Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain
CHAPITRE VIII
De la conception de la beauté.
Nous avons vu tout à l’heure un Noir vanter les charmes d’une de ses épouses. A-t-il donc, ce Noir, la notion de la beauté féminine ? Se fait-il de cette beauté une conception juste et précise ? Répondons de suite par l’axiome suivant :
Le nègre, dans son appréciation du physique féminin, n’est guidé par aucune notion d’ordre esthétique. Il n’en juge qu’au point de vue utilitaire.
Ainsi, un Bambara ou un Ébrié qui veut prendre femme ne s’arrêtera pas au dessin des traits ni à l’harmonie des formes. Il verra seulement si l’objet de son choix a les hanches larges, indice d’une maternité qu’il espère gigognesque ; si les bras sont suffisamment solides et musclés pour manier, l’existence durant, le lourd pilon à couscous ; si les reins sont assez souples pour supporter le lourd travail des lougans (terrains de culture). L’âge lui importe peu, du moment où cet âge laisse intact l’espoir des enfants à venir. Souvent même, une veuve ou une divorcée se verra particulièrement appréciée pour avoir donné d’incontestables preuves de fécondité et pour traîner après elle toute une marmaille barbouillée de blanc. (Car si les petits enfants de chez nous sont barbouillés de noir, les petits Noirs, eux, en raison de la couleur de leur nourriture, sont barbouillés de blanc.) Combien de veuves et de divorcées au teint de lis et de rose verraient avec transport s’acclimater en France les traditions matrimoniales des villages africains !
Mais pourtant, me direz-vous, le vieux chef Abdoulaye avait pris une épouse jeune et jolie dont il célébrait la poitrine d’acier. Sans doute, et il n’est point seul à cueillir ainsi des primeurs de choix. Presque tous les Noirs riches en font autant. Et cette cueillette a lieu généralement dans un âge assez avancé, car il est rare que le nègre connaisse l’opulence au cours de ses années de jeunesse. Mon ami Mademba, fama (roi) des États de Sansanding, qui court sur soixante-seize ans, charme ses dernières années en épousant, presque coup sur coup, les plus séduisantes de ses jeunes administrées. Mais Mademba est un civilisé qui a passé presque toute son existence au milieu des fonctionnaires français, chez lequel la mentalité indigène s’est fortement transformée et à qui l’on prête ce propos audacieusement paradoxal :
— Nous autres, Européens… »
Et c’est cela, parbleu ! Ce Noir émule du Vert-Galant est arrivé à considérer la femme du point de vue européen. Il voit en elle le plus délicieux des luxes. La mousso, objet de luxe ! Comment le pauvre bougnoul, qui vit misérablement dans sa case de banco, pourrait-il arriver à une conception aussi radicalement contraire à ses habitudes et à ses traditions ? Et voilà pourquoi la beauté, don superflu qui ne rapporte pas (nous supposons notre mousso honnête, mossieu !), représente si peu de chose aux yeux de son seigneur et maître. Mais qu’il s’enrichisse, qu’il vieillisse. Instruit par l’expérience, servi par l’argent, il appréciera à leur valeur et saura goûter comme il sied les traits menus, les épidermes satinés et les seins aux pointes triomphantes. Il sera plus épris de ses nouvelles épouses oisives qu’il ne l’a jamais été de celles qui travaillaient pour lui jadis.
Ceci revient à dire que, pour sa notion de la beauté féminine, la mentalité nègre varie du jeune au vieux et du pauvre au riche. Cela n’est pas pour nous surprendre et ne nous change guère de ce que nous voyons tous les jours. Un paysan de nos campagnes ne fait-il pas passer la force et la santé de la femme avant la finesse de ses traits et l’élégance de sa démarche ? Et n’est-ce point l’amateur grisonnant, vieilli sous le harnais, qui sait dénicher les plus jolis oiseaux de passage du boulevard ? Il y a longtemps, du reste, que les choses se passent ainsi, et les amours d’un vieux monsieur d’autrefois, nommé le roi David, avec certaine petite Sulamite ont donné naissance à une histoire connue de tous. De ces diverses considérations, nous tirerons hardiment la maxime suivante :
La conception de la beauté féminine vient aux Blancs de leur éducation et de ce que la femme est considérée chez eux comme un objet d’agrément. Chez les Noirs, au contraire, où la femme représente un être de rapport et un instrument de travail, on n’arrivera à la même conception que par la civilisation ou l’expérience. La conscience de la beauté est un présent du progrès.
Existe-t-il néanmoins chez les peuplades d’Afrique quelques règles, quelques canons de beauté ? Bien vagues et presque toujours inspirés par des traditions utilitaires, au rebours de toute notion d’esthétique. On sait avec quelle fâcheuse rapidité s’effondre cette gorge des négresses, jadis si orgueilleuse. Tout naturellement, on pense qu’elles multiplient leurs efforts pour arrêter cette funèbre cascade. Erreur ! l’élégance suprême pour une mère de famille consiste, là-bas, à exhiber des seins qui donnent envie de se baisser pour les ramasser.
Afin d’arriver plus rapidement à ce brillant résultat, elles les humilient comme des coupables, les oppriment comme des captifs, les aplatissent comme des galettes, les écrasent comme des raisins mûrs, en nouant aussi serré que possible leur pagne sur ces infortunés. D’autres femmes se servent de leur ceinture comme d’un tuteur : elles lui font remplir, elles, le service imprévu de rouleau compresseur. Avec ce régime barbare de l’aplatissement à outrance, les provocants jumeaux d’ébène qui savaient si bien se tenir dans le monde semblent avoir perdu jusqu’au souvenir de leur rotondité. Et il y a là un motif de fierté, un étalage de vanité ! Un peu plus, la dame noire dirait comme Cornélie, mère des Gracques, en montrant les navrantes flascités de sa poitrine : « Voilà mes joyaux. » La raison de cette invraisemblable coquetterie ? Toujours la même : l’importance primordiale donnée à la fonction de reproduction. Ces gorges qui s’épandent comme un flot d’encre sont l’évidente preuve qu’on a mis au monde, qu’on a nourri beaucoup d’enfants. Aussi une femme de vingt-cinq ans usera-t-elle de tous les moyens pour exhiber la poitrine piteusement décadente d’une grand’mère. Touchante ambition, sans doute, mais je crois que les apôtres de la repopulation obtiendront difficilement des Françaises cette héroïque affirmation d’orgueil maternel.
Si l’on découvre chez les Noirs, au point de vue des formes féminines, le moindre soupçon d’idéal, il se limite à cette simple donnée qui dérive évidemment de la conception utilitaire dont j’ai parlé : la femme doit de préférence être grasse et fortement membrée. Maigries et anémiées par un climat contre lequel on ne savait pas encore lutter, les premières femmes blanches qui vinrent en Afrique n’obtinrent aucun succès de beauté auprès des indigènes. Cette opinion désavantageuse nous a été conservée par une légende qu’on se raconte en Guinée et que je vais à mon tour vous narrer.
Un jour, — il y a très longtemps de cela, — le grand fétiche Mahou s’ennuyait à périr s’il n’eût été immortel. Il ne savait qu’imaginer pour se distraire. Les sacrifices des hommes lui donnaient la migraine, les prières l’obsédaient comme un bavardage de vieilles femmes. Mais soudain une idée lui vint, idée cocasse et plaisante qui le rasséréna. Il fit assembler toutes les femmes de la terre et il leur cria : « Allez toutes vous tremper dans le marigot voisin. Vous en sortirez blanches comme l’aile du pélican. Je suis las d’avoir sans cesse sous les yeux des créatures plus noires que la nuit. » Car, en ces temps reculés, la race blanche n’existait pas encore, et les Noirs peuplaient seuls la terre. Les femmes firent comme il l’avait ordonné. Elles prirent toutes ensemble leur course vers l’onde claire qui coulait tout proche. Mais les maigres, étant moins lourdes, couraient plus vite. Elles arrivèrent les premières au marigot et s’y plongèrent des pieds à la tête. L’eau était si haute et elles s’y trémoussaient si fort que cela faisait : « Flouc ! flouc ! flouc ! » tant et si bien que le marigot déborda et que le flot se répandit à travers la brousse. Alors on put voir que les femmes maigres étaient devenues plus blanches que l’aile du pélican. A ce moment, les femmes grasses arrivaient tout essoufflées de leur course. Elles voulurent aussi se tremper des pieds à la tête dans le marigot, mais, par l’affluence des femmes maigres et par l’inondation qui s’en était suivie, le niveau de l’eau avait baissé, baissé. C’est tout juste si elle formait une mince nappe au ras de terre. Quand on l’agitait, elle ne faisait plus qu’un tout petit bruit : « Flac ! flac ! flac ! » Les femmes grasses ne purent s’y mouiller que la plante des pieds et la paume des mains. Celles-ci devinrent aussitôt plus claires que le reste de leur peau. Mais les pauvres attardées n’en purent obtenir davantage, et il leur fallut rester plus noires que la nuit. Elles s’en consolèrent, en se disant qu’elles étaient plus grasses que les femmes blanches, que leurs membres étaient plus forts et que les hommes les trouveraient plus belles.
Donc, pour plaire, mieux vaut être grasse. Là se borne à peu près l’idéal de tous les nègres. Pour les charmer plus sûrement, la Vénus africaine appelle-t-elle au moins à son aide les ressources de la coquetterie ? Oui, à l’exemple de la blonde Cythéréenne modernisée, elle dispose savamment ses cheveux, elle orne, peint et façonne son visage et son corps. Mais, sous le soleil tropical, la conception de la coquetterie est aussi rudimentaire que celle de la beauté, quand elle n’est pas d’une abracadabrante saugrenuité. N’est-il pas surprenant de voir les Popotes se taillader le visage, les Foulbés se suspendre au nez une branche de corail, les dames ébriés se tailler leurs quenottes en dents de scie, et les dames bobos s’insérer dans la lèvre inférieure un lourd silex ? Quant aux coiffures, on s’explique assez mal le goût des élégantes de la Côte d’Ivoire pour la mode des têtes rases conservant çà et là des ronds et des carrés, des losanges, des triangles de cheveux évocateurs d’un tracé de jardin à la française. Et les tatouages ! Certaines beautés du Bénin sont littéralement sculptées sur tout le corps de cicatrices saillantes ornementales. Le voilà bien, monsieur Rodin, le moulage sur nature ! Concluons en constatant que l’éternel féminin est incommensurablement varié dans ses manifestations. Certes, il est banal de déclarer que ce qui signifie beauté en Afrique devient laideur chez nous et que chaque race conçoit l’image idéale de la femme à sa manière. Pourtant, on éprouve quelque surprise à se dire qu’Hélène et Cléopâtre, transportées dans toute la grâce de leur parure sur les rivages du Niger, n’y auraient probablement recueilli aucun hommage.