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Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain

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CHAPITRE XVI
Des caquets de la dame noire.

La voix de la dame noire est quelquefois blanche, mais son langage est toujours coloré.

Elle emploie volontiers, en parlant, les images naïves comme tous les peuples primitifs. Autant que ses sœurs de race blanche, elle se laisse aller aux conversations interminables, quand elle en trouve le temps. Mais avec tout le travail que son époux ou son maître fait retomber sur ses épaules lasses, elle manque vraiment de loisir. Il est rare que l’artisan indigène cause, à l’instar des nôtres, lorsqu’il se livre à sa besogne. De même, les lavandières au corps de bronze que l’on rencontre le long des marigots africains jacassent avec beaucoup moins d’animation que nos blanchisseuses. Voici une incontestable supériorité du Noir sur le Blanc : il est arrivé à empêcher les femmes de parler.

Mais les inoccupées, notamment les épouses de toubab, font suffisamment entendre leur ramage lent et musical pour qu’il y ait compensation. C’est surtout entre elles qu’elles trouvent l’occasion d’échanger à l’infini des mots aux syllabes harmonieuses et douces. Ces dames se font des visites tout comme des Parisiennes, et l’on n’y potine pas moins, tout en croquant les noix de kola qui remplacent la classique tasse de thé. Le grand sujet de conversation est le même que chez nos Célimènes d’Europe : la conduite généralement mauvaise des amies et connaissances. Mais ce sujet prend, s’il est possible, encore plus d’ampleur par ce fait qu’en pays noir, il n’est pas nécessaire de se connaître pour se faire des visites. Une femme de bonne réputation se présente délibérément chez n’importe quelle maîtresse de case et lui souhaite la bienvenue. Ce serait un manque absolu de savoir vivre que de ne pas la prier de s’asseoir. Arrivez avec une mousso dans un village totalement inconnu d’elle : une heure après vous la trouverez en train de jaboter de la façon la plus familière avec une commère du pays et de prendre sa part du couscous familial. Puis elles vont ensemble laver leur linge et se baigner au fleuve.

La dame noire est au monde celle qui compte le plus de relations : ce sont surtout des relations d’eau.

Inutile d’ajouter que ces relations d’eau ne sont pas plus solides que celles que nous nouons et dénouons si facilement dans nos stations balnéaires. Mais enfin ça aide toujours à passer le temps.

Il est là-bas une personne notoire, sinon notable, car elle est assez mal considérée, dont la langue est prolixe au point de lui constituer une profession. Par un sentiment très juste de la division du travail, la société noire l’a chargée de parler pour toutes celles qui ne parlent pas. Ne croyez pas qu’il s’agisse, comme chez nous, d’une avocate. J’ai en vue la griotte, cette improvisatrice populaire, cette poétesse qui, moins redoutable que les nôtres, se contente de l’impression qu’elle produit sur son public sans user de celle des typos. C’est elle qui détient les contes de la brousse, les vieilles légendes transmises oralement de génération en génération, seule floraison littéraire des grandes plaines sauvages et silencieuses. Ajoutant parfois des traits nouveaux, elle les répète inlassablement à son auditoire crédule et enfantin, toujours prêt à se laisser emporter mollement sur les ailes d’or de la fiction et du rêve. On trouve à la fois dans ces récits toute la sagesse, toute la malice et toute la fantaisie souvent saugrenue de la race noire. Écoutez, par exemple, cette histoire de paradis perdu aussi originale dans son genre que le poème de Milton. Sa morale n’est pas sans rappeler celle d’un refrain boulevardier fort connu.

« Autrefois, le ciel se trouvait tout près de la terre. On n’avait qu’à le toucher légèrement et il en tombait toute la nourriture que l’on voulait. Il suffisait de se baisser pour en ramasser et les hommes vivaient heureux. Un jour, par pur caprice comme elles en ont toutes, une femme se mit en tête de piler du mil. C’était inutile, puisqu’on n’avait pas besoin de travailler pour manger à sa guise. L’espace lui manquant pour élever son pilon, elle dit au ciel :

«  — Soulève-toi un peu.

« Le ciel obéit. Mais, loin d’être satisfaite, elle insista tellement qu’il remonta où il est depuis. Quand on l’appelle maintenant, il reste sourd et ne donne plus rien à manger.

« Sans les femmes, les hommes seraient heureux et ils n’auraient pas à travailler. »

Pauvres femmes ! on leur a fait payer cher leur imprudence, et les Noirs exagèrent terriblement quand, par la voix de la griotte, ils déclarent que ce sont eux qui travaillent. A côté de ces apologues un tantinet moralisateurs, les aèdes populaires des deux sexes conservent et propagent des légendes merveilleuses et touchantes. Elles dégagent souvent un parfum de Mille et une nuits permettant de croire qu’elles ont vu le jour dans les pays d’Orient et qu’elles se sont accommodées peu à peu à la manière noire. L’amour y joue son rôle, mais naturellement il y revêt de suite la forme physique. Quant à l’idée de sacrifice qu’il semble inspirer à la dame noire, il faut l’attribuer à l’instinct de soumission poussé jusqu’à l’héroïsme qui fait le fond de la nature et de l’éducation de celle-ci. Et puis ce sont là des exemples surhumains que le positif bougnoul ne se sent aucune envie de suivre, tels ces paisibles bourgeois du Marais qui applaudissaient jadis au théâtre Buridan, Bussy ou Lagardère. Voulez-vous l’histoire d’une sorte de don Juan nègre, d’un kamélé, c’est-à-dire d’un tombeur de femmes devenu fameux ?

C’étaient deux amis fidèles, tous deux jeunes et beaux. L’un deux avait prêté sa lance à l’autre pour aller combattre, et avec elle celui-ci avait transpercé le roi des ennemis. Quand il revint, les gens de son village le comblèrent de présents, si bien que son ami en devint jaloux et lui demanda d’un ton mécontent :

— Où est ma lance ?

— Ta lance, elle est dans le corps du roi qui s’est enfui.

— Il faut à tout prix que tu me la rapportes.

Le jeune homme se décida à l’aller chercher. Lorsque le jour parut, il était déjà parti de très grand matin, afin que sa fiancée ne le suivît pas. Mais elle l’avait aperçu, elle l’avait suivi. Quand elle le vit prêt à monter à cheval, elle lui cria :

— Arrête ! Prends-moi en croupe pour que j’aille avec toi, car si tu dois mourir, je veux que nous mourions ensemble.

Ils galopèrent tous deux vers le village des ennemis. Ils rencontrèrent, tout auprès, de belles jeunes filles qui se baignaient dans un marigot, et parmi elles se trouvait la fille du roi. Elle se nomma au jeune homme, qui lui dit :

— C’est moi qui ai transpercé le roi, ton père, de ma lance et je reviens la chercher.

Elle lui dit :

— Suis-moi, je vais te la donner.

Alors il laissa sa fiancée en dehors du village et il suivit la fille du roi jusqu’à la case de celui-ci. Elle y entra, prit quantité de lances et les lui tendit en disant :

— Regarde parmi elles si tu trouves celle avec laquelle tu transperças mon père.

La lance ne s’y trouvait pas. Elle en rapporta d’autres jusqu’à trois fois. A la troisième fois, il reconnut son arme et la prit. La jeune fille lui dit alors :

— Prends-moi avec toi. Je me mettrai à crier : Ihou ! ihou ! et je dirai : « Voilà celui qui a transpercé mon père et qui maintenant m’enlève. Au secours ! »

Il la prit en croupe, puis à la sortie du village il retrouva sa fiancée et la plaça sur l’encolure. La fille du roi s’était mise à crier comme elle l’avait dit, simulant un enlèvement par force. Les gens du village montèrent à cheval et atteignirent le hardi cavalier, mais il les repoussa. Ils revinrent pour se saisir de lui au bord du fleuve. Alors, il dit au passeur :

— Vite, vite, fais-moi échapper.

Et le passeur lui répondit :

— Je ne te ferai passer que si tu me donnes l’une des deux jeunes filles que tu emportes sur ton cheval.

Mais le passeur avait une fille. Elle tua son père et fit passer le jeune homme et ses deux compagnes. Puis elle lui dit :

— Emmène-moi aussi, partons !

Il la prit de même sur son cheval. Puis, après avoir chevauché quelque temps, ils allèrent tous les quatre se coucher sous un grand fromager. Et il prit tellement ses ébats amoureux avec les trois jeunes filles qu’il en mourut. Elles se mirent à pleurer sur lui. Alors une jeune fée apparut et leur demanda :

— Qu’avez-vous donc à pleurer ?

— Vois, répondirent-elles, notre mari est mort.

Elle leur demanda encore :

— Si je le ressuscite, sera-t-il à nous quatre ensemble ?

Elles y consentirent. Alors elle l’humecta de salive et il se leva. Elles lui demandèrent aussitôt :

— Laquelle de nous choisis-tu comme maîtresse de ta case ?

A l’heure qu’il est, ils discutent encore sur ce sujet à l’ombre du grand fromager. Jusqu’à présent, on n’a pu savoir laquelle doit être maîtresse de la case. Voilà[2].

[2] Ce conte et le suivant ont été recueillis à Zinder par le capitaine Tilho et l’officier interprète Landeroin.

Qui oserait soutenir que la littérature primitive ne déborde pas de sève ? Le conte qu’on vient de lire contient tout à la fois en substance Don Juan, le Cid, les Quatre Fils Aymon, l’Arlésienne, où l’on meurt également d’amour, mais moins agréablement, sans oublier la légende de la fée Mélusine amoureuse du chevalier Raymondin. Et le pis, c’est que l’histoire n’est pas finie. Les récits africains se terminent souvent comme ladite fée : en queue de poisson. Le conteur s’en tire avec une gouaillerie finale qui satisfait tout le monde en faisant soudain éclater de gros rires sur les faces surprises. Voici pourtant un conte haoussa dont la charpente est parfaite autant que le sujet pathétique. Je gaze les audaces du début, le griot bravant l’honnêteté dans les mots autant que dans sa conduite journalière.

Il y avait une fois un jeune homme qui était fils unique et qui possédait de grandes richesses. Ses parents lui cherchaient une épouse, mais n’en trouvaient pas qui fût à leur gré. Un jour, une vieille femme vint dire à ce jeune homme :

— Il y a dans un village voisin une fille dont les parents sont très riches et qui n’a pas sa pareille. Tu ne peux avoir d’autre femme qu’elle.

Il prit vingt pagnes et les lui envoya par la vieille. La belle fille dit alors :

— Demain, j’irai voir ce jeune homme.

Il possédait une case entourée d’un enclos avec trois grands arbres dans la cour, donnant chacun beaucoup d’ombrage : un shedia, un figuier et un yendi. Sous chacun d’eux, il fit étendre un tapis et mettre du musc, des parfums, de l’essence de rose et cent grosses noix de kola. Lorsque le jour parut, la jeune fille se mit en route, accompagnée de vingt jeunes captives magnifiquement parées, mais elle l’était encore bien mieux. En arrivant devant la porte de la case du jeune homme, elle leur dit d’aller dans le village. Il se leva, ferma la porte et l’étreignit, puis tous deux tombèrent sur le tapis et s’y roulèrent amoureusement. Ensuite il palpa avec ardeur le corps de la belle et le frotta de musc, de parfums et d’eau de rose. Vers le milieu de la matinée, le jeune homme dit :

— Allons sous le figuier, car le soleil nous a atteints.

Ils restèrent enlacés sous le figuier jusqu’à ce que le soleil les eût de nouveau rejoints, puis ils s’en furent sous le yendi, où ils passèrent l’après-midi. Le soir venu, le jeune homme reconduisit sa fiancée à travers le village.

Or, des sorciers avaient dit à son père et à sa mère : « Il ne faut pas que le coucher du soleil trouve votre fils hors du mur d’enceinte. Autrement, il mourra. » Le jeune homme connaissait ces funestes paroles, mais le désir s’était si fort emparé de lui tandis qu’il accompagnait la jeune fille, qu’il les avait momentanément oubliées. Ils sortirent ainsi du village. Soudain, il vit que le soleil tombait et il se rappela la terrible prophétie.

En hâte, il dit à sa fiancée : « Bonne nuit ! » puis il revint en courant. Mais lorsqu’il entra dans le village, il avait perdu la raison, arrachait ses vêtements et se jetait la face contre terre. Son père et sa mère arrivèrent en pleurant.

— Comment, criaient-ils, guérir notre malheureux fils ?

Un marabout leur répondit :

— Creusez une grande fosse. Vous l’emplirez de bois et vous y mettrez le feu. Quand il sera devenu tout à fait rouge, il faudra que l’un de vous deux se jette dedans. Alors, votre fils retrouvera la santé. Sinon, il mourra.

Tous deux déclarèrent qu’ils allaient se jeter dans le feu. Lorsqu’il fut allumé, le père s’élança à toutes jambes. Au moment où il allait tomber dans le brasier, les longues flammes le léchèrent. Il fit un bond de côté et s’écria :

— J’en engendrerai un autre ! Il peut mourir !

— Non, non ! lança la mère. Je n’accepte pas que mon fils meure !

Elle se leva et courut vers le foyer, mais les langues de feu l’ayant touchée, elle dit à son mari :

— Tu as dit vrai ! Nous en engendrerons un autre ! Qu’il meure !

A ce moment, la jeune fille revint et demanda :

— Qu’est-il arrivé ?

On lui répondit :

— Ton fiancé va mourir, à moins que quelqu’un ne se jette dans le feu pour le sauver, pourvu que la personne qui se sacrifiera ainsi soit de condition libre.

Elle se leva et enleva ses amulettes et ses pagnes, ne conservant que son banté[3]. Puis elle marcha à reculons jusqu’à ce qu’elle tombât dans le feu.

[3] Petit pagne porté autour des reins et voilant le haut des cuisses.

Et le jeune homme se leva.

Aussitôt, on combla la fosse et on y laissa le corps de la jeune fille pendant quarante jours. Son fiancé fit alors creuser le sol en cet endroit. Qu’y trouva-t-on ? Une surprise merveilleuse. Une grosse pierre s’était placée entre la victime et le brasier, tandis qu’au-dessus d’elle une autre avait retenu les terres. Entre ces deux pierres, on trouva la jeune fiancée vivante et bien plus belle encore qu’auparavant.

Cette histoire édifiante passe à coup sûr le niveau des imaginations nègres. On y trouve trop de tapis, de musc et d’eau de rose pour qu’elle n’ait pas été rapportée par quelque pèlerin de la Mecque. Nous ne reconnaissons plus au milieu de ces essences le parfum caractéristique de la dame noire. Griots et griottes, et même pieux marabouts ou simples conteurs qu’entourent auprès des feux de campement caravaniers et bergers, tous ceux qui savent animer la morne vie africaine du charme vivant d’un récit tombant des lèvres, nous semblent autrement de chez eux quand ils détaillent avec des mines malignes et papelardes quelque conte grivois comme celui du Lion et de la vieille, curieuse adaptation locale du Lion de la forêt de Bièvre de Rabelais, mystérieusement transporté à travers la brousse. En voulez-vous un plus original, le Mari jaloux, par exemple ?

Il était si jaloux qu’il avait été construire sa case en pleine brousse, seul avec ses deux femmes. Un beau garçon du voisinage se déguisa en femme en se coiffant avec des tresses, s’habillant d’un targui[4] et mettant sur sa tête un wawa[5]. Puis il se rendit chez le jaloux. La femme de celui-ci déclara :

[4] Pagne de femme couvrant les seins.

[5] Pagne posé sur la tête comme un voile.

— C’est ma sœur.

Et le mari étant entré dans la case de sa première femme, mon gaillard alla coucher dans celle de sa prétendue sœur.

Ce jour-là, comme on le pense, ils se levèrent très tard. Dans la matinée, la femme se rendit au puits, laissant son rusé amant couché tout nu dans la case. Par malchance, le jaloux y entra et il put se rendre compte, au premier regard jeté sur ce corps étendu, que ce n’était pas précisément celui d’une femme.

— Hé ! fit-il, voilà donc la fameuse sœur !

Il ajouta :

— Elle mourra aujourd’hui.

Il décrocha son carquois et son arc et alla trouver sa femme. Mais, du plus loin qu’elle l’aperçut avec son arc et ses flèches, elle jeta sa jarre dans le puits, en s’écriant :

— Woyyo ! woyyo ! Je suis perdue !

Son mari lui demanda :

— Qu’as-tu donc ?

— Comme je puisais de l’eau, dit-elle, on m’a appris que toutes mes sœurs venaient de se transformer en hommes.

— Ah ! mais alors, fit le jaloux, celle qui est chez nous est aussi devenue un homme !

Et il s’en retourna tranquillement à sa case.

Est-ce faux ? Est-ce vrai ? Je ne sais pas.

Vous connaissez peut-être l’exquise vieille chanson provençale où Marion soutient à son mari que le galant avec qui il l’a surprise était une de ses camarades et que ce qu’il a pris pour des moustaches,

C’étaient des mûres qu’elle mangeait.

Le fabliau africain qu’on vient de lire ne lui fait-il pas exactement pendant ? L’éternel féminin est décidément de tous les climats et se retrouve dans l’espace aussi bien que dans le temps.

Les griottes comptent dans leur répertoire ordinaire bon nombre de morceaux scabreux. Leurs romances d’amour ne sont pas moins épicées que leur couscous. Seulement, avec cette pudeur spéciale des négresses dont j’ai parlé, vous ne les entendrez jamais souffler mot en public de leurs amours, à elles. Mon Dieu, quel progrès et quelle délivrance, si toutes nos femmes de lettres prenaient la bonne habitude de les imiter !

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