Le mystère du tigre : $b roman
LE JEUNE HOMME A L’ÉCHELLE
Ici se place l’incident de la seconde échelle.
J’avais raconté, pendant le dîner, ma course dans la forêt et ma rencontre avec le tigre et je l’avais fait, sans presque aucune modification, à cause de la force que j’attribue à la sincérité.
Selon son habitude, M. Varoga, toujours préoccupé, nous avait quittés lorsqu’on s’était levé de table pour aller s’asseoir sous la vérandah. Il avait trouvé, comme prétexte quotidien, des projets de canaux à creuser dans le pays et il prétendait dresser dans sa chambre des cartes hydrographiques.
Je dois dire d’abord que, pendant les deux journées qui avaient précédé, Eva s’était montrée particulièrement coquette vis-à-vis de moi. Tantôt elle me fixait avec ses grands yeux terribles et chargés de volupté, dont elle adoucissait aussitôt l’ardeur par la musicalité de paroles indifférentes, tantôt, d’un geste familier, elle posait sur mon bras sa petite main et je croyais sentir comme une légère pression volontaire. Le matin même, elle m’avait donné une fleur de champaka en me disant :
— Gardez-la, c’est une fleur que j’ai portée contre moi, et elle a sur l’âme une étrange action.
Sur l’âme ! Ce n’était pas sur l’âme, mais sur le corps ! La fleur de champaka éveille la volupté, cela est bien connu. J’aurais attribué un sens provocant à ces mots si je n’avais pas préféré croire à la pureté parfaite d’Eva. Et puis, c’était Djath qui avait cueilli cette fleur.
A la clarté des étoiles, assis dans de grands fauteuils d’osier, nous étions côte à côte, tenant chacun un éventail carré et l’agitant pour chasser les moustiques. Au loin, les dernières lumières des villages s’étaient éteintes. Tous les serviteurs avaient dû aller se coucher, car un grand silence enveloppait les alentours de la maison.
Eva se taisait. La conversation était morte tout à coup entre nous, faisant place à ces paroles plus éloquentes qui n’ont pas besoin de syllabes pour s’exprimer.
Je regardai Eva. Elle était inclinée sur son fauteuil de mon côté et sa tête était penchée vers moi, assez près de la mienne.
La lune était tombée derrière la ligne des arbres en sorte qu’il n’y avait pas assez de lumière pour distinguer exactement les traits de la jeune fille. Mais j’y crus reconnaître une expression d’attente. Je pensai que le moment était venu. Je lui pris une main qu’elle ne retira pas et me mettant sur un genou, je lui dis que je l’aimais. Puis tendrement, mais avec la réserve due à une jeune fille, je portai sa main à mes lèvres et je l’effleurai.
Cela ne produisit pas sur elle l’effet de confusion et de tendresse que j’espérais.
J’entendis tomber comme une cascade métallique un rire frais, sonore, sincère. J’eus la sensation que par toute la vérandah roulaient de petites perles harmonieuses. Ce fut très court et aussitôt elle mit son éventail sur son visage.
— Pourquoi riez-vous ? dis-je, croyant à quelque cause extérieure que je ne percevais pas.
Eva abaissa son éventail. Il y avait sur son visage une expression de gaîté, et aussi un peu de déception.
— Je ris, parce que vous n’êtes pas un homme très moderne. Mais cela ne fait rien. Je vous aime bien. Il est très tard. Le récit de vos dangers pendant cette journée m’a brisée, nous reparlerons de cela demain, si vous voulez bien ?
Elle s’était levée. Je ne savais que dire. J’avais la crainte confuse d’avoir laissé passer une occasion. Je me disais que peut-être… mais non, ce n’était pas possible. Je baisai encore la main qu’Eva me tendait et elle disparut dans la maison. Elle monta en courant l’escalier qui menait à l’étage supérieur et il me sembla que les perles musicales s’égrenaient encore derrière elle.
Je n’avais pas sommeil. Je marchai très longtemps de long en large sous la vérandah. J’aurais voulu accomplir un exploit étonnant, voir paraître le tigre devant la maison et lutter corps à corps avec lui. J’étais mécontent. J’étais perplexe. Puis le silence impressionnant des nuits trop sereines pesait sur moi.
Ce silence fut troublé par un bizarre sifflement. Je n’y prêtai pas d’attention sur le moment et je regagnai ma chambre. Elle était située au premier et elle formait l’angle de la maison sur le devant. Bien qu’assez éloignée de celle d’Eva on en pouvait apercevoir le balcon en bois ouvragé.
Une fois dans ma chambre, j’examinai si quelque moustique ne s’était pas glissé sous la moustiquaire et n’était pas en train de m’y attendre. Puis, comme la chaleur était suffocante, j’allai respirer encore une fois sur ma fenêtre.
Instinctivement, je regardai s’il y avait encore une lampe allumée dans la chambre d’Eva. Il n’y avait pas de lampe allumée, mais il y avait une échelle posée contre le bois de son balcon, et, par cette échelle, montait un être que je reconnus immédiatement à son costume pour le Javanais Djath.
Il montait sans aucune précaution. Il ne regardait pas à droite et à gauche avec crainte. Arrivé au haut de l’échelle, le mouvement qu’il fit pour entrer dans la chambre le força à se détourner et ses yeux furent un instant fixés de mon côté. Je ne sais pas s’il me vit, car je me rejetai aussitôt en arrière.
Je ne pouvais croire qu’il était attendu par Eva, qu’Eva lui avait donné rendez-vous dans sa propre chambre au milieu de la nuit. J’étais intérieurement persuadé qu’Eva m’aimait et il me paraissait impossible qu’une jeune fille qui portait tant d’ingénuité sur son visage fût capable, après avoir entendu la déclaration d’amour de l’homme qu’elle aimait, de siffler mystérieusement pour appeler un jeune Javanais poète auprès d’elle.
Alors, quel pouvait être le sens de cette visite nocturne ? Djath avait peut-être une intention criminelle ? Un drame allait se produire ? J’écoutai si un cri ne retentissait pas. Il n’y eut qu’un silence plus lourd qu’auparavant.
Je n’osais me précipiter dans la chambre d’Eva. Je songeai que Djath m’avait peut-être aperçu, qu’il était redescendu pendant que je délibérais et que je me trouverais en présence d’Eva toute seule.
Quel que soit le prétexte, après l’aveu de mon amour, ma venue dans sa chambre était indigne d’un galant homme. On n’est que trop porté à penser qu’un dompteur est une brute ignorante, un être habitué aux bêtes féroces, inapte à ces délicatesses de procédés qu’aiment les femmes.
Le temps passait et il fallait faire quelque chose.
Mon père m’a toujours dit que, quand on est incertain entre plusieurs actions à accomplir, il faut toujours faire celle qui est le plus conforme à la morale courante, se comporter comme se comporterait la majorité des hommes. L’hôte d’une maison, qui avait surpris un événement de cet ordre devait en informer le maître de la maison, le père de famille.
Je ne réfléchis pas davantage et je m’élançai dans la large galerie circulaire qui donnait sur la cour intérieure. Cette galerie n’était éclairée que par la lune déclinante et elle était fort obscure. J’atteignis une porte et j’y frappai sans être absolument certain qu’elle donnait sur la chambre de M. Varoga.
Je n’eus pas d’abord de réponse. Peut-être M. Varoga dormait-il ? Je frappai plus fort, j’attendis et je frappai à nouveau. Après un temps assez long j’entendis un pas traînant que je reconnus pour celui de M. Varoga. Ce bruit de pas était accompagné par cette sorte de murmure que font entendre les gens ennuyés d’être dérangés.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit une voix derrière la porte, voix qui ne pouvait être celle d’un homme en train de dresser paisiblement des cartes hydrographiques.
— C’est moi, répondis-je. J’aurais deux mots à vous dire.
Il y eut quelques secondes de silence et alors, nettement, impérativement, retentit la voix de M. Varoga derrière la porte toujours close.
— Excusez-moi ! Je ne peux vous ouvrir. Nous causerons demain.
Et il ajouta, comme s’il répondait à mon insistance muette, d’un ton péremptoire :
— Il sera grand temps demain. Je termine une carte très importante.
De nouveau il y eut le bruit de son pas traînant qui s’éloignait. Il n’avait pas attendu ma réponse. Sans doute avait-il trouvé ma visite nocturne déplacée. Je n’osai pas insister.
Et comme j’allais m’éloigner je fus frappé en même temps par l’âcre parfum de l’opium qui semblait sortir de la chambre de M. Varoga et par un bruit de porte se refermant de l’autre côté de la galerie.
Une petite cascade de perles légères résonnait au loin, s’égrenait sur les ombres indécises des palmiers bas de la cour, le rire d’Eva un peu ironique, mais qui m’assurait qu’elle ne courait aucun danger.
A peine rentré dans ma chambre je me penchai aussitôt au dehors. L’échelle avait disparu.
J’eus le sentiment confus d’être ridicule et je ne m’en consolai qu’en me disant que mes actions avaient été durant toute la soirée celles d’un homme délicat et d’un honnête homme. Je ne m’endormis que grâce à mon exceptionnelle faculté de sommeil que j’avais déjà éprouvée quelques heures auparavant.
Mes inquiétudes disparurent le lendemain et firent place à la plus folle tranquillité.
Eva s’expliqua avec moi de la façon la plus loyale, la plus gaie, la plus délicieuse. Il paraît que je ne suis pas un homme moderne et que je ne comprends rien à l’âme d’une jeune fille qui habite Java, mais qui a passé deux années de sa vie à Paris et à Londres.
Il faut que je me mette bien dans l’esprit qu’il y a des femmes qui sont cultivées, qui lisent des livres, qui aiment la poésie.
Je fus lâche et je n’osai pas dire ma profonde horreur de telles choses.
Eva fait partie de ces femmes cultivées. Il se trouve qu’un de ses serviteurs javanais est un descendant des anciens rois de Java, un jeune homme extraordinairement versé dans l’histoire et la littérature de son pays. Eva profite de ses grandes connaissances. Il dépose le soir sur sa fenêtre certaines poésies qu’il a copiées et qu’elle lit avant de s’endormir. Comme la fenêtre est haute, il s’aide d’une échelle. Quel mal y a-t-il à cela ?
Eva ne me cache pas que j’ai été très indiscret en allant frapper, la nuit, à la porte de son père. Son père fume l’opium et craint par-dessus tout que cela soit su de quelqu’un. Personne ne l’ignore parmi les serviteurs de la maison et même parmi leurs relations de Batavia, mais chacun fait semblant de l’ignorer et de croire à ses projets de canaux dont on lui demande des nouvelles et dont il fixe les tracés chimériques. Le mieux est donc pour moi, si j’ai du tact, de ne faire aucune allusion à ma visite nocturne.
Je me pique d’avoir du tact. Je ne parle de rien à M. Varoga. Il me serait du reste difficile de lui dire quoi que ce fût, car je ne le vois que pendant les repas et il disparaît toujours rapidement dès qu’ils sont terminés. Je remets à plus tard le soin de le détourner de l’habitude néfaste qui le rend si maigre et si jaune.
Mon père avait raison. Il faut toujours se conduire d’après les règles de la morale courante. Je suis récompensé de la manière dont j’ai agi par l’amour d’Eva, un amour qu’elle ne m’a pas dit, mais que je devine dans tous ses gestes.