Le mystère du tigre : $b roman
PREMIÈRE PARTIE
LA FUMERIE DE SINGAPOUR
Il y a dans le vieux quartier de Singapour une rue avec deux pentes qui forme la bosse d’un chameau. Au sommet de cette bosse, parmi les maisons lépreuses écrasées les unes contre les autres, s’ouvre une porte grossièrement sculptée dont la partie haute représente un mufle de félin et que l’on appelle à cause de cet emblème, la porte du Tigre.
Une des deux pentes de la rue descend vers un bassin abandonné du port où l’on relègue les sampans hors d’usage et les jonques à demi-mortes. Et à l’endroit où la rue bossuée aboutit au quai étroit, une pierre aiguë surgit du sol, nommée par la population chinoise et malaise, la dent du requin.
En vérité, ce ne pouvait être que dans cette rue où tout était à l’image de l’animal, que moi, le fils de commerçants en bêtes empaillées, devenu le dompteur intrépide de bêtes vivantes, je devais voir s’allonger sur mon âme la première ombre de ma destinée étonnante.
— C’est à la porte du Tigre ! me dit Ali le Macassar, qui connaît aussi parfaitement les hommes de Singapour que les forêts de l’Archipel et qui prétend que les uns sont aussi sauvages que les autres, lorsque je lui demandai de m’indiquer la fumerie d’opium la plus couleur locale de la ville. Dans le quartier pourri qui enveloppe d’une couronne de lèpre l’eau du vieux bassin en décomposition, il n’y avait, d’après Ali le Macassar, qu’un point unique, une seule porte à franchir, la porte du Tigre.
— La fumerie vaut par l’homme qui la tient, ajouta-t-il. Là, il y a un homme.
L’homme était un misérable Chinois obséquieux pareil à tous ceux que je connaissais. Il faillit se rompre en deux pour saluer en voyant des Européens franchir la porte du Tigre.
Oui, moi, je franchis cette porte, je montai un escalier gluant, je me mêlai à la plus abjecte racaille de Singapour pour plaire à un sot, à mon cousin de Goa qui faisait son premier voyage d’affaires dans les îles et voulait, disait-il, s’instruire en toutes choses, comme si un sot de naissance peut jamais s’instruire.
Certes, quand j’eus pénétré dans cette salle basse où l’odeur de l’opium se mêlait à une odeur nauséabonde de sueur humaine, il était encore temps et j’aurais dû obéir à mon instinct — j’aurais dû tomber à coups de cravache sur les Malais et les Chinois étendus ; j’aurais dû les jeter sur la bosse du chameau, j’aurais dû menacer d’une correction semblable mon cousin le sot. Le risque eût été nul. Personne n’eût osé se mesurer avec moi. Chacun se serait enfui dès qu’il m’aurait reconnu.
Or, on m’avait reconnu. Une voix, à mon entrée, prononça :
— C’est Rafaël Graaf, le fameux dompteur.
Et ce fut la nuance d’admiration que je perçus dans ces syllabes qui atténua ma colère et mon dégoût pour les êtres déchus que j’étais venu voir. Les chuchotements se turent, je surpris sur les têtes des fumeurs étendus, quelques légères inclinaisons, quelques mouvements de paupière marquant la surprise ou le respect et j’allai docilement me coucher sur une natte à côté d’une petite lampe que me désigna le propriétaire du lieu. Car c’est la vanité qui dirige presque toutes nos actions. Puis ces événements devaient se dérouler, ces personnages devaient apparaître.
Il arrive, lorsqu’on lit un livre, qu’on trouve le sujet résumé dans quelques lignes au début de l’ouvrage, avec l’indication du mystère qui occupera l’esprit pendant toute la lecture. De même le hasard place très souvent au commencement de la vie une scène synthétique où sont réunis les personnages qui doivent vous influencer par la suite et où se pose l’énigme qui vous fera vivre et mourir. Le sot n’était qu’un instrument, la porte du Tigre n’était que le seuil du chemin, car il fallait que le but fût atteint.
— Est-ce que vous savez que ce sont des moines Bouddhistes qui ont porté les premiers l’opium en Chine ?
— Je l’ignorais.
— Un traité de morale dont la traduction remonte à la dynastie des Tang l’affirme. Ce même traité attribue au Bouddha lui-même l’invention de la pipe et la méthode pour préparer le suc du pavot.
J’éclatai ostensiblement de rire en entendant ces paroles stupides murmurées non loin de moi et comme celui qui avait parlé ne semblait pas s’apercevoir de ma gaîté, je soufflai encore avec bruit et mis sur mon visage une expression de hautain mépris.
Cet homme n’avait jeté sur moi qu’un seul regard clair et profond où il n’y avait ni curiosité ni respect et il s’était remis à rouler avec un soin minutieux une boulette brune comme si ma présence non loin de lui n’avait aucune importance.
La vague clarté de la lampe auprès de laquelle il se trouvait me permettait de voir ses traits. Il n’était ni Chinois, ni Malais. Peut-être Hindou. Il s’exprimait en anglais avec un léger accent et un chantonnement dans la voix. Je trouvai à la réflexion qu’il avait le type mongol et j’eus envie de lui chercher quelque mauvaise querelle, d’allonger le pied et de l’en frapper, ou de lancer mon chapeau sur sa lampe afin de la culbuter.
Mais, à ce moment, mon attention fut distraite. J’eus la sensation qu’il y avait un visage de femme européenne qui se dressait parfois au fond de la salle. Je crus entrevoir de grands yeux clairs remplis d’une allégresse de curiosité et la ligne délicate d’un cou ambré. Une femme européenne dans ce bouge, était-ce possible ?
L’homme continuait à parler sans s’occuper de moi et je l’entendis qui disait :
— Les hommes sont d’autant plus malheureux qu’ils éprouvent plus de haine, d’autant plus heureux qu’ils aiment davantage.
Et, répondant à une parole du personnage qui était en face de lui et que je n’avais pas entendue, il ajouta :
— Oui, développer en soi l’amour ! Mais c’est difficile. L’opium qui est l’esprit du règne végétal peut nous y aider. Il y a d’autres plantes et d’autres secrets et les hommes les ignorent. De même, qu’il y a plusieurs qualités de pensées, il y a des sucs d’herbes et des racines avec des propriétés différentes.
Au Mexique, sur la moisissure des pierres, croît la plante peyotl qui donne la clairvoyance de l’avenir. Dans les forêts du Siam, et là seulement, on peut trouver une graminée rougeâtre qui procure un état de transe et aide au dédoublement de l’âme et du corps. Par l’opium, absorbé avec mesure, l’homme est mis sur la voie où il découvre sa parenté avec l’espèce animale. Et il y a aussi les crissements de certains insectes, les chants de certains oiseaux, comme le rohi-rohi, dans lesquels, si nous savions écouter, nous pourrions trouver des enseignements, des moyens de nous développer.
Mon cousin ne fumait pas pour la première fois. Je le vis à l’habileté avec laquelle il roulait régulièrement en cônes les boulettes d’opium et à la satisfaction qu’il laissait éclater sur son visage en lançant au plafond de grandes bouffées de fumée.
Il me tendit une pipe. J’eus un haussement d’épaules pour exprimer que l’opium ne pourrait exercer aucune action sur mon robuste tempérament. Mais alors il sourit avec malice et je pensai qu’il supposait intérieurement que je craignais un effet quelconque de la drogue sur la netteté de mes idées. Je me hâtai de fumer la pipe qu’il me tendait. Mes aspirations furent maladroites et le sourire de mon cousin resta malicieux.
Or, rien n’est irritant comme le sourire d’un sot.
Je voulus montrer qu’un homme de ma trempe n’est pas modifié par une absorption quelconque et j’invitai mon cousin à me préparer quelques pipes successives que j’aspirai d’une seule bouffée et dont je n’éprouvai ni plaisir ni déplaisir.
— J’aime mieux la chasse à l’éléphant dans les forêts de Bornéo, dis-je.
Je revenais d’un voyage de chasses à Célèbes et à Bornéo et j’étais passé maître dans l’art d’approcher l’éléphant et de le tirer à quelques pas.
— Plus l’animal est intelligent et plus il est agréable de le tuer, ajoutai-je.
Ce fut seulement parce que ma bouche était sèche que je ne crachai pas dans la direction du Mongol, dont j’avais senti le regard clair posé sur moi. Je me contentai de me gratter avec force et d’enrouler ma veste d’alpaga autour de moi pour bien montrer que je redoutais la vermine qui devait grouiller sur le corps de mes voisins.
Mon cousin ne s’intéressait vraiment qu’aux diverses variétés d’écailles dont son père faisait commerce à Goa. Je lui énumérai, malgré cela, un grand nombre de mes exploits cynégétiques, étant soudain saisi d’une envie de récits, d’un désir d’être écouté avec admiration en retraçant des aventures dangereuses.
Le temps passa. Je parlais exprès assez haut pour troubler la tranquillité des autres fumeurs. Quelques-uns se levèrent et sortirent sans cependant oser laisser voir leur mécontentement. La femme européenne que j’avais cru apercevoir dans l’obscurité, apparut de nouveau, ayant sur son visage la même expression de gaîté et de curiosité. Je faillis plusieurs fois l’interpeller en la priant de venir s’étendre à côté de moi pour me montrer comment elle était faite. Mais les idées se pressaient avec abondance dans mon cerveau et je continuai à parler pour mon cousin qui ne m’écoutait pas.
La notion de l’heure disparut en moi et toute la nuit coula comme un instant, sous le plafond bas, avec l’odeur épaisse de l’opium, l’odeur des hommes, et ce je ne sais quoi de poivré, de pourri et de printanier qui, par la fenêtre entr’ouverte, venait du port.
De ce personnage dont les traits calmes m’étaient insupportables, je n’entendis plus qu’une phrase et qui me parut sans importance :
La vieille loi de Manou dit :
Celui qui a tué un chat, un geai bleu, une mangouste ou un lézard doit se retirer au milieu de la forêt et se consacrer à la vie des bêtes jusqu’à ce qu’il soit purifié.
Je ne savais pas ce que c’était que la vieille loi de Manou et d’ailleurs il importait peu.
Mon âme était paisible, il y nageait seulement, comme une barque sur un lac, la nécessité d’offenser ce fumeur à figure de mongol.
Or, comme l’air commençait à blanchir par l’approche du matin, un lézard, un de ces lézards familiers qui hantent les habitations des hommes, glissa parmi les formes étendues, lentement et sans frayeur. Il me frôla, puis s’éloigna et je le vis qui tournait autour du haïssable fumeur.
Mais alors mes oreilles furent choquées par un imperceptible sifflement. Ce sifflement partait des lèvres de l’homme, et le lézard, en l’entendant, sans être ébloui par la clarté de la lampe, se rapprocha de lui et je vis même une main effilée, une main aux doigts trop longs, dont la forme m’était singulièrement répugnante, caresser avec une sorte d’amour, la tête du lézard.
La bête charmée fit encore deux ou trois tours, revint se faire caresser, repartit.
Comme un ressort mon pied se détendit. Il y eut un léger craquement. La queue du lézard écrasé fit encore deux ou trois sauts et j’éprouvai la plénitude que donne une action nécessaire que l’on vient d’accomplir.
Je dus fermer les paupières durant quelques secondes. Quand je les rouvris, il y avait non loin de moi une lampe entre deux nattes vides. Le corps du lézard n’était plus au bout de mon talon. Quelqu’un avait emporté le petit cadavre.
Je me mis à ricaner :
— Cet imbécile l’a peut-être pris pour l’enterrer.
Je secouai mon cousin. Il sortit derrière moi en chancelant. J’eus la sensation d’un rire clair comme un égrènement de perles qui résonnait dans l’ombre et je crus encore en franchissant la porte, voir, sous un sarong malais, le buste d’une femme qui se soulevait. Mais il était trop tard pour m’en occuper. Je désirais surtout respirer l’air pur.
Dehors, la fraîcheur était exquise. Une grande voile déchirée claquait au bas de la bosse du chameau. On entendait au loin, dans les ruelles, les cris des premiers marchands d’agar-agar. Je m’étirai. J’aurais voulu me battre avec quelqu’un. Je cinglai l’air avec ma cravache. Un homme doit toujours avoir une cravache avec lui. L’opium ne m’avait décidément fait aucun effet. Comme j’étais fort ! Quelle joie j’avais à vivre !