil.

Qu’est-ce qui fait ce bruit si proche ? Je regarde et il me semble d’abord voir une procession de lamas rouges. Ils vont tout doucement et ce que j’entends est le froissement du coton de leur robe sur le bois.

Mais non. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Comment n’est-il pas venu plus tôt ? C’est le tigre de Mérapi, le tigre borgne, le tigre géant, celui que j’ai martyrisé, moi, l’homme.

A travers les interstices des branches je vois son mufle énorme, son œil vert et phosphorescent et il me semble que la cabane craque légèrement quand son dos s’y appuie en glissant. Je songe que la porte est fragile, ne tient qu’avec une petite liane nouée qui forme crochet et que le plus léger coup de patte la ferait ouvrir.

Mais je n’ai aucune terreur. J’éprouve même une bizarre allégresse, celle de ne pas savoir ce qui va exactement se passer.

Jamais je ne suis entré dans la cage du tigre, jamais je ne me suis trouvé face à face avec lui. Ma rage ne s’est exercée qu’à travers des barreaux et il a dû accumuler en lui, comme seules peuvent le faire les bêtes, une somme extraordinaire de vengeance insatisfaite. Je connais cette faculté animale qui permet de garder pendant des années dans la mémoire le souvenir de l’offense.

J’entends le tigre gronder derrière le mur de la cabane. Il ondule, il cherche une ouverture, il attend.

Et moi, assis à côté de la statuette de la déesse Dorjé-Pagmo, de la déesse à tête de porc, je songe que j’ai injustement torturé cette créature sauvage, car le tigre de Mérapi n’avait pas dévoré Eva, la nuit du temple de Ganésa. Je le sais en cet instant avec une certitude absolue.

Je me mets à réfléchir.

Le tigre peut très bien tourner autour de la cabane et ne pas évaluer sa solidité, ne pas penser à donner un coup de patte sur la porte. Les animaux, quelquefois si ingénieux, sont d’autres fois plus naïfs que des enfants en bas âge.

Si j’élevais sévèrement la voix tout d’un coup et si je lui donnais l’ordre de partir, peut-être s’éloignerait-il docilement. Il m’a si longtemps vu et entendu commander comme un maître. Puis, il y a dans la parole humaine une organisation rythmée qui impressionne les bêtes. Je me souviens d’un chasseur d’Australie qui échappa à des loups qui l’entouraient rien qu’en leur criant, à voix intelligible, l’ordre de partir.

Mais je ne veux pas intimider le monstre borgne que je me suis plu si longtemps à torturer. Il y a en moi un confus désir, même davantage, il y a une nécessité de me trouver désarmé en sa présence.

Non seulement je n’ai pas de haine contre ce tigre, qui a été le cauchemar de mon existence, mais encore j’ai pour lui de la pitié à cause de sa fureur aveugle de tuer, une sorte de sentiment fraternel à cause de la ressemblance que j’ai eue avec lui.

Je regarde au dehors. Le tigre tourne et gronde. L’imaginaire procession des lamas rouges a disparu. La rayonnante nuit a cristallisé la forêt et fait de chaque arbre un bloc d’argent ciselé. Il me semble que mon esprit est baigné dans le ruissellement des vérités premières et qu’il va s’élancer dans l’espace illimité.

Je me suis levé et je me suis approché de la porte. Un rayon de lune tombe juste sur le front de la statuette de la déesse. J’examine la liane nouée par Chumbul et qui forme un crochet primitif. Je donne un tout petit coup avec mon doigt et je fais sauter ce crochet.

D’ordinaire la porte s’ouvre toute seule. Cette fois-ci elle n’a pas tourné. Je comprends aussitôt pourquoi. Le tigre est appuyé contre la porte. Il n’y a plus qu’à donner une petite poussée, le tigre se déplacera, la porte s’ouvrira et nous serons face à face.

J’ai écrit ces dernières lignes à la clarté de la lune et avec assez de peine parce que mon crayon n’est plus qu’un ridicule petit bout de crayon. Je déposerai les feuillets sur lesquels j’écris au pied de la statuette de la déesse, puis je pousserai la porte.

O seigneur, je suis la bête. Donne à mon âme la fraternité nécessaire pour être compris et aimé par les bêtes. Fais rayonner de mon corps l’amour que j’éprouve afin qu’il se répande sur mes frères de la forêt. Permets-moi de les aider et de les guider afin qu’ils deviennent meilleurs, comme je le suis devenu.

Et je trace encore pour terminer cette prière que je ne comprends pas et que je répète à haute voix :

— Om, Mani, Padmé, Aum.

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