Le mystère du tigre : $b roman
LA ROBE DE LA PRINCESSE SEKARTAJI
Mon père avait peut-être tort, et il faut des règles nouvelles pour des êtres nouveaux. Peut-être y avait-il en moi une profonde et native perversité qui causa la série des malheurs que je vais dire. Peut-être ce qui arriva était-il écrit à l’avance et n’ai-je été que l’acteur d’une pièce déjà jouée dans l’esprit d’un Dieu ?
Le point de départ de tout fut le costume de la princesse Sekartaji. Quelle est cette princesse, quand a-t-elle vécu ? Il n’importe. Je crois même que ce ne fut qu’une favorite et que si le roi Ami Louhour la fit assassiner, il avait de bonnes raisons pour cela. Mais cette Sekartaji avait porté, sans doute dans quelque fête ou quelque cérémonie des temps anciens, un costume dont des peintures, célèbres à Java, avaient immortalisé le souvenir.
— Je veux que vous me voyiez aujourd’hui dans le costume de la princesse Sekartaji ! me dit Eva après le déjeuner.
C’était le lendemain du jour où j’avais essayé de parler à M. Varoga de mon amour pour sa fille et de mon intention de la lui demander en mariage.
Pressé de regagner sa chambre, il m’avait répondu évasivement et en riant. Il m’avait tapé sur l’épaule et il m’avait dit :
— Je parie que c’est ce dont vous vouliez me parler l’autre nuit. Demain, il sera grand temps pour traiter ce sujet. Je termine en ce moment mon projet du grand canal.
Et il se frotta les mains avec la satisfaction d’un homme qui va se livrer à un travail écrasant mais agréable.
Il avait gravi l’escalier avec légèreté, me laissant confondu d’étonnement du peu de sérieux que certaines familles accordent aux choses de l’amour, pourtant si graves.
Donc, je m’étais assis sous la vérandah, essayant de mâcher par distraction l’affreux siri de Java, quand une servante vint me prévenir qu’Eva avait revêtu le costume de la princesse Sekartaji et m’attendait dans sa chambre pour me le montrer.
Je gravis l’escalier, je longeai la galerie et je frappai à la porte d’Eva.
— Entrez, entrez donc, puisque je vous attends, me cria une voix joyeuse.
Les mousselines de gaze dorée de la fenêtre étaient tirées et un crépuscule secret baignait la chambre. Je ne distinguai rien d’abord, puis un petit rire m’avertit qu’Eva était allongée dans l’angle de droite sur des tapis de l’Inde, au milieu de coussins épais.
Je la considérai, béant de surprise, d’émotion et d’admiration.
La princesse Sekartaji devait vivre dans des temps où le sentiment de la pudeur n’était pas encore développé. Peut-être le roi Ami Louhour ne la fit-il mettre à mort que parce qu’elle donnait un mauvais exemple à son peuple par l’étonnante légèreté de son costume.
Eva était devant moi, à peu près nue jusqu’à la ceinture. Une résille de fine soie pourpre recouvrait seulement ses seins. Ses cheveux étaient entièrement rejetés en arrière et retenus par un peigne d’or massif dont le poids semblait l’obliger à tenir sa tête très haute, ce qui donnait à son profil une autorité inaccoutumée.
Un chelama-chindi azuré de Java s’enroulait autour de ses hanches, mais il était si souple et si transparent qu’il ne faisait que rendre plus vivante la ligne du corps. Les jambes étaient nues comme le torse avec des anneaux en forme de serpent qui firent quand elle marcha une imperceptible musique métallique.
Eva avait peint ses dents avec des lamelles d’or, selon un procédé usité encore par certaines bayadères de l’île Madura. Des sumpings étaient accrochés à ses oreilles. Elle avait frotté ses épaules, ses seins et ses bras avec une odorante poudre bleuâtre qui donnait à sa chair une couleur extra-terrestre. Elle était enveloppée par les spirales que dégageait un brûle-parfum où il y avait une huile aromatique chauffée. Quelque chose de surnaturel, plus voluptueux que les odeurs, plus secret que la lumière d’or tamisée, s’échappait de ce corps précieux.
— Le costume est rigoureusement exact, dit Eva sans ironie. C’est Djath qui l’a dessiné et reconstitué.
Alors, une ivresse s’empara de moi. J’aurais voulu presser cette forme délicate entre mes bras, respirer l’haleine de ses dents peintes, arracher le lourd peigne de la chevelure tressée sur le cou étroit et bleu.
Je tendis les bras, mais elle m’échappa.
— Vous voyez, j’ai même les noix d’arèque, dit-elle, faisant allusion à un événement inconnu de la vie lointaine de la princesse Sekartaji.
Elle tenait des noix dans la main. Sans doute aurais-je dû les prendre pour obéir à un rite que j’ignorais. Et comme je ne le faisais pas, elle se mit à rire et me les lança à la figure.
Je la poursuivis dans la chambre. Il me sembla que j’étais un chasseur qui voulait saisir un papillon. Elle tournait autour de moi avec un rire qui était devenu bizarre et son parfum, un parfum de chair mêlé à des essences végétales subtiles, me grisait.
Et c’est alors qu’au fond de moi la terrible pensée naquit, obscure d’abord, mais montant, se précisant parmi les vases ténébreuses de l’instinct.
Non, je n’étais pas le chasseur éternel que j’avais toujours été. J’étais une bête fauve en quête d’une proie. J’étais le tigre de la forêt de Mérapi, le tigre lui-même et je sentais ma mâchoire s’allonger démesurément et des longueurs de griffe au bord de mes doigts. J’étais devenu, dans la chambre parfumée d’huile aromatique, le tigre qui ne songe qu’à assouvir sa fureur de broyer de la chair.
Peut-être s’échappait-il de moi comme de la bête que j’avais rencontrée, une insupportable odeur de charnier, car Eva s’élança soudain vers la porte et l’ouvrit. Il me sembla qu’elle ne riait plus et elle dit :
— Je vais montrer mon costume à mon père.
Je la suivis dans la galerie et je descendis lentement l’escalier.
O Seigneur, si tu existes quelque part, garde l’homme de cette puissance irrésistible qui le pousse à la possession de son semblable féminin. Garde-le du parfum que dégagent les chevelures et le mouvement des bras et qui est plus enivrant que tous les alcools.
Délivre-le du goût de saisir les corps, de les serrer et d’y poser les dents comme font les bêtes fauves, car ce goût est plus dominateur dans l’âme que les sages conseils d’un père et le devoir d’agir avec délicatesse qu’on s’est imposé par la raison.
O Seigneur, garde l’homme de la teinte bleuâtre de la peau, source de souffrance, de la courbe délicate du cou, chemin du malheur, de la ligne fuyante des lèvres, cause de calamités.