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Le mystère du tigre : $b roman

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L’ÉTRANGE INDIGOTERIE

J’ai toujours plu aux femmes. Mademoiselle Whampoa, la fille du plus riche négociant chinois de Singapour, m’avait, en quelque sorte, fait demander en mariage par son père.

Les Whampoa sont une grande famille de Chine, car il y a dans ce pays des aristocraties d’une ancienneté formidable, dont nous n’avons, nous, Européens, aucune idée. J’avais répondu de façon évasive, parce que si la jeune fille était jolie, bien qu’un peu petite, elle passait pour cultivée et je crois même qu’elle était poète ou quelque chose d’approchant, ce qui la rendait tout à fait impossible pour moi.

Une jeune veuve anglaise, que des spéculations de terrains avaient enrichie, recevait parfois mes visites et les attendait avec impatience. On disait qu’elle avait eu quelques aventures. Mais je n’attache pas d’importance à ces vétilles et je prétends qu’un homme qui est un homme dans le sens élevé du mot ne doit pas s’occuper si la femme qu’il aime a, de-ci, de-là, quelques écarts de conduite. L’essentiel est de les ignorer et de faire claquer sa cravache si quelque sot essaie d’éveiller votre jalousie par des racontars calomnieux.

Je fus passionnément aimé par une rouquine javanaise d’une maison de danse du quartier neuf de Singapour. Je crois bien qu’elle se serait tuée pour moi si je ne m’étais pas très habilement entendu avec sa mère pour la doter et lui faire épouser un pauvre diable qui l’emmena dans l’île Madura.

Je ne fus donc pas surpris de l’impression favorable que j’avais produite sur Eva et je prolongeai mon séjour à Batavia dans l’espoir de la rencontrer. Mais au bout de quelques semaines, n’en ayant aucune nouvelle, j’allais me rembarquer pour Singapour avec mes poissons aveugles et mes panthères.

Je venais de donner mes ordres à Ali pour le transport des animaux quand, au moment où j’allais sortir de mon modeste hôtel, je me trouvai en présence d’un jeune Javanais, vêtu avec une extrême recherche, qui m’interpella par mon nom.

Ce jeune homme me fut aussitôt antipathique par sa politesse glaciale, ses mains trop soignées, son allure efféminée.

Il portait un sarong de soie et son kolambi bleuâtre avait des broderies orange sur les manches. Contrairement à l’usage de tous les habitants du pays, aucun kriss n’était suspendu à sa ceinture. L’absence du turban ou du mouchoir autour de la tête que prescrit la loi de l’Islam me fit penser qu’il devait être bouddhiste ou professer une de ces bizarres religions hindoues.

Ce jeune homme était du reste un serviteur, un simple serviteur. Il n’avait eu aucune peine, me dit-il, à me découvrir à Singapour, tant il est difficile à certains hommes de vivre cachés.

Il venait de la part de son maître, monsieur Varoga, le propriétaire d’une grande indigoterie située sur les confins du district de Djokjokarta et de celui de Solo, et dont le nom ne m’était du reste pas inconnu.

Il avait franchi la grande distance qui sépare ces régions de Batavia pour me transmettre une invitation. M. Varoga m’invitait à une chasse exceptionnelle. Ses plantations étaient hantées par un tigre d’une taille prodigieuse et d’une audace comme on n’en avait jamais connu.

Les bruits du gong, la lumière des flambeaux, rien ne l’effrayait. On venait de célébrer dans tous les villages de l’île de grandes fêtes en l’honneur de la suppression de l’esclavage sur les possessions hollandaises. M. Varoga avait fait tirer, ce soir-là, cinquante coups d’un petit canon qu’il avait fait venir d’Europe pour ces sortes de cérémonies. Eh bien ! le bruit du canon n’avait pas effrayé le tigre, qui avait enlevé une femme à quelques centaines de pas de l’endroit où le canon tirait.

Les trois villages qui entouraient l’indigoterie étaient terrorisés. On avait inutilement creusé un grand nombre de pièges. M. Varoga était trop âgé pour chasser lui-même. Il avait entendu dire qu’un célèbre spécialiste d’animaux sauvages était de passage à Batavia. C’était sur lui qu’il comptait pour le débarrasser de ce monstre.

Cette proposition était flatteuse et tentante. Il s’y ajoutait l’attrait de la possession du tigre si on le prenait vivant. J’objectai tout de suite la longueur d’un voyage de plus de quatre cents kilomètres à travers les terres. Mais le jeune Javanais sourit avec une ironie qui voulait dire que de telles contingences n’existaient que pour des hommes vulgaires comme moi.

M. Varoga possédait une de ces étonnantes chaloupes à vapeur qui se moquent de l’absence des vents et de la présence des pirates malais sur leurs longs praos, et cette chaloupe me transporterait le lendemain à Samarang où des chevaux nous attendaient. Il suffirait alors de deux étapes pour atteindre l’indigoterie par la grande route de Djokjokarta.

Mes affaires me rappelaient à Singapour où mon employé principal, un homme myope et borné, dirigeait ma maison en mon absence. Je venais d’être avisé par une lettre de lui qu’il était malade et qu’il m’attendait impatiemment.

J’acceptai pourtant la proposition qui m’était faite, par vanité d’abord, l’homme est conduit par sa vanité — ensuite à cause d’un secret et inexplicable pressentiment.

Il fut convenu que j’amènerais Ali et que nous partirions le lendemain.


Je hais les animaux, mais les végétaux m’inspirent un violent amour.

Je trouve que les montagnes sont belles à cause de leurs chevelures d’arbres et que les rivières n’ont d’attrait que parce qu’elles baignent des branches feuillues et de fabuleuses racines.

Quand nous eûmes dépassé le massif montagneux de Merbarou et de Mérapi ; quand, à droite et à gauche, le ciel fut coupé par les hautes lignes de forêts vierges barrant l’horizon, je cessai d’être irrité par l’ironie silencieuse du Javanais efféminé, mon cœur se mit à battre et je sentis descendre en moi le calme que me procure toujours une nature désordonnée.

Les aréquiers géants, les bois de teck, les banians centenaires nous enveloppaient de tous côtés et ensevelissaient sous leur voûte la route fragile comme un fil d’argent.

Les villages avaient l’air de poussières de brins de paille et parfois, sous un enchevêtrement de lianes, on apercevait les vestiges d’un temple, un éléphant de pierre, une théorie de colonnes, car l’île de Java, et en particulier cette région, abrita, paraît-il, l’antique civilisation d’un peuple constructeur d’édifices.

Puis la forêt, qui s’était rapprochée au point de nous écraser, recula un peu. Nous traversâmes des plantations de café et d’indigo, des bois de cotonniers. Le soir allait venir et les mouches à feu commençaient à sillonner l’air. Le serviteur javanais se rapprocha de moi et me montra un amoncellement d’ombres que nous allions atteindre.

— Nous sommes arrivés, fit-il.

Il y avait plusieurs banians dont les troncs étaient tellement hauts et d’une épaisseur si énorme qu’une vaste demeure moderne qui était à leur pied avait l’air toute petite.

Je vis des serviteurs courir avec empressement, mais sous la disproportion des arbres ils me firent l’effet d’être des enfants. Une femme, que je pris d’abord pour une naine, était au milieu d’eux.

Comme nous étions arrivés devant le perron, chacun retrouva sa grandeur naturelle et je m’aperçus que la maison était immense. Je mis pied à terre et je reconnus, du reste sans un grand étonnement, dans la femme qui m’avait paru minuscule et qui s’avançait vers moi en souriant avec aisance et en me tendant la main pour m’accueillir, la jeune fille à l’échelle.

Je dis que je n’éprouvai pas un grand étonnement parce que mon pressentiment n’avait fait que se préciser pendant le voyage, surtout dès que les premières ombres des forêts vierges s’étaient étendues à mes côtés, comme s’il y avait une liaison secrète entre cette créature vivante à laquelle je pensais et l’océan des végétaux bienveillants.


L’hospitalité de M. Varoga était royale. N’étais-je pas une sorte de roi des bêtes ?

Une foule de serviteurs me guettait pour combler mes moindres désirs et quand je sortis pour visiter les plantations, je m’aperçus que les indigènes avaient gardé la déplorable habitude ancienne de se prosterner devant les Européens. J’avais toujours envie de leur crier :

— Debout ! Vous êtes des hommes comme moi !

Mais je ne disais rien par respect pour les vieux usages et pour ne pas faire sourire la charmante Eva qui m’accompagnait et me faisait les honneurs de ses domaines.

Je voyais à peine monsieur Varoga. C’était un homme desséché et jaune de teint. Il ne quittait guère sa chambre, où il semblait mystérieusement occupé. Il n’apparaissait qu’aux repas. Il se confondait alors en amabilités, il me répétait que toute sa maison m’appartenait, mais dès que nous étions, sa fille et moi, installés sous la vérandah, il balbutiait quelques mots d’excuse et se hâtait de nous laisser.

Je tins, dès le premier jour, à visiter les pièges que l’on avait creusés pour le tigre. J’en fis enlever les épieux que l’on y met d’ordinaire et sur lesquels il se tue en tombant, car je tenais à le prendre vivant, et je fis modifier avec art la couche de feuilles dont ces pièges étaient recouverts.

J’examinai les lieux où, tour à tour, des bœufs, un cheval et deux femmes avaient été enlevés et je me rendis à tous les endroits du voisinage où il y avait de l’eau et où le tigre était susceptible d’aller boire.

Eva venait avec moi, le chapeau de feutre sur les yeux et la jupe un peu au-dessus des genoux. Elle me répétait, en fixant sur moi ses immenses yeux enflammés, que rien n’était pressé et que son père et elle tenaient à me garder le plus longtemps possible.

Ali et l’insupportable Javanais, qui s’appelait Djath, nous accompagnaient dans nos courses. Ce Djath affectait toujours d’aller sans armes. Cette affectation était ridicule, car ne serait-ce qu’à cause des innombrables serpents qui peuplent les jungles, un couteau de chasse, au moins, est nécessaire. Mais il disait en souriant qu’il charmait les serpents en les appelant par leur nom.

Par leur nom ! Était-ce possible ? Et Eva, quand je haussais les épaules à ces sottises, m’affirmait que c’était vrai et je la surprenais lui jetant un tendre regard.

Ce Djath affectait encore d’être uniquement occupé, quand nous sortions, à faire un grand bouquet de champakas jaunes et de cette sorte de tubéreuse que les Malais appellent sundal-malam, c’est-à-dire « intrigante de nuit », et qui passe pour avoir la propriété de donner à ceux qui en répandent sur leur corps des rêves voluptueux.

Quand nous rentrions, il remettait le bouquet qu’il avait cueilli à Eva. Celle-ci l’emportait aussitôt dans sa chambre, non sans un nouvel échange de regards.

J’en éprouvais une grande colère intérieure que je ne laissais pas voir et j’étais obligé de me rappeler qui j’étais pour ne pas sentir de la jalousie naître en moi.

Deux ou trois fois, comme j’étais seul avec Eva sous la vérandah, elle me dit en me montrant la grande forêt qui se dressait à l’horizon comme une impénétrable muraille :

— Vous savez, il faut bien prendre garde. La forêt de Mérapi n’est pas comme les autres forêts. C’est une des plus anciennes du monde et elle recèle de grands mystères.


Et je m’aperçus que je ne comprenais rien aux êtres et aux choses et que tout était singulier dans ce coin de terre de Java, non loin du mont Mérapi, à l’orée de la forêt de ce nom.

Il y avait un tigre qui rôdait autour des plantations et qui emportait des moutons, des bœufs et même des femmes. Il ne craignait pas le canon, il évitait les pièges et les indigènes qui l’avaient aperçu et que j’interrogeai à son sujet furent unanimes à me le dépeindre comme étant d’une grandeur surnaturelle.

Un jour, comme nous avions pénétré dans la forêt et que nous rentrions à l’heure du soleil couchant, — hâtivement, je dois le dire, parce que les dangers commencent avec la nuit — nous entendîmes un cri, ou plutôt un chant, une sorte de mélopée étrangement évocatrice et qui avait dans ses accents quelque chose de religieux. Je distinguai des paroles chantées qui correspondaient à peu près à ceci :

— Om, Mani, Padmé, Aum !

J’arrêtai mon cheval et je voulus revenir en arrière pour ramener le malheureux, sans doute égaré, qui errait seul dans la forêt, à l’heure où la nuit descend.

Mais Eva secoua la tête et me fit signe de continuer ma route.

— C’est Chumbul, le saint. Il habite très loin, de ce côté, en pleine forêt, et il ne se promène que la nuit.

— S’il sort la nuit, dis-je, comment n’est-il pas mangé par le tigre ou par les autres bêtes sauvages ?

A ces paroles, Eva se mit à rire et Djath, qui était derrière elle, fit de même, comme si j’avais dit une chose infiniment plaisante et invraisemblable.

Et nous repartîmes, tandis qu’au loin retentissait la voix de celui qui, non seulement errait seul, la nuit, dans la forêt, mais encore se signalait aux fauves par ses cris.

La conduite de monsieur Varoga à mon égard, la vie cachée qu’il menait dans sa chambre, me paraissaient énigmatiques, mais cela était encore le mystère qui devait s’expliquer le plus aisément.

Je fus réveillé plusieurs fois la nuit par des grondements formidables qui semblaient partir de l’intérieur de la terre. J’en eus des sueurs froides et dès l’aurore je courus dans la maison en demander l’explication. Ni les maîtres, ni les serviteurs ne s’étaient même aperçus de ces phénomènes. Cela tenait à la nature volcanique du terrain, me fut-il répondu, et rien de fâcheux ne résultait jamais pour les hommes de ces tonnerres souterrains.

Ce qui m’inquiétait le plus, c’était la véritable personnalité d’Eva, le mystère de son sourire, celui des rêveries dans lesquelles elle tombait, celui de ses gaîtés enfantines, celui de sa coquetterie à mon égard.

Elle s’était expliquée en riant, mais très franchement avec moi, au sujet de l’incident de l’échelle et ce qu’elle m’avait dit était marqué au sceau de la vraisemblance.

Son père voulait changer le commandant de la chaloupe à vapeur qui faisait le service de Samarang à Batavia pour ses affaires. Elle était allée voir ce second de navire qu’elle savait sans place en ce moment, pour lui proposer ce poste. Elle avait vu une échelle contre la fenêtre et elle avait trouvé amusant de descendre par ce moyen.

Elle avait appris, ensuite, que ce second était un étrange alcoolique, un maniaque se flattant de bonnes fortunes qui n’existaient que dans son imagination. Elle avait deviné qu’il était venu me trouver. Elle l’avait revu et elle avait exigé qu’il eût avec moi une nouvelle conversation pour démentir ses premiers propos.

Tout cela raconté avec enjouement comme une chose plutôt comique, parce qu’elle révélait l’étonnante psychologie de certains hommes fats, me paraissait véridique et me faisait regretter de ne pas avoir infligé un sévère châtiment au second de navire.

Oui, l’incident de l’échelle n’aurait été nullement compromettant s’il n’y avait pas eu, ensuite, un nouvel incident d’échelle. Le second de navire n’aurait plus existé dans mon esprit si je n’avais pas vu Djath, le Javanais, aux mains trop soignées, grimpant sur une échelle jusqu’à une fenêtre, la fenêtre de la chambre d’Eva.

Je veux dire les événements dans leur succession et comment certains mystères ont reçu une explication plausible, comment d’autres se sont compliqués jusqu’à participer des mystères de la nature même.

Mais le plus grand de tous, je me suis aperçu, par la suite, que je ne pourrai jamais le résoudre, parce que c’est celui qui est dans ma propre âme, dans la variété de ses changements, l’inconnu de ses manifestations et l’abîme intérieur des pensées humaines est plus profond que la mystérieuse forêt de Mérapi et que les chaos souterrains où les volcans puisent leur substance.

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