Le mystère du tigre : $b roman
LE COBRA ET LE CRAPAUD
Toujours j’ai passionnément aimé faire souffrir les bêtes. Petit, j’arrachais les ailes des mouches et je les faisais défiler sur le sable de la vérandah où je jouais. A dix ans, je m’étais fabriqué un arc avec des flèches aiguës en bois de sandal dont je criblais les bœufs et les chiens qui s’enfuyaient à ma vue, comme à la vue d’un monstre redoutable.
En ce temps-là, l’île de Singapour n’était pas encore entièrement défrichée comme aujourd’hui, et la forêt y luttait avec les cottages hâtivement construits, les carrés de terre labourée. C’était sur les confins des plantations qu’avec quelques gamins de mon âge j’allais assouvir ma soif de mort animale. Très vite j’avais été habile à tirer de l’arc. Mais c’est quand mon père me fit cadeau d’un fusil Devisme que commencèrent mes véritables exploits.
Je venais d’obtenir un prix d’instruction religieuse et le pasteur qui venait parfois dîner chez nous avait déclaré que si j’étais ignare en toutes choses, j’avais la connaissance innée de Dieu, ce qui est l’essentiel. Car j’eus, dès mon jeune âge, un mépris profond pour les livres et ceux qui les lisent, mépris que j’ai gardé en avançant dans la vie.
L’expérience m’a enseigné qu’il n’y a d’hommes intelligents et utiles que ceux qui sont rebelles à l’instruction et tournent toutes leurs facultés vers l’action.
Je me flatte d’avoir jeté aux ordures, à part une Bible que je n’ai d’ailleurs jamais ouverte, les quelques ouvrages anglais et portugais qui traînaient dans notre maison. Ne jamais rien lire ! Quelle force puissante pour le caractère ! J’empêchais mes employés d’aller chercher « le Courrier de Malacca » quand il arrivait le dimanche, et pour ma part, je me faisais raconter, oralement, les événements historiques, notamment, la révolte des Cipayes de 1857, pour ne pas risquer d’être influencé moi-même par la stupidité de ceux qui écrivent.
Le fusil Devisme fit merveille. Je tirais les oiseaux au vol et je cassais à cent pas la tête des serpents. Je reçus les enseignements des meilleurs chasseurs de Singapour qui ne connaissaient rien à la chasse, je m’en aperçus plus tard — et à quinze ans je me mettais à l’affût avec eux pour ma première chasse au tigre.
Je peux dire que je suis un des hommes les plus courageux de tous ceux qu’il m’a été donné de connaître. On reconnaît un homme courageux à la capacité qu’il a d’avouer les peurs qu’il a éprouvées. J’ai eu peur, certes, mais je l’ai dit, je l’ai dit hautement, sinon aux autres, ce qui m’aurait nui, du moins à moi-même, ce qui est l’important. Par cette connaissance de ma propre peur, je suis devenu courageux et j’ai accompli les exploits qui m’ont rendu célèbre de Bornéo jusqu’aux côtes de Coromandel et même plus loin.
C’était le moment où les tigres commençaient à diminuer dans l’île de Singapour. Le Résident organisait perpétuellement des chasses et comme il était l’ami de mon père, j’y étais convié et j’en devins même l’acteur principal. Je me souviens que lorsque le navire de guerre français l’Amazone fit escale dans le port, il fut convenu, durant un dîner, que chaque officier tirerait son tigre et que ce serait moi, malgré ma jeunesse, qui réglerais toutes ces chasses.
Tout cela n’a aucune importance et je ne le dis que pour mémoire et afin de faire connaître mon extraordinaire précocité de tueur d’animaux sauvages. Je me hâte d’ajouter que les officiers français quittèrent Singapour sans avoir pu tirer un coup de fusil et que ce ne fut qu’un an plus tard qu’il me fut donné de tuer mon premier tigre. Car ces créatures ont un si prodigieux pouvoir de se dissimuler, que même dans les lieux où elles abondent, comme Malacca et Java, on peut les chasser très longtemps, sans jamais les rencontrer, quitte à se trouver, un soir, face à face avec elles, au moment où l’on s’y attend le moins. Mais je dirai, ailleurs, les mœurs de ces êtres mystérieux et féroces et quel enseignement je tirai de cette connaissance.
Les premiers tigres que je vis étaient empaillés, dans les magasins de mon père. Il y en avait de toutes tailles et de toutes provenances. Il y avait les tigres noirs de l’Himalaya que l’on appelle noirs, bien qu’ils soient plus jaunes que les autres, parce qu’ils sont censés être les incarnations d’une sorte de déesse hindoue qui, elle, est noire et que l’on appelle, je crois, Kali.
Il y avait ceux du Bengale qui ont sur la queue quinze anneaux noirs, exactement, sur fond blanchâtre, et ceux de la Mongolie qui ont douze anneaux noirs exactement, sur fond jaunâtre.
Il y avait ceux du Siam qui ont la gueule allongée, ceux de Malacca qui sont gigantesques et ceux qui viennent de Zanzibar et qui sont ridiculement petits parce que ce ne sont pas des tigres, mais de simples panthères déguisées en tigres.
Il y avait aussi toutes sortes d’animaux sauvages, des crocodiles, des serpents, des lions de Perse, des hyènes, parfois un fourmilier, et toutes les variétés d’oiseaux de proie de l’Asie. Ils occupaient une immense galerie vitrée adossée à notre habitation et qui donnait sur les jardins.
Je regardais souvent leurs silhouettes quand je jouais et je me souviens qu’une force intérieure m’obligeait à me glisser dans la galerie pour arracher une plume de ci de là, piquer un mufle avec un bâton pointu, tirer une oreille, injurier l’ennemi impuissant.
Le propriétaire d’une ménagerie qui devait de l’argent à mon père, mourut insolvable, et celui-ci hérita de ses animaux et de son matériel.
Pendant que dura la procédure, il dépensa pour la nourriture des fauves et d’un jeune éléphant savant beaucoup plus d’argent que la valeur de sa créance. Le désir de retrouver les sommes avancées lui donna l’idée d’adjoindre à son commerce de peaux et de bêtes empaillées un commerce de bêtes vivantes. Le commencement de sa grande fortune date de là. Il fit installer dans ses immenses jardins qui s’étendaient en bordure du quartier chinois une série de cages devant lesquelles, deux fois par an, quand arrivaient les bateaux de Macao et de Shanghaï, défilaient les grands marchands chinois fournisseurs des ménageries de la Chine. Car ce peuple qui semble au premier abord purement commerçant et borné dans ses conceptions a une curiosité extraordinaire pour toutes les espèces animales et je crois que les collections zoologiques les plus curieuses de l’univers se trouvent chez certains riches Mandarins de Canton et de Pékin. Je note en passant que les plus grands succès que j’ai obtenus dans mes exhibitions d’animaux sauvages furent dans ces dernières villes et cela a contribué grandement à me prouver l’intelligence des Chinois que j’avais d’abord méconnus.
Il fallut bientôt transformer complètement les jardins. Outre les cages, il y eut des volières, des cahutes, des gourbis, des fosses, des hangars, des étables, des écuries, des habitations sur pilotis dans un étang artificiel, des bassins entourés de treillis pour les sauriens. On construisit une sorte de ville, avec ses rues et ses remparts, ses perchoirs et ses colombiers où les habitations étaient aménagées selon le caractère et les mœurs des différents habitants, mammifères, pachydermes, solipèdes, plantigrades, bimanes, ruminants, herbivores et carnassiers.
C’est peu après ces transformations que se placent les événements terribles qui contribuèrent à augmenter ma haine pour ces bêtes dont la vie et la mort m’enrichissaient.
Ma mère était une sainte. Toutes les mères sont des saintes en principe, mais je crois que ma mère l’était plus que les autres. Elle était Portugaise aussi et s’était fait enlever très jeune par un capitaine au long cours. Ce capitaine, un certain Pinto qui lui donnait les marques du plus vif amour l’installa à Singapour dans une ravissante villa du quartier anglais et s’en alla faire certaines livraisons de cargaisons à Batavia et à Madras. Il ne revint jamais et jamais ma mère n’en entendit parler. Au bout d’une année, désespérée et sans argent, elle se demandait ce qu’elle allait devenir, quand elle rencontra mon père et l’épousa. Elle connut avec lui un bonheur parfait, mais elle ne put jamais se défendre d’une admiration naïve pour ce Pinto si mystérieusement disparu. Elle me raconta souvent des histoires pleines de fantaisie qu’elle tenait de lui et à son insu elle me communiqua son admiration.
Quand je fus plus grand et que je fus en état de comprendre les choses, mon admiration se changea en colère pour le séducteur qui avait osé prendre une jeune fille à Lisbonne et la déposer à Singapour, sans plus se soucier d’elle. J’aurais voulu le rencontrer et lui dire son fait. Mais ma mère, dans la pureté de son âme angélique, ne lui conservait aucune rancune.
La sainteté de ma mère s’exprimait physiquement par une facilité extrême à rougir. Elle avait conservé un teint de peau extrêmement clair qui se colorait en rose si on lui adressait la parole un peu brusquement.
Cette facilité à rougir ne contribua pas peu à augmenter le grand amour filial que je portais à ma mère. J’ai toujours considéré cette particularité sanguine comme le signe extérieur d’une noble élévation de sentiments, ce qui distingue l’élite vraie. Ce signe est, du reste, bien gênant pour celui qui le porte. Je l’ai reçu de ma mère, et malgré la trempe puissante de mon âme, malgré les soleils asiatiques qui ont brûlé ma peau, il suffit souvent d’une parole inattendue pour faire monter le sang à mon visage.
Ma mère, dans sa sainteté, souffrait de ne pas assez participer aux charges du métier de son mari. Elle voulut jouer un rôle dans l’éducation des animaux, et c’est ce qui la perdit, car on est perdu par sa vertu avec autant de sûreté que par sa folie.
Un Malais nous ayant apporté un crapaud de dimensions inusitées, qui venait de l’île Komodo, celle où l’on trouve toutes les espèces monstrueuses, ma mère, dans sa bonté, se mit en tête de l’apprivoiser.
Comme l’on fait d’ordinaire, elle commença par l’affamer et elle l’enferma dans un vase étroit et long. J’avais toujours entendu parler d’une sorte de projection haineuse qui part des yeux des crapauds dans certains cas, mais je n’y avais pas cru. Ma mère en fut la victime. Elle alla voir, au bout de trois jours, ce que devenait le crapaud au fond de son vase étroit. Ni mon père, ni moi, n’étions là. C’est une jeune servante malaise qui raconta ce qui était arrivé.
A peine ma mère s’était-elle penchée sur le vase que son visage si pur refléta une expression d’horreur indicible. Tout son corps se mit à trembler. Elle regardait fixement le crapaud comme si elle ne pouvait détacher ses yeux de lui. La jeune Malaise accourut et fut obligée de la tirer de toutes ses forces par derrière pour l’arracher à sa contemplation. Elle mourut quelques minutes après sans avoir pu prononcer une parole.
Il est à noter que des singes gibbons, qui remplissaient une cage voisine, se mirent à jacasser de façon effroyable et à regarder avidement dans l’espace comme s’il y avait un spectacle invisible.
Il est à noter aussi que le crapaud mourut en même temps que ma mère.
Notre désespoir fut immense. Ni mon père, ni moi, nous ne crûmes d’abord que le crapaud pouvait être pour quelque chose dans cette mort inexplicable. Mais M. Muhcin, vieux marchand bouddhiste, d’une honnêteté légendaire à Singapour, et d’une sagesse reconnue, qui fréquentait notre maison, nous affirma que les crapauds, quand ils ont atteint un point de fureur extrême peuvent transmettre la mort par le regard, surtout quand il s’agit d’une créature délicate et sans défense comme ma mère.
Pas tous les crapauds, ajouta-t-il. Car il y a des hiérarchies chez les animaux comme chez les hommes. Il y a ceux qui commandent, ceux qui obéissent, ceux qui ont pénétré certains secrets de la nature et ceux qui les ignorent.
Et il se lança dans une théorie que je trouvai absurde à ce moment-là et qui concluait presque à glorifier le crapaud meurtrier. Je restai seulement convaincu qu’il y a dans la nature des choses occultes qui dépassent le cerveau de l’homme et auxquelles il vaut mieux ne pas penser.
Ma mère était catholique et mon père était protestant en sorte que nous recevions également le pasteur, les jésuites français de la mission de Bukit-Timah et aussi des Bouddhistes pieux qui sont l’élite de la société malaise.
On ignore, en général, la situation qu’on occupe réellement dans le monde. L’enterrement de ma mère me révéla la mienne et la pureté de ma douleur fut altérée par une satisfaction d’amour-propre immense.
Tout Singapour assista en masse à cet enterrement. Le Résident général se tenait à nos côtés avec la plupart des officiers. J’éclatai en sanglots quand je vis défiler le capitaine Mac-Nair, le directeur de la colonie pénitentiaire, suivi d’une délégation de forçats Malabariens et Lascars en uniformes neufs.
Ainsi le mal s’accompagne de bien et je me rappelle qu’en revenant du cimetière européen, derrière la pointe de la Batterie, je m’attendrissais sur mon importance et celle de ma propre famille.
Les facultés de mon père baissèrent avec une extrême rapidité. Il se mit à lire et ce fut l’origine de sa décadence. On est perdu par sa folie aussi sûrement que par sa vertu. Non content de voir le pasteur, il se mit à fréquenter assidûment les jésuites et certains prêtres catholiques. Je crois même qu’il eut des entretiens, au sujet de je ne sais quelles théories religieuses, avec des Mahométans et des Parsis.
Nous eûmes des froissements. Ce fut le moment où je pris connaissance de ma puissance de dompteur, où je commençai à faire ramper les fauves avec la fixité de mon regard et le sifflement de ma cravache. Il s’y mêlait une pensée de vengeance. Le fils de celle qui avait succombé à l’influence maligne d’un crapaud vaincrait par sa volonté les animaux les plus redoutables de la création. Cette pensée de vengeance ne fit que s’accroître quand mourut mon père.
Il lisait trop. Troublé par ses lectures, moralement débilité par elles, il se laissa mordre par un cobra. La fatalité voulut que l’on ne pût trouver ni la plante guaco, ni la graisse de Naja qui sont les antidotes du venin des cobras. En quelques heures, mon père, qui était un Hollandais pur sang, avait pris un teint jaune plombé qui le rendait pareil à un Malais de vieille race. Rien ne peut être plus douloureux pour un fils que de voir son père changer brusquement d’origine à l’heure de la mort.
Le faste de l’enterrement ne m’apporta aucune consolation. Je savais qui j’étais.
Mon caractère changea. Je jetai à la porte quand ils se présentèrent : le pasteur, à cause de ses citations de livres, les jésuites, à cause de leur politesse exagérée, les bouddhistes, à cause de leur respect de la vie des bêtes. Je résolus de vivre avec des hommes. Il y a peu d’hommes. C’est à ce moment qu’Ali le Macassar entra chez moi, comme employé et devint mon compagnon. Je ne quittai plus ma cravache. Même la nuit, elle était à portée de ma main.
Mais tout ce que je viens de dire de la mort de mes parents n’est rien. Le duel n’était pas engagé. Le vrai mystère ne m’enveloppait pas encore. Ce n’est qu’un an plus tard que je devais rencontrer le Tigre. Je ne parle pas de ceux dont ma ménagerie était pleine, mais de l’unique, du mien, de celui qui était, par rapport à ses pareils, ce que j’étais moi-même aux hommes, un maître.