Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain
CHAPITRE XVIII
Du kamélé.
Le kamélé, c’est l’amant, le bourreau des cœurs, la terreur des maris. Au pays noir comme ailleurs, il y a des hommes qui sont amants par vocation et qu’Éros a marqués de son signe mystérieux. Généralement, jugeant inutile de se dépenser en de moins douces fatigues, ils s’en tiennent à ce rôle de don Juan et en retirent assez de petits profits pour assurer leur existence. Le kamélé est élégant, il porte des boubous brodés de soie et des calottes richement enjolivées, à moins qu’il n’arbore un chapeau melon ou une casquette, dont il a bien soin de conserver l’étiquette de prix, comme une parure de plus. Quand sa garde-robe est un peu trop démunie, il loue à un de ses camarades, pour une journée, le mirifique feutre à larges bords ou l’éblouissante redingote qui doit assurer sa conquête.
Il a l’allure satisfaite et sûre de soi d’un coq de village et traîne ses babouches avec une nonchalance pleine de fatuité. Ses poches sont pleines de kolas et sa bouche de paroles de miel. Souvent il rehausse son prestige d’accessoires étranges : une cravache, un alpenstock, une lance, une bicyclette. Il ne s’en sépare jamais au cours de ses équipées amoureuses, où ils lui assurent sans doute une chance de plus.
Dernièrement, un kamélé de marque fut traduit devant le tribunal de Kayes comme complice d’un délit d’adultère. C’était un important personnage, chef d’une petite gare voisine. Il avait été pris, la nuit, dans la case de l’épouse légitime d’un honorable habitant du village noir. Ceux qui l’avaient vu entrer avaient remarqué qu’il était armé d’une lance. A quoi bon cet instrument de mort dans une entreprise toute de tendresse ? Assez peu au courant des habitudes bizarres des kamélés, l’administrateur qui présidait le tribunal se le demandait avec une insistance troublée.
— Pourquoi cette lance ? réitérait-il sans cesse au délinquant, qui restait muet, tournant sa casquette brodée dans ses grosses pattes noires et baissant devant le questionneur ses gros yeux humides de chien battu.
A la fin, le président prit le parti de poser au galant chef de gare une question plutôt scabreuse :
— Tu avais donc bien peur de la manquer ?
Généralement célibataire, le kamélé s’adresse par principe à la femme d’autrui. Il se recrute beaucoup parmi les tirailleurs. Ah ! le prestige de l’uniforme est le même sous toutes les latitudes. La Vénus noire se montre pleine de complaisance pour le beau Mars en chéchia. La femme du forgeron s’en laisse facilement conter par les jolis cœurs de la colonne qui passe. Les boys fournissent également des numéros de choix au monde redouté et audacieux des kamélés. Les griots, ou chanteurs populaires, en constituent la catégorie la plus experte. Ils lancent à plein gosier les louanges des belles du village, afin d’obtenir d’elles de l’argent ou, à son défaut, des faveurs toutes spéciales. Si elles ne veulent pas comprendre, ils débitent sur le même air les plus épouvantables accusations à l’adresse des malheureuses. Et voilà comment le chant conduit au chantage.
Le kamélé est-il vraiment un amoureux ? Non, c’est surtout un homme pratique et peu scrupuleux, qui abuse de la passivité de la pauvre Noire pour s’implanter dans sa vie et tirer d’elle tout ce qu’il en peut tirer.
Axiome. — Chez nous, le rôle d’amant est le plus souvent une cause d’embarras. Au pays noir, c’est une situation assise encore plus que couchée.
Mon Dieu, je sais bien que pas mal de gens dans nos pays civilisés occupent ou briguent une place semblable. Mais cela entraîne généralement une certaine déconsidération. Rien de pareil chez les nègres. Le kamélé y est envié et admiré. Seul, le mari trompé, s’inspirant sans doute de l’analogie du nom, le traite avec indignation de chameau. Pourtant, il est assez rare qu’il le connaisse, car le séducteur, en sa qualité de roué plein de flair et d’expérience, opère en catimini, avec énormément de prudence et d’adresse. D’abord, un amant noir est beaucoup moins voyant qu’un blanc. Ensuite, la disposition des cases, leurs entrées démunies de portes, leurs murs bas, leur construction uniforme, favorisent et protègent ses entreprises.
Et puis il pourrait donner des leçons de discrétion à tous les Lovelaces de France et de Navarre. Si le kamélé, à l’image de Fortunio, ne meurt pas pour sa belle sans la nommer, il vit en tous cas sans en souffler mot. Ne pensez pas que ce soit par délicatesse et esprit chevaleresque. C’est tout simplement qu’il craint la correction qui, des bras du mari, s’abattrait sur sa tête, et surtout l’amende suspendue par le juge au-dessus de ses ébats coupables, cette amende qui se paye, comme le reste, en argent, en bétail, ou en toile de Guinée. Il n’y a rien de tel que la peur pour rendre un amant peu compromettant. Mais que nos lectrices n’aillent pas s’imaginer qu’en faisant le bonheur d’un nègre, elles auront la chance de voir leur secret bien gardé. Sous tous les climats, l’homme de couleur qui peut s’enorgueillir des faveurs d’une Blanche ne manque jamais de le proclamer à son de trompe.
Le kamélé est un conspirateur du silence ! Si ce silence n’est pas d’or, c’est que les victimes ne peuvent guère octroyer à leur tombeur que des pièces de vingt ou quarante sous.