Le mystère du tigre : $b roman
LA LETTRE DE MONSIEUR CHARLEX
Voici la lettre de Monsieur Charlex, chargé par le gouvernement français d’une mission archéologique à Java et que j’ai trouvée épinglée à la suite des deux manuscrits que je publie. Le premier de ces manuscrits forme un grand cahier dont certaines pages ont été arrachées et il est écrit dans une écriture ferme et régulière. Le second a été griffonné plutôt qu’écrit sur les feuillets d’un petit carnet de poche. La lettre de Monsieur Charlex les complète. On peut déduire de sa lecture qu’au moment de son départ pour Java, Monsieur Charlex fut prié par le possesseur des mémoires du dompteur Rafaël Graaf de faire une enquête sur leur auteur à Batavia et à Djokjokarta.
Batavia, 1er mai 1874.
Ce que je vous écris n’est que le résumé rapide de mes recherches. J’ai tant de notes à recopier, tant de croquis et de reproductions de bas-reliefs à classer et à mettre au net que j’ajourne à mon retour en Europe des explications plus détaillées. Je n’ai, du reste, que peu de choses à vous apprendre.
J’ai questionné dès mon arrivée à Batavia toutes les personnes de la société hollandaise qu’il m’a été donné de connaître. Toutes sont au courant de ce qui est arrivé il y a quelques années à Djokjokarta. Mais il me semble qu’après avoir passionnément commenté l’événement on s’en est désintéressé. Chacun conclut de la même façon.
— Le dompteur de Singapour, celui qu’on a surnommé l’homme qui vit avec un tigre, était une brute que Mademoiselle Varoga a connu pour son malheur. Il est devenu fou, tant pis pour lui. Existe-t-il encore ? C’est possible et cela n’a pas d’importance. Mademoiselle Varoga est maintenant princesse de Matarem et elle vit très heureuse aux environs de Bantam, dans les domaines de son mari, le descendant des anciens empereurs de Java, qui est un poète et un érudit.
On ajoute en parlant d’elle des phrases telles que les suivantes :
— Quelle créature romanesque ! C’est une hurluberlue qui s’est assagie. Elle avait déjà fait plusieurs fugues, notamment à Singapour, où elle courait les fumeries. Elle fait partie de ce genre de femmes qui aiment les poètes, les dompteurs et les officiers de marine. Mais comment expliquer qu’elle s’est enfermée dans un couvent de nonnes bouddhistes dont le prince de Matarem eut beaucoup de peine à la faire sortir ? C’est peut-être que le bouddhisme a un puissant attrait sur certaines âmes.
Le capitaine d’un vaisseau de commerce français qui avait fait escale à Singapour m’a dit qu’un procès était engagé là-bas entre Mme Graaf, installée à Zanzibar, et un cousin du dompteur qui habite Goa. La fortune et les propriétés de Rafaël Graaf ont été mises sous séquestre.
Mais il est arrivé que sous l’influence du climat, les jardins de Singapour, sur l’emplacement desquels était jadis la ménagerie, sont devenus une forêt vierge. Dans cette forêt vierge des crocodiles qui avaient dû être oubliés ont pullulé et constituent maintenant un danger pour le quartier chinois.
Je vous rapporte à peu près mot à mot une phrase que j’ai entendue dire à un professeur au lycée de Batavia, qui passait pour très versé dans la connaissance du bouddhisme et des religions de l’Inde. Cette phrase n’a qu’un rapport assez éloigné avec l’histoire du dompteur de Singapour et elle ne fut pas prononcée à son occasion, mais elle permet toutefois des rapprochements assez troublants.
Ce professeur parlait des pouvoirs acquis par certains fakirs à la suite de longues méditations.
— Les fakirs ont une connaissance secrète de la puissance du son. Ils arrivent à enfermer dans les vibrations causées par certaines syllabes des influences qui agissent à distance sur ceux qui entendent ces syllabes. Ils instruisent leurs disciples et ils prétendent les rendre meilleurs, plus élevés dans la hiérarchie des êtres, rien qu’en leur faisant répéter ce qu’ils appellent des mantras. L’invocation qui, de toutes, est la plus mystérieuse, renferme le plus d’occulte pouvoir quand elle est formulée selon un rythme dont il faut avoir le secret, est celle-ci :
— Om, Mani, Padmé, Aum.
Comme je vous l’avais promis, je suis allé à Djokjokarta et j’y ai séjourné quelques jours. Le voyage est long et fatigant. Le chemin de fer qui doit réunir Djokjokarta à Samarang est encore en voie de construction. Les travaux que l’on est en train d’accomplir bouleversent ces paysages et leur donnent une physionomie différente de celle qui est décrite dans les cahiers de Rafaël Graaf.
J’avais plusieurs lettres de recommandation pour le résident hollandais de Djokjokarta. C’est un homme aimable mais simple, et peut-être un peu brutal. Il affecte de croire que le dompteur Rafaël Graaf est mort depuis longtemps et que tout ce que l’on dit de lui a un caractère légendaire.
— Un homme ne peut pas vivre à côté d’un tigre sans être dévoré par lui, m’a-t-il dit ; opinion sur laquelle je fis des réserves, puisqu’il s’agissait en cette occasion d’un dompteur et qu’il est avéré que certains hommes qui exercent cette profession possèdent une espèce de magnétisme qui réduit la volonté des animaux.
Le résident, comme je lui objectais cela, ne m’a pas caché combien il trouvait cette opinion absurde. C’était celle, a-t-il ajouté, d’Ali, le principal employé du dompteur. Et il me raconta les difficultés qu’il avait eues avec lui au sujet du rapatriement du personnel de la ménagerie et des recherches à entreprendre pour retrouver Rafaël Graaf, recherches pour lesquelles Ali voulait mobiliser toute la garnison de la résidence.
Il fut obligé de le faire expulser du territoire de Java, car il tombait dans des rages insensées toutes les fois qu’il entendait émettre l’hypothèse de la mort de son maître et il menaçait de son kriss ceux qui n’étaient pas de son avis. C’est Ali qui retrouva la deuxième partie du journal que vous avez en entier en votre possession.
— Ce fut une fameuse histoire que cette affaire de la ménagerie, m’a dit encore le résident, le jour où j’ai pris congé de lui. Je ne me place qu’au point de vue du chasseur, le seul intéressant. On peut tirer maintenant à Java un gibier qui n’existait pas auparavant. J’ai vu un zèbre galoper dans une plantation de café et un officier de la garnison a manqué dans la même journée un tapir qui se baignait dans la rivière et un animal qui courait sur deux pattes et n’appartenait à aucune espèce connue.
C’est alors qu’ont commencé mes tractations avec les gens des villages. Je vous fais grâce de toutes les difficultés que j’ai rencontrées. Les indigènes restent muets et détournent la tête dès que le mot Ganésa est prononcé devant eux. Ils se refusent unanimement à servir de guide à l’étranger qui veut explorer la région de Mérapi et de Merbarou. Les trois villages qui entouraient l’indigoterie de Monsieur Varoga sont presque complètement désertés. Les Javanais considèrent que le malheur est un être réel qui habite certains endroits où il se plaît plutôt que d’autres. Les événements qui se sont déroulés successivement il y a quelques années leur ont fait penser que le malheur avait élu domicile aux approches de la forêt de Mérapi. Ils estiment que le meilleur moyen pour l’écarter est de garder un silence absolu sur tout ce qui est relatif à l’homme qui vit avec le tigre.
Cet homme, le dompteur de Singapour, n’est aperçu que très rarement. Ceux qui l’ont vu de loin se sont enfuis avec épouvante. On sait qu’il habite la partie haute du mont Mérapi et qu’il ne descend presque jamais dans les vallées.
Je n’ai pu recueillir à son sujet que deux témoignages, mais ils sont probants. Les voici :
Une femme de la région du Merbarou prétend avoir vu l’homme et le tigre, dormant à côté l’un de l’autre, la tête de l’homme posée sur le mufle du tigre, comme sur un oreiller. Elle a gardé, paraît-il, de l’émotion causée par cette rencontre, un tremblement nerveux dont elle ne s’est pas débarrassée. Elle donne un détail assez curieux et qu’elle peut difficilement inventer. Elle a vu un singe gibbon suspendu à une branche, faisant, à côté de l’endroit où étaient les dormeurs, des exercices de trapèze dont elle aurait goûté le comique si l’effroi ne l’avait pas fait s’enfuir.
Un Malais qui portait un sac de farine à la lamaserie de Kobou Dalem s’est trouvé nez à nez sur un sentier avec le dompteur de Singapour. Le fameux tigre marchait à côté de lui. Quand le dompteur a aperçu le Malais, il a saisi la bête par la peau du cou, comme l’on fait à un chien que l’on sait méchant et il a fait signe au Malais de s’éloigner, ce que celui-ci a fait très rapidement.
J’ai interrogé le Malais sur l’aspect extérieur du dompteur.
Il m’a affirmé lui avoir vu sur l’épaule deux petits oiseaux appartenant à une espèce assez rare, celle des béos. Il riait et chantonnait doucement, en regardant les oiseaux et son visage reflétait la joie la plus paisible.
Peut-être celui qui a cherché la purification a-t-il trouvé en même temps le bonheur, dans la solitude des arbres, parmi les bêtes réconciliées.