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Le mystère du tigre : $b roman

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LA DISPARITION D’EVA

Je dus courir très longtemps.

Plus je cherche à revivre par le souvenir cette fin de nuit dans le temple de Ganésa, plus je suis persuadé que l’inquiétude et l’absence de sommeil ne suffisent pas à expliquer cette pensée de démence qui me força à courir, plus je suis persuadé aussi qu’il y eut dans la fuite d’Eva une autre cause que la pudeur offensée ou la crainte d’un homme amoureux se jetant sur elle.

J’avais dû heurter un tronc d’arbre, tomber et m’évanouir. Quand je me réveillai, j’étais étendu sur le sol et je fus frappé tout d’abord par la sensation d’une coiffure pesante qui encerclait mon crâne. Je fis le geste de me découvrir ; mais j’étais nu-tête. J’avais seulement sur le front une bosse énorme, presque pareille à une corne. J’étais au milieu d’une clairière, sous une lumière assez vive et je calculai que la journée devait être assez avancée.

Les événements qui s’étaient écoulés depuis la veille me revinrent avec horreur, mais il m’apparurent comme reculés dans un passé lointain.

Il y avait deux perroquets sur une branche qui, de temps en temps, laissaient tomber quelques sons grotesques. Une espèce d’antilope de petite taille montrait son museau frémissant parmi les feuilles. Malgré mes préoccupations, mon instinct de chasseur me fit regretter de ne pas avoir de fusil.

Je fis un grand effort pour atteindre ma montre. Elle était arrêtée.

Je m’aperçus que j’avais pris dans ma poche, en même temps que ma montre, une poignée de fourmis. J’en avais un peu partout, sur mes vêtements, et je les regardai longtemps courir en file le long de mes jambes et de ma poitrine. J’étais ravagé par une sensation de soif et je demeurais là pourtant, sans presque bouger, près des perroquets et de l’antilope au milieu des fourmis, remettant à plus tard le moment de l’action.

Et soudain, le museau disparut et il y eut un glissement rapide parmi les feuilles. En même temps, les perroquets s’envolaient. Je supposai aussitôt que les sens de ces animaux, plus subtils que les miens, avaient eu la perception d’un danger. Lequel ? Je pensai tout de suite au tigre.

Ce qui effrayait une antilope et des perroquets devait effrayer aussi un homme épuisé qui avait une corne sur le front. Mais une singulière apathie s’était emparée de moi. Je continuai à demeurer sans mouvement.

Et alors, très loin, à travers les profondeurs de la forêt, très triste, très déchirant, j’entendis un bruit qui grandissait. C’était quelque chose d’analogue à ce que j’avais entendu dans mon enfance, pendant certaines fêtes populaires de Singapour. Il y avait des tam-tam, des gongs et parfois une salve de coups de fusil, puis un long cri qui se prolongeait comme une mélopée aux notes désespérées.

Je compris tout de suite ce que c’était. On était à notre recherche. Des hommes venaient de mon côté avec les armes et les voix qui sont leur privilège béni. Mais certaines tristesses de l’enfance sont si nostalgiques que tout ce qui les rappelle étreint douloureusement le cœur. Le salut me venait avec un chant de foire, une évocation de feu d’artifice et de port pavoisé par mille lanternes. Je me levai sans enthousiasme.

Je retombai aussitôt, m’apercevant que j’avais le pied foulé.

Et alors, une heure interminable s’écoula, peut-être plusieurs heures. Des oiseaux passent au-dessus de ma tête, des bêtes fuient. Le cortège des sauveteurs avance lentement. Ils sont peu éloignés maintenant. Mais je ne peux les appeler, ma voix est toujours brisée et je suis incapable d’émettre un son.

Parfois il y a un silence. La mélopée meurt. On doit recharger les fusils. Peut-être l’heure du retour a-t-elle sonné et ceux qui venaient vers moi changent de direction ou s’en retournent en arrière.

L’attente est tellement longue que je m’y résigne presque.

Qu’ils repartent ! Je vais me coucher sous cet arbre et me rendormir.

Et tout d’un coup je m’élance sur un pied, saisi par la frénésie de retrouver mes semblables et je saute d’un arbre à l’autre m’appuyant sur les troncs et faisant l’effort inutile d’articuler des cris d’appel.

Un grand fracas de gongs résonne à mes oreilles et je suis soudain empoigné au milieu du corps par Ali le Macassar. Une vingtaine de Javanais m’entourent et je vois leurs yeux fixés sur la bosse de mon front.

— Eva ? dis-je aussitôt. Aucun son ne s’échappe de mes lèvres, mais chacun comprend et a l’air de me poser la même question.

Eva, m’explique-t-on, n’a pas été retrouvée encore, mais peut-être l’autre battue que dirige M. Varoga, de l’autre côté de la forêt, a-t-elle pu la rejoindre et la ramener saine et sauve.


Si l’on songe à la prodigieuse agglomération de vie en mouvement que renferme une forêt équatoriale il ne paraît pas étonnant qu’un être humain puisse y disparaître sans laisser aucune trace. L’on est même surpris qu’un être vivant puisse la traverser et en ressortir sans avoir été désagrégé, assimilé, bu par les tentacules, par les mandibules, par les pompes, par les milliers d’organes animaux ou végétaux dont est recouvert ce corps multiforme.

Si l’on tombe et si l’on perd connaissance, il faut un miracle pour se réveiller vivant, miracle qui se produisit pour moi. Je l’attribue à mon magnétisme de dompteur de bête qui dut, dans cette circonstance, écarter les fauves.

Il y a les fourmis, il y a les termites qui, en quelques heures, réduisent un corps à l’état de squelette d’une propreté parfaite. Il y a les chacals qui sont avertis non seulement de la mort d’une créature, ce qui pourrait être expliqué par l’odeur, mais de son état de maladie, même de faiblesse ou de découragement.

Ils ne suivent pas le chasseur qui rentre chez lui tranquillement par un sentier connu, tandis qu’ils viennent de tous les points de la forêt derrière celui qui s’est égaré, comme s’ils avaient été informés par quelque message occulte de son inquiétude.

Il y a les vautours pleins de patience qui guettent l’immobilité définitive. Il y a les panthères et surtout les tigres qui provoquent cette immobilité par la formidable massue de leur patte. Ceux-là jettent, avec légèreté, la proie sur leurs épaules et ils l’emportent, pour la casser et la dépecer à leur aise, dans d’inextricables fourrés, dans des lieux inaccessibles aux pas des hommes où jamais on ne les retrouve.

Il y a les tigres et dans la forêt de Mérapi il y avait surtout le Tigre.

Personne n’en parla pendant les fébriles recherches de ces dix terribles journées, de ces dix nuits qui furent sans sommeil, même pour un tempérament comme le mien qui a reçu le don réparateur de s’endormir avec facilité.

Chacun y pensa sans cesse et formula intérieurement l’horrible hypothèse pour la rejeter aussitôt formulée. Mais je dois dire qu’aucun indice matériel, aucune trace de lutte, aucun fragment de robe déchirée ne put jamais donner corps à cette hypothèse.

Les ouvriers de l’indigoterie, les habitants des villages qui dépendaient de M. Varoga et ceux des villages voisins se relayèrent avec un dévouement parfait.

Le canon ne cessa de retentir. Le résident de Djokjokarta envoya un officier et un détachement de soldats de la garnison hollandaise pour multiplier les battues. Il vint lui-même, le quatrième jour, et je fis, pour la centième fois, le récit de la fatale nuit, omettant naturellement dans ce récit le mouvement d’animalité qui m’avait jeté vers Eva, ma lutte avec elle, sa veste déchirée et son sein découvert.

J’étais dévoré de remords. Mais chacun aime à se persuader de ce qui lui est le plus commode. J’avais fortement enfoncé dans mon cerveau l’idée que je n’étais pour rien dans la fuite insensée d’Eva.

Elle avait écouté à plusieurs reprises des appels venant on ne sait d’où et que je n’avais pas entendus. C’était là la cause mystérieuse du mal.

Je me donnais raison à moi-même en me rappelant les coquetteries d’Eva. Une jeune fille qui s’est montrée délibérément à demi-nue dans un costume de princesse, qui va voir un second de navire dans son hôtel et sort de chez lui par une échelle, qui reçoit un jeune Javanais, la nuit, dans sa propre chambre, ne peut être effrayée par le désir d’un homme amoureux et par un sein dénudé devant lui.

De toutes façons, je l’avais rappelée aussitôt en lui demandant pardon. La cause de sa fuite ne pouvait être la crainte d’être prise auprès du feu, sur les feuilles de fougère, par l’homme qu’elle aimait. Il y avait une cause occulte, un mystère où quelque magie était mêlée et j’attribuais, sans me l’expliquer, l’influence néfaste qui avait agi sur Eva, aux figures animales de pierre, aux hommes à tête d’éléphant du temple de Ganésa.

La douleur de M. Varoga était d’un ordre silencieux. Il avait vieilli brusquement. Il répéta plusieurs fois quand je formulai devant lui mes hypothèses :

— Ma fille était si bizarre !

Puis il haussa les épaules comme s’il venait d’entendre les discours d’un homme borné.

Il passait son temps dans la forêt. Je suppose que le manque d’opium contribuait à lui donner une étonnante fébrilité. Je voyais qu’il se retenait sans cesse de se précipiter dans sa chambre pour aller fumer. Deux ou trois planteurs de ses amis qui connaissaient ses habitudes et qui savaient combien peut être dangereuse la brusque privation d’opium, l’exhortèrent, à plusieurs reprises, devant moi, à monter chez lui. Le tracé d’une carte hydrographique, lui dirent-ils bienveillamment, serait un excellent dérivatif à sa douleur.

Il ne voulut pas. Il répondit qu’il ne s’était que trop occupé de cartes et de canaux et qu’il avait délaissé sa fille. Il voulait dire par là qu’il n’avait que trop fumé.

La perte d’un être cher commence toujours par être une source de remords.

Je vis très peu Djath. Dans son ardeur de recherche, il ne rentrait plus le soir pour dormir. Je supposais qu’il allait me regarder d’une façon haineuse. Il ne me regarda pas. Il passa plusieurs fois à côté de moi sans me voir. Je crois qu’il m’avait effacé du monde. J’eus la sensation de n’être que du néant près de lui et j’en fus irrité. Mais je ne jugeai pas le moment propice pour le châtier. Je fus obligé, à cause de la même raison de convenances, d’ajourner aussi un autre châtiment.

Brisé par les fatigues d’une journée de recherches à travers la forêt et par la souffrance que me faisait encore endurer mon pied foulé, j’étais monté dans ma chambre après le dîner et je m’y étais assis très mélancoliquement près de la fenêtre.

La maison était pleine d’amis de M. Varoga, venus du voisinage, et d’officiers hollandais de Djokjokarta et même de Samarang, qui étaient accourus en apprenant la disparition d’Eva et nous prêtaient l’appui de leur inutile activité. Cela faisait une grande agitation dans la vieille demeure et il y avait même des tentes dressées sous les branches des banians centenaires.

Presque tous les bruits s’étaient éteints. Très loin on entendait, à espaces réguliers, des salves de coups de fusil que tiraient toute la nuit des postes organisés sur les hauteurs. Le canon de l’indigoterie s’était tu pour la première fois, faute de munitions. Il n’y avait pas de lune. Les ténèbres étaient compactes.

Un peu plus loin, une grande lanterne en fer forgé, suspendue à une branche de palmier, faisait un cercle rougeâtre. Je distinguai sous la vérandah la flamme d’un unique cigare. Il y avait avec le fumeur, dont je reconnus la voix et qui était un propriétaire de plantations de café, un autre homme qui ne fumait pas.

Malgré moi, j’entendis quelques-unes de leurs phrases et je pensai que c’était de moi qu’ils s’entretenaient, à propos de la disparition d’Eva. Mais l’ensemble de leur conversation qui ne me parvenait que par les fragments suivants me demeura tout à fait inintelligible.

— Je crois que c’est un homme complètement dépourvu d’intelligence… Une telle profession… La plus délicieuse des jeunes filles… Quelle imprudence de la part de M. Varoga… La responsabilité incombe à celui qui…

Le planteur de café lançait au ciel des bouffées de cigare et il semblait questionner son interlocuteur comme si celui-ci pouvait avoir des lumières spéciales sur le cas tragique d’Eva.

Je me penchai en avant et je vis que celui des deux hommes qui ne fumait pas avait sur la tête un chapeau de paille assez semblable à celui que j’avais perdu quelques jours auparavant, lorsque je m’étais mis à l’affût du tigre. Il parlait maintenant du temple de Ganésa. J’entendis ceci :

— Ganésa ou Paleyar ou Inahika, dieu de l’intelligence, des nombres, de la vérité, de la chasteté, car toutes ces choses se tiennent. Oui, un homme assis, à qui l’immobilité et la méditation ont fait un gros ventre, un homme qui a une tête d’éléphant, telle est l’image de la sagesse. Dans le règne animal dont nous sommes issus, nous puisons les vérités essentielles qui nous permettront de dépasser le règne humain.

C’est là le sens du symbole. La sagesse a une base animale. Fidélité, labeur obstiné, enthousiasme dans l’amour de ce qui est supérieur, que de nobles sentiments nous enseignent les bêtes !

Je retins ces phrases à cause de leur complète absurdité qui m’aurait fait éclater de rire en d’autres circonstances. L’homme au cigare posait des questions et l’autre répondait lentement avec une indifférence lointaine.

— Peut-être ! Peut-être ! disait-il. Le secret de tout est l’amour. Par l’amour on élève à soi les animaux, par la haine on se transforme à leur image. Dans les antiques reproductions de pierre du temple de Ganésa il peut y avoir une force enfermée par les sculpteurs sorciers d’il y a deux mille ans. Cette force a pu agir selon des lois qui nous sont inconnues.

J’étais tremblant d’émotion. Malheureusement, ce qui suivit fut dit presque à voix basse et il ne me parvint que des bribes de phrases.

— Non, pas Eva, assurément. Mais un dompteur, un homme qui ravit leur liberté aux bêtes, qui les tourmente, qui les fait souffrir. Il y a certaines natures basses qui agissent sur les êtres plus délicats de leur entourage. Ces natures puissantes sont protégées par leur propre bassesse. Elles ne souffrent pas du mal qu’elles dégagent et qui leur fait une cuirasse. Elles abaissent les autres sans même le savoir.

Je tombai presque de la fenêtre pour voir le visage de celui qui parlait, qui m’accusait sans preuves d’avoir causé la mort d’Eva par la bassesse de ma nature. Je sentais que, malgré son caractère peu raisonnable, cette accusation avait une part de vérité et cela augmentait ma fureur.

Les deux hommes s’étaient levés et je reconnus l’homme au chapeau de paille. Il faisait le geste de refuser un cigare que l’autre lui offrait en partant.

— Non, jamais de cigare, dit-il.

Je faillis intervenir et crier que c’était là une misérable hypocrisie, une fausse affectation de sobriété.

L’homme qui semblait avoir des connaissances si étendues sur le temple de Ganésa ne fumait pas le cigare, mais il fumait l’opium, c’était un misérable dévoyé, un coureur de fumeries, un habitué de bouges, c’était celui qui avait caressé si tendrement un lézard à Singapour, dans la rue du Chameau, après la porte du Tigre. Voilà ce que je faillis crier dans le silence de la nuit.

Et je faillis crier autre chose encore.

Ce soi-disant lama voyageur portait sur la tête mon chapeau en paille de Manille, qu’il avait trouvé, Dieu sait où ! mon chapeau que je reconnus fort bien quand il passa sous la lanterne qui se balançait un peu plus loin, à une branche de palmier.

Cet homme m’accusait d’avoir une nature basse et il portait mon chapeau sur la tête !

Je me fis à moi-même le serment de le retrouver quelque jour.

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