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Le mystère du tigre : $b roman

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PREMIÈRE RENCONTRE AVEC LE TIGRE

Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans une forêt, c’est la puissance de la pourriture.

Des détritus végétaux amoncelés, des feuillages qui se décomposent, de l’entassement des humus, sous l’influence d’une transpiration éternelle du sol et des arbres, d’une native humidité chargée de germes, jaillissent des couches toujours renouvelées de plantes vivantes.

Une forêt est comme un gigantesque creuset de la nature où les formes mortes bouillonnent sans cesse et deviennent animées et celui qui s’y promène enfonce ses pieds dans un amas de désagrégations intermédiaire entre la vie et la mort.

Aussi la forêt me remplit de gravité et donne à mon esprit une certaine tristesse sereine.

Ce jour-là, j’avais traversé seul les cultures et la jungle qui s’étendent sur plusieurs milles autour de la maison et par un chemin bordé de poivriers sauvages j’avais gagné la voûte prodigieuse de la forêt.

J’avais été saisi brusquement de cette envie de tuer des bêtes, de ce génie de la chasse qui s’empare de moi, certains jours. J’avais besoin aussi de recueillement. J’avais éprouvé un vif mécontentement. Je venais d’apprendre que Djath composait des poésies dans sa langue javanaise et qu’il les lisait parfois à Eva.

Or, les gens qui s’adonnent à de tels passe-temps m’ont toujours été odieux et il m’avait été pénible de penser qu’Eva pouvait s’intéresser à ces sottises.

J’avais mis en bandoulière un fusil de monsieur Varoga, un fusil que je connaissais mal — hélas ! je n’avais pas emporté les miens en voyage — et j’étais parti.

A l’orée de la forêt il y a une rivière que l’on passe sur un tronc d’arbre. J’avais aperçu, près de l’eau, un marabout sur une patte, avec sa tête chauve qui semblait lourde de pensées et son plumage noir vert qu’il lissait négligemment de son bec énorme.

Je lui avais fait grâce, sans savoir pourquoi. Mais dès que j’eus franchi la ligne des hauts ébéniers qui se dressaient au seuil de la forêt, comme s’ils en étaient les gardiens, je me mis à tirer sur tous les êtres animés qu’il me fut donné d’apercevoir. Je tirais au petit bonheur, sans m’occuper du résultat de mes coups, pour mon soulagement personnel, pour le plaisir désintéressé de tuer des bêtes.

Un homme inexpérimenté qui marche dans une forêt peut croire qu’elle est dépeuplée. Un grand silence rayonne autour de ses pas, toutes les créatures, dans l’herbe et dans les branches, s’immobilisent comme si elles savaient, par un sûr instinct millénaire, que cette forme mince à deux jambes et qui porte un tube de métal dans ses mains, est la propagatrice de la mort, l’éternel assassin de toutes les espèces.

Mais l’homme qui connaît le monde sauvage distingue de confus rampements, voit des figures rusées d’oiseaux, des mufles béants de terreur à cause de misérables progénitures animales, et il tue en se réjouissant de sa perspicacité et de son adresse.

Il y eut d’abord un perroquet qui tomba avec un grand bruit d’ailes en faisant une tache jaune et rouge le long des troncs noirs. J’en avais aperçu deux qui se balançaient innocemment sur une branche.

Les perroquets sont monogames. Quand ils se sont réunis en couple, ils ne se quittent plus et se chérissent tendrement pendant leur longue vie.

Or, rien ne peut m’irriter davantage que de penser que les bêtes connaissent le noble sentiment de l’amour, comme l’homme, et sont souvent plus fidèles que lui.

J’eus donc un âpre plaisir à entendre le second perroquet jacasser désespérément sur sa branche. Sa douleur fut plus forte que l’effroi de mon coup de fusil, car il ne s’enfuit pas, et je l’entendis longtemps se lamenter avec des syllabes presque humaines.

Puis ce fut un singe qui dégringola d’un manguier avec le fruit qu’il tenait. C’était un cercopithèque de petite espèce. Je n’avais fait que le blesser, car je l’aperçus qui tournait en rond sur le sol sans lâcher sa mangue, comme si sa blessure lui avait fait perdre la raison. Je dédaignai de revenir sur mes pas pour l’achever.

Il me semble qu’un paon fut tué un peu plus loin. J’eus la bonne fortune d’écraser d’un coup de crosse la tête d’un assez gros serpent qui dormait. Je tirai au juger, sur quelque chose qui remuait dans les broussailles et je poussai presque un cri de joie en voyant que c’était un midaus, énorme rat à tête de porc, à queue en éventail, qui dégage une odeur infecte.

Puis, successivement, j’abattis un kalender, espèce de renard qui porte ses petits sur son dos, et un de ces étranges cuscus des arbres qui vous regardent fixement avec des prunelles effarantes.

C’était un jour de facilité heureuse. J’avais à peine besoin de viser. Tous mes coups portaient.

J’avais marché droit devant moi, conduit par l’aveugle désir de tuer. J’avais pénétré assez loin dans la forêt par une piste étroite qui aboutissait parfois à une clairière, s’élargissait et se rétrécissait de façon uniforme.

Je songeais combien il serait aisé de se perdre dans cet océan de troncs et de lianes et une sorte de lourdeur de l’air qui filtrait malgré l’opacité du ténébreux plafond des branches enlacées me fit penser que l’après-midi devait être à son déclin.

Je m’arrêtai brusquement. Je me sentis soudain très las et il me fallut un grand effort pour recharger mon fusil.

J’avais chaud. Dans l’endroit où je me trouvais, le sentier était particulièrement resserré et la mer flottante des bois ondulait tout à fait basse et touchait presque ma tête. J’eus une sensation inaccoutumée de découragement. Des milliers d’adversaires m’entouraient. Derrière tous les troncs je croyais voir des faces simiesques grimacer. Des formes recouvertes de poils remuaient dans les feuilles. Des ailes bruissaient. Des écailles de lézard craquaient sous l’humus. Comment vaincrais-je jamais ces légions éternelles d’animaux ?

J’avais rebroussé chemin et je me hâtais. Les clairières succédaient aux clairières, les sentiers à peine dessinés s’y croisaient et j’étais saisi d’une vague crainte de m’égarer dans ce dédale où je m’étais enfoncé si imprudemment.

Une nuance d’un bleu saphir qui se répandit dans l’air annonça la venue prochaine du soir et comme si ce signal silencieux était attendu par un peuple jusqu’alors muet, des tressaillements, des chuchotements remplirent les massifs inextricables qui m’entouraient, une plus intense vie ailée battit dans l’air et de singuliers appels d’oiseaux et de singes se répondirent par-dessus ma tête.

Mais je n’avais plus envie de faire du bruit en tirant des coups de fusil et même j’évitais de frapper trop fortement le sol en marchant. Je glissais comme une ombre rapide qu’épouvantent les mystérieuses armées de la solitude.

Je m’arrêtai à nouveau à une cinquantaine de mètres d’une clairière que je devais traverser. Un groupe de singes gibbons, d’assez grande espèce, la traversait en sens inverse. Je crus d’abord avoir affaire à des hommes de petite taille et je faillis les appeler. Tous les singes me virent, mais ils me regardèrent sans effroi et ils continuèrent à marcher en se contentant de pousser un sourd grondement.

Je compris alors que j’étais le témoin d’un rare spectacle.

Au milieu de leur groupe, quatre singes tenaient par les bras et les jambes un singe mort. En tête, plus grand que les autres par la taille, était un singe qui était le guide et le chef. Le cortège que je voyais passer était un cortège funèbre.

J’avais entendu dire que les singes gibbons avaient coutume d’enterrer leurs morts et qu’ils le faisaient dans des lieux secrets et au commencement de la nuit. Je n’y avais pas ajouté foi. Je savais aussi qu’il ne fallait pas les troubler pendant l’accomplissement de ce rite, parce qu’ils devenaient alors redoutables. Je restai immobile jusqu’à ce que ces étranges fossoyeurs eussent disparu dans les broussailles.

Mais quand j’eus repris ma route d’un pas plus allongé, des pensées nouvelles m’assaillirent, des paroles entendues autrefois et auxquelles je n’avais pas attaché d’importance me revinrent.

Je me rappelai qu’un voyageur, qui avait accompli un voyage dans des régions inconnues de la Birmanie, me racontait qu’il avait été appelé à faire un traité d’alliance avec une tribu d’orangs-outangs, et qu’il avait, par signes, établi certaines conventions avec un orang qui semblait exercer une sorte de royauté sur ses congénères.

Il disait que dans la Birmanie du Nord se trouvait une montagne inexplorée où était un immense cimetière d’éléphants et que certains de ces animaux allaient, à certaines époques de l’année, dans ce cimetière et y poussaient des cris, s’y livraient à des gesticulations dont l’ensemble formait une sorte de cérémonie mortuaire.

Si les animaux étaient susceptibles d’obéir à des chefs, à des rois, s’ils avaient même des prêtres pour invoquer les puissances de la mort, ne pouvait-il y avoir une organisation, inconnue pour les hommes et plus vaste, permettant aux espèces différentes d’animaux de communiquer entre elles, de se faire part de leurs terreurs et de leurs malheurs.

Tous les appels dont le soir se remplissait composaient peut-être un langage. Il y avait eu, par le jacassement des singes, le cri stupide des paons, des communications d’arbre à arbre, des informations qui étaient allées très loin dans la forêt. Et ces informations devaient dire qu’un tueur de bêtes, un redoutable ennemi de l’espèce animale, avait eu la folie de se laisser surprendre par la nuit dans la forêt et courait maintenant, éperdu, en quête de la région des hommes.

A qui ces informations pouvaient-elles s’adresser, si ce n’est au plus redoutable des animaux, à ce tigre de grandeur phénoménale qui devait être un roi parmi les siens ?

Oui, le sage monsieur Muhcin, de Singapour, n’avait pas tort quand il me disait qu’il y avait des hiérarchies dans les animaux et que les uns possédaient des secrets de la nature que ne possédaient pas les autres et que les hommes eux-mêmes ignoraient.

C’était un crapaud sorcier, un crapaud magicien qui avait tué ma mère par la vertu de son regard haineux et moi, je risquais à toute seconde de périr sous les griffes du tigre vengeur, du souverain de la forêt de Mérapi.

Il me semblait entendre derrière moi un pas feutré, une haleine puissante. Jamais les cocotiers avec leurs troncs uniformément droits ne m’avaient donné cette sensation de monotonie désespérée.

Et tout à coup je butai sur quelque chose de mou. C’était un perroquet mort, celui que j’avais tué lorsque j’étais entré dans la forêt. Je jetai un regard circulaire autour de moi. Je reconnus le sentier où je me trouvais. J’étais à l’orée du pays des arbres. J’étais sauvé.

Le calme me revint avec une certaine honte de moi-même. Ce fut à tous petits pas que j’atteignis la lisière de la forêt.

Je poussai un soupir en franchissant la muraille des sombres ébéniers. Devant moi, éclairé par la lune, s’étendait l’horizon de la jungle. D’innombrables mouches à feu, comme des étincelles vivantes, volaient dans tous les sens. Au loin, je voyais de grandes lignes noires, bienveillantes et infinies qui étaient des avenues bordées de hauts banians plantés par la main des hommes et je savais que là il y avait des villages et une belle demeure européenne où les serviteurs devaient, à cette heure, allumer les lampes.

Devant moi, au bas d’une pente, dans un enfoncement assez profond, je vis scintiller l’eau bleuâtre de la rivière qu’encadraient d’épais tamariniers.

Je descendis, non sans regarder à plusieurs reprises la forêt par-dessus mon épaule, je passai le tronc d’arbre qui servait de pont et je remontai l’autre côté de la pente. Il y eut un petit clapotis d’eau et je vis le marabout chauve, toujours immobile sur sa patte.

Et tout d’un coup un regret me vint. J’avais été favorisé par la chance, puisqu’à chaque coup que j’avais tiré un animal était tombé. Pourquoi ne pas mettre encore cette chance à profit ?

Je savais que pendant plusieurs kilomètres le lit de la rivière était encaissé et que les bêtes qui voulaient boire n’en pouvaient atteindre l’eau que très difficilement.

L’endroit où je me trouvais était un abreuvoir naturel et plusieurs pistes y aboutissaient. Je ne pouvais pas trouver une meilleure embuscade pour guetter le tigre. Puis, j’avais encore une heure de marche à faire pour atteindre la maison de monsieur Varoga. Je décidai de me reposer un peu en me mettant à l’affût, face à la forêt. Je m’assis donc auprès d’un petit tamarinier, non loin de l’eau, mon chapeau et mon fusil posés devant moi.

La nature m’a accordé, dès ma naissance, un don précieux, parmi d’autres dons, qu’elle ne m’a jamais ôté. Quelles que soient mes préoccupations ou mes chagrins, j’ai la faculté de m’endormir avec une extrême facilité. A peine étais-je installé qu’un sommeil profond s’empara de moi.

Je ne sais combien de temps il dura. Sans doute assez longtemps. Ma première sensation en m’éveillant fut que mon chapeau en paille de Manille n’était plus à l’endroit où je l’avais placé. Le vent l’avait entraîné dans le creux de la rivière. Ce vent avait ensuite changé de direction, car la deuxième sensation que j’éprouvai en sortant de mon sommeil fut une odeur infecte de viande décomposée. Je n’ai jamais pu, malgré ma profession, m’accoutumer à cet abominable relent que dégagent les bêtes dévoratrices de chair crue.

J’eus un haut-le-cœur. Mais aussitôt mille voix crièrent en moi : la cause ! Quelle est la cause de cette affreuse odeur ? Toutes mes facultés d’attention s’éveillaient et une lucidité parfaite s’emparait de mon cerveau, pendant que mes mains se tendaient machinalement et silencieusement vers la crosse de mon fusil.

Le tigre était en face de moi à l’orée de la forêt. Il venait de sortir des arbres et il regardait ou plutôt il respirait, car sa tête était baissée vers le sol et se balançait de droite et de gauche, d’un mouvement atrocement régulier.

Il était prodigieux, fantastique. Je n’en avais jamais vu d’aussi grand et surtout d’aussi long. La lune blanchissait ses rayures qui avaient l’air peintes. Sa queue battait d’une façon mécanique. Mais ce qui était le plus impressionnant dans cette silhouette démoniaque était l’allongement démesuré, disproportionné de son mufle.

Je crus, une seconde, avoir reculé dans le temps jusqu’à l’époque des monstres fabuleux. La forêt se dressa plus haute, la petite rivière roula avec impétuosité, la patte du marabout s’allongea comme celle d’un oiseau de rêve. Les paroles de monsieur Muhcin me revinrent à nouveau à la mémoire. Le tigre que je voyais était plus qu’un animal roi, c’était un bourreau de l’enfer des bêtes, c’était une sorte de tigre dieu.

Je calculai qu’il ne m’avait pas encore senti, puisque le vent soufflait de mon côté et que c’était moi qui percevais son odeur. Enfin mes mains se posèrent sur le bois de mon fusil que j’attirai doucement à moi.

Je me rappelai avec netteté qu’il y avait du plomb dans le canon droit et des chevrotines dans le canon gauche. Si je ne faisais que le blesser avec mon premier coup, je pouvais encore l’aveugler à bout portant avec la décharge du plomb. L’essentiel était qu’il découvrît le défaut de son épaule d’une façon favorable, pour qu’il pût être atteint en plein cœur. Les choses ne se présentaient en somme pas mal.

Mais alors il se passa une chose surprenante. Je m’aperçus que mon fusil avait un petit mouvement de droite et de gauche comme la tête du tigre. Je tremblais. Le saisissement causé par mon brusque réveil et l’apparition inattendue de l’ennemi avaient secoué mes nerfs et étaient la cause de ce tremblement.

Et dans le même moment où j’eus cette perception, l’immensité du danger se découvrit à moi et j’éprouvai cette sensation d’espace, de vide absolu que j’ai toujours dans de semblables occasions.

Je savais bien qu’il y avait tout près de moi un arbre dont les branches n’étaient pas très élevées et que j’aurais pu gravir aisément. Au moment où je m’étais assis pour l’affût j’avais aperçu dans un champ de canne à sucre une dépression de terrain, une sorte d’excavation encadrée de pierres qui m’avait parue excellente pour m’abriter et d’où j’aurais pu tirer presque sans être vu.

C’était par paresse que je m’étais laissé tomber auprès d’un petit tamarinier qui ne pouvait m’être d’aucun secours. Où était l’arbre aux branches propices ? Où était le champ de canne à sucre ?

Le paysage avait reculé, s’était anéanti. Je ne voyais plus rien qu’une étendue illimitée, un vide plus grand que celui des espaces planétaires où j’étais seul avec un tigre formidable.

Et dans ce néant, d’un pas lent, en soufflant d’une façon rauque et en regardant toujours la terre, le tigre s’avança vers moi.

Il ne faisait pas plus de bruit que s’il s’était mû dans l’espace. Il descendit la pente de la rivière pendant que je me levais dans l’espérance que la position droite calmerait mes nerfs, arrêterait mon tremblement, me donnerait la possibilité de tirer avec certitude.

Arrivé près de l’eau le tigre se balança quelques secondes, il souffla encore, il souleva un peu de sable avec sa patte et il but paisiblement. Puis il leva la tête, satisfait, et il m’aperçut.

Il ne bougea pas. En trois bonds il pouvait être sur moi. La sagesse était de profiter de son immobilité pour tirer. Mais je me rendais compte que mes mains n’avaient pas la sûreté suffisante. Le calme me revenait peu à peu à cause du caractère professionnel que comporte l’échange de regard d’un dompteur et d’un tigre et le monde, la forêt, la rivière et le champ de canne à sucre se replaçaient peu à peu autour de nous, mais je ne cessais pas de trembler et mes mains étaient tellement glacées que je n’avais presque plus conscience de leur présence au bout de mes bras.

La lune était montée à l’horizon et elle éclairait lumineusement la scène. Les rayures du tigre étaient en argent mat, bordées de noir. Sa queue avait l’air d’un serpent qui aurait été aussi un éventail. Je voyais dans la rivière l’image renversée et déformée de la bête. Un bruit d’eau sur les pierres, que je n’avais pas remarqué jusqu’alors, me parut formidable. Je me souviens que malgré l’imminence du danger, une pensée dominait en moi stupidement, que je n’arrivais pas à chasser.

— Comment se fait-il que le marabout n’est pas effrayé par le tigre et qu’il ne quitte pas sa place ? Il veut voir comment je serai dévoré.

Que se passa-t-il dans l’esprit de la créature sanguinaire dont je voyais les bizarres yeux phosphorescents, sans expression, sans flamme, démesurément ouverts et fixés sur moi ?

Savait-elle par tradition orale qu’un homme debout et tenant dans ses mains un objet étincelant sous la lune pouvait transmettre la mort avant qu’on l’eût atteint ? Vit-elle dans mes yeux l’ordre muet d’une volonté supérieure ? Cette hypothèse est la moins vraisemblable, car je ne sentais pas ma puissance habituelle rayonner de moi et même j’éprouvais une singulière diminution de mon être comme si j’étais tout d’un coup devenu d’une toute petite taille, comme si j’étais une sorte de nain ridicule et incapable de tirer un coup de fusil. Mais le tigre venait peut-être de dévorer un animal à l’instant même et s’il avait soif, il n’avait sans doute pas faim.

Brusquement il se détourna de moi. Il glissa plutôt qu’il ne marcha le long de la pente. Il hésita encore une seconde lorsqu’il l’eut gravie. Pas un regard en arrière pour regarder la silhouette de l’homme debout avec ses mains frémissantes et son engin de mort que le manque de courage rendait inutile !

Il respira encore avec force. Un grand coup de son éventail blanc et noir qui me sembla déplacer l’atmosphère jusqu’à la lune et jusqu’aux froides étoiles et le roi solitaire aux pas feutrés rentra dans le royaume ténébreux des arbres.

Alors seulement, comme si le spectacle qu’il s’était promis n’avait pas eu lieu, le marabout se souleva, déploya ses ailes et avec un claquement de bec, où il exprimait sa déception, il s’éleva au-dessus des tamariniers de la rivière. Le vol de cet oiseau philosophe me parut infiniment mélancolique, lourd comme l’ignorance des choses et de soi-même que l’homme porte en lui.

J’étais triste. Mon chapeau à quelques pas de moi, près de l’eau, me parut très loin, à une distance infranchissable, car il fallait pour aller le chercher se rapprocher un peu de la forêt. On est très bien, nu tête, la nuit. J’abandonnai mon chapeau.

Une heure de marche me séparait de la maison de M. Varoga. A peine si je mis dix minutes pour franchir cette distance. Les aboîments des chiens frappèrent délicieusement mes oreilles et je me retins pour ne pas embrasser tous les êtres humains qui formaient un groupe inquiet sur le perron.

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