← Retour

Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain

16px
100%

CHAPITRE XI
De la jalousie.
Côté des Noirs.

Maintenant, passons des Blancs aux Noirs, comme au jeu de dames. (Et c’est bien en effet d’un tel jeu s’il s’agit.) Nous avons dit en commençant que les seconds n’étaient pas jaloux. Disons plutôt que leur jalousie repose sur une base toute différente de la nôtre et traduisons notre opinion par la formule suivante :

Pour le Noir, la jalousie n’est qu’une manifestation quelconque du sentiment de la propriété.

En effet, le nègre qui se voit trompé, ou qui croit l’être, ne souffre pas du tout dans son cœur. Comment pourrait-il, en effet, éprouver une souffrance de ce genre, puisque le sentiment ne préside en rien à ses affections féminines et que l’amour se réduit chez lui à l’exercice quasi instinctif de la fonction de reproduction ? Mais sa femme est son esclave, son bien, sa chose, faite pour son usage personnel, pour la satisfaction de ses appétits et nullement pour la distraction de ses voisins, qui n’ont pas comme lui payé une dot. Quand il apprend qu’elle dispense au profit d’un autre des complaisances qui doivent lui être formellement réservées, il fait une tête du genre de celle que vous prenez quand vous retrouvez votre fauteuil d’orchestre occupé ou votre bock absorbé par un quidam. On lui a chipé sa propriété reconnue de tous, dûment payée par lui et sanctionnée par la loi du Prophète. On lui doit donc une réparation, qui tout naturellement sera pécuniaire, le dommage aux propriétés entraînant une indemnité dans toutes les justices du monde. Qu’on l’indemnise et il taira toute rancune contre le séducteur, et même contre sa femme.

Remarquez qu’en fin de compte, il n’y a pas mal de ménages en France et ailleurs qui, en sous-main, fonctionnent régulièrement de cette façon-là et ne s’en portent pas plus mal. Seulement, cela ne s’avoue pas avec la même loyale simplicité. Un Noir ne sera que bien rarement assez fou pour tuer, même en cas de flagrant délit, l’amant de sa femme et sa femme elle-même. La colère est simplement celle d’un propriétaire chatouilleux. — On ne lui a pas brisé le cœur. On a seulement marché sur ses plates-bandes.

Est-ce à dire qu’il ne se fâche pas et qu’il accepte sans récriminations ni violences sa destinée cornue ? Oh ! que non pas, et l’épouse infidèle recevra généralement de son Sganarelle une copieuse volée de manigolo, mot qui désigne tout simplement la trique. Il est rare qu’il se laisse emporter à des actes plus graves. Jamais on ne verra ces sauvages tuer leur femme adultère comme le font si fréquemment les civilisés de chez nous. Sur ce point, la loi de l’homme est indulgente en Afrique occidentale, et c’est tout à fait le pays qu’il eût fallu à M. Paul Hervieu. Le « Tue-la » y paraîtrait profondément ridicule, et même incompréhensible.

Cette modération du nègre est, d’ailleurs parfaitement logique et dérive en droite ligne de sa conception de la femme. Il lui semble aussi fou de mettre à mort son épouse, même infidèle, qu’à nous de détruire nous-mêmes notre capital. Va-t-on, de gaieté de cœur, se priver d’une propriété de rapport, parce qu’elle a été maraudée ou braconnée ? Pas si bête, et le Noir se contente de faire payer l’amende au maraudeur, ce qui est tout bénéfice. Les écarts de la dame ont-ils amené au monde un poupon ? Oh ! alors, le mari trompé se sentira tout à coup rempli de reconnaissance pour son indélicat collaborateur. L’adultère, dans ce cas, devient agréable, et même recherché. Ce n’est pas exagérer que de formuler le principe suivant :

Chez les Blancs, c’est la conception de l’enfant qui donne à l’adultère toute sa gravité et le rend irréparable. Chez les Noirs, au contraire, elle devient une excuse et le plus sûr moyen pour les auteurs du délit de rester dans les meilleurs termes avec le mari.

Que voulez-vous ! Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire ! Et puis, il vaut quatre bœufs ou quinze moutons.

La plupart du temps, l’irritation du Noir contre sa perfide moitié viendra de la peur du ridicule. Les cocus font rire, sous les tropiques comme ailleurs. Le soir, dans les campements, devant les grands feux qui illuminent la brousse, les porteurs et les dioulas (marchands ambulants) se content avec de gros rires des histoires de leurs villages dont les maris trompés font généralement les frais. Au cours de ces Décamérons improvisés, on ne se moque pas moins du jaloux, du jaloux qui sera forcément trompé et qui a la folie de sortir de son repos pour recourir à une vaine surveillance et à d’inutiles précautions. Application inconsciente de la si juste maxime de La Rochefoucauld : « On ne devrait point être jaloux quand on a sujet de l’être. »

Les refrains traditionnels de tamtam raillent aussi le pauvre mari inquiet de sentir son front d’ébène se garnir de ramure : « Homme jaloux, fais rentrer ta femme. — Petit homme jaloux, dès que tu entends le tamtam, tu cours pour voir si ta femme n’est pas au tamtam. — Ta femme sera fatiguée quand la nuit viendra et tu la frapperas. »

Mais voilà qui va paraître plus étrange. Il existe des régions et des circonstances de la vie où le cocuage n’entraîne ni ridicule ni éclats de rire, mais devient, au contraire, une preuve d’honorabilité et une source de légitime orgueil. Vous connaissez la délicieuse histoire de Daphnis se faisant initier à l’amour par une femme mariée, à l’expérience sûre, la capiteuse Lycénion. D’après l’usage le plus antique et le plus consacré, il n’en va pas autrement chez les Balantes et dans l’ombre d’autres peuplades. Les jeunes circoncis choisissent eux-mêmes les épouses considérées qui ont pour mission de leur donner la première leçon d’amour.

Le mari est toujours très flatté du choix et l’honneur en rejaillit sur toute la famille. Le souvenir de cette glorieuse distinction y demeure éclatant et impérissable. C’est un peu comme chez nous, quand une femme a été rosière, reine du lavoir, ou premier prix du Conservatoire. On en parle toute sa vie dans la maison. Un chef acquiert-il quelque réputation, aussitôt une famille entière se rappelle avec fierté que c’est Aïssata, une de ses aïeules, qui, jadis, lui ouvrit, la première, les portes du mystérieux temple d’Amour. Et le chœur des enfants et petits-enfants de demander avec une insistance débordante d’admiration à la vieille dame qui se rengorge :

Vous l’avez connu, grand’mère,
Vous l’avez connu ?

Quand une case est restée plusieurs années sans qu’un jeune circoncis y soit venu demander la préliminaire séance de gestes et de maintien dont nous parlons, la maîtresse du logis peut se considérer comme une femme définitivement déchue moralement ou physiquement. Elle éprouve la même désillusion douloureuse que Mme Récamier quand celle-ci ne voyait plus les petits ramoneurs se retourner sur elle dans les rues. Et son mari honteux et confus ne tarde pas à prendre une nouvelle épouse qui lui fasse plus d’honneur.

Pour ma part, je ne trouve pas cela si ridicule. N’y a-t-il pas dans cette coutume naïve de races primitives un peu de la conception sacrée que l’antiquité se faisait de l’amour ? N’est-ce pas un moyen infaillible de le faire apparaître en beauté aux yeux ingénus et ravis des débutants ? Rappelons-nous la vulgarité, la grossièreté sale et décevante de nos premières armes. Voilà pourtant ce qu’évitent aux jeunes hommes de leur tribu ces complaisantes négresses dispensatrices d’une initiation douce, maternelle et pleine de sécurité tant au moral qu’au physique. Il me semble que les mères de famille de chez nous n’en peuvent souhaiter de meilleure pour leurs fils, quand ils auront vingt ans.

Mais le libéralisme du Noir en amour ne se borne pas à cette institution que l’Europe peut lui envier. Signalons quelques pratiques du même ordre. Chez les Sérères, le plus jeune frère peut user à son gré de la femme de son aîné, mais la réciproque n’est pas admise. Voilà qui renverse toutes nos idées sur le droit d’aînesse et qu’on pourrait appeler la revanche des cadets. La raison de cette inégalité dans un partage de famille ? Toujours le désir effréné de reproduction, la volonté de voir se multiplier à l’infini les enfants, source de richesse. On suppose que le cadet jouira encore de ses qualités d’étalon, quand l’aîné aura dû leur dire adieu et, somme toute, il vaut mieux que ça se passe en famille.

Chez les Baniounks de la Casamance, la femme peut se marier simultanément avec plusieurs hommes, tant qu’il n’y a pas de dot versée. Que voilà donc une façon pratique de s’arranger entre gens peu fortunés, et je trouve que ces indigènes donnent une excellente leçon aux coloniaux de race blanche dont j’ai exposé plus haut le farouche exclusivisme amoureux. Ces divers époux vivent, d’ailleurs, dans la plus parfaite harmonie. Mais dès que l’un d’eux a versé une dot ou fait quelques frais, par exemple ceux des funérailles des parents, qui sont des frais de ripaille, il demeure seul propriétaire. La fraternelle indivision cesse. Seul, il peut autoriser sa femme à prendre d’autres hommes qui ne sont plus des époux, mais des amants. Riche, il a droit à une femme restreinte à son usage.

Hélas ! il n’en est que trop souvent de même chez nous. La fidélité se paye comme le reste, elle est parfois avide d’argent, et chacun sait que nombre d’adultères commencent au Bon Marché. Ces Baniounks me semblent de merveilleux positivistes en amour. Ils étendent aux femmes cette nécessité inéluctable qui oblige chez nous les gens de bourse modeste à la promiscuité de l’omnibus, tandis que l’opulence se prélasse seule en taxi-auto. Mais l’important, c’est que, commune ou particulière, chacun ait sa voiture.

Dans les verdoyantes montagnes du Fouta-Djallon, en Guinée, les maris tolèrent presque tous à leurs femmes des sigisbées qui les aident dans leurs travaux, les suivent dans leurs déplacements et, à l’exemple des jeunes patriciens de Venise dont ils sont les inconscients imitateurs, reçoivent souvent la plus douce récompense. Chez les Mossis du Soudan et chez les Samos du Dahomey, le mari qui se sent trop vieux permet souvent à sa femme de vivre séparée de lui en compagnie d’un coadjuteur qu’il lui choisit lui-même avec une sollicitude et une largeur d’esprit qu’on ne saurait trop louer.

Avouons de bonne foi que les Gérontes nègres montrent infiniment plus d’esprit que les nôtres et qu’ils n’ont nul besoin d’aller à l’école des maris. Mais l’époux si admirablement tolérant dont nous parlons ne manquera pas de réclamer comme son bien les enfants que mettra au monde l’épouse qu’il a affranchie de la fidélité conjugale. Les bons vieillards de couleur laissent aux jeunes hommes le soin de planter, mais ils gardent pour leurs petits-neveux les fruits des plantations qu’ils ont mises en fermage.

Il est une jalousie dont on ne trouve pas trace chez les Noirs, c’est celle qu’on peut désigner sous le nom de posthume. J’entends par là le sentiment d’irritation ou de dépit que nous éprouvons à savoir que nous avons eu des prédécesseurs dans le cœur ou dans les faveurs intégrales de celle que nous aimons. C’est cette jalousie qui fait crier au second mari d’une personne manquant évidemment de tact et trop souvent disposée à évoquer indiscrètement le souvenir de son numéro un, défunt ou divorcé : « Ah ! zut ! J’en ai assez de ton Dupont ! » Le nègre n’éprouvera jamais semblable mouvement d’humeur. Au contraire, il adorera parler de ses chefs de file en matière conjugale, surtout si ce sont des Blancs. On peut formuler sur ce cas spécial l’observation suivante :

Bien loin d’éprouver un sentiment de jalousie posthume, le Noir tire une très grande fierté des hommes que sa femme a connus avant lui, quand ce sont des personnalités qu’il estime considérables, et il montre avec orgueil les enfants qu’elle a eus d’eux.

Je sais bien que certains Blancs naïvement gobeurs manifestent parfois une présomption du même ordre. L’amour-propre fait son profit du fait d’autrui, même dans les circonstances les plus délicates. Mais l’enthousiasme du bougnoul dépasse toutes les bornes, en matière de succession amoureuse. Je me souviens du visage épanoui et triomphant que je vis à Moussa Taraoré, caporal de tirailleurs sénégalais, un jour qu’il me disait :

— Toi y a vu mousso à moi. Beau mousso, bissimilaï ! Eh bien, moussié, y en a mousso colonel… (il nomma un chef bien connu de nos guerres africaines). Après colonel, y a marié avec moi, Moussa Taraoré. Toi comprends. Moussa Taraoré même chose que colonel ! Mousso à moi gagner petit gourgui (garçon), petit mulot avec colonel. Moi faire voir à toi. Moi content. Toi content aussi.

Jamais je n’ai vu pareille expression de bonheur et de fierté. Et pendant qu’il me faisait admirer sa femme, « mousso colonel ! », je pensais à ces ahurissantes paroles d’un vieil opéra. Le chœur s’adresse à un mari dont la nouvelle épouse vient de subir le droit de jambage :

Berthe dans sa couche a reçu le grand veneur.

Et, sans doute égaré par la douleur, le pauvre Sganarelle répond :

Ah ! pour moi, quel honneur !
Ah ! pour moi, quel honneur !

Et les femmes noires, demanderez-vous peut-être, sont-elles sujettes à la jalousie ? Répondons par un axiome :

Bien loin de craindre des rivales, les négresses les recherchent et vivent avec elles dans la meilleure intelligence.

C’est ainsi qu’un mari qui n’a qu’une seule femme verra celle-ci le supplier sans cesse d’en prendre au moins une autre. Son travail journalier se trouvera diminué d’autant. Elle aura moins de peine à faire le couscous. Quant aux bonnes grâces du seigneur et maître, elle n’y tient guère, c’est un servage de plus, dont elle ne retire ni honneur, ni tendresse, ni plaisir, et dont elle souhaite ardemment se voir soulagée.

« Jamais de partage ! » déclarent nos femmes d’Europe avec des regards indignés.

« Vive le partage ! » clament en chœur leurs sœurs noires.

Chez les Sérères du N’Diankin et du Dioba, les femmes stériles achètent elles-mêmes une jeune remplaçante à l’usage de leur mari. Elles l’épousent, ou du moins accomplissent vis-à-vis d’elles les formalités du mariage, et payent une dot à leurs parents. La nouvelle venue dans la case devient alors leur amie, leur plus fidèle compagne. D’ailleurs, de manière générale, le Noir craint tellement l’effort, qu’il s’arrange toujours pour avoir un suppléant, un aide, un secrétaire. Qui n’a pas son secrétaire en pays noir ? Le boy, le cuisinier, le tire-panka lui-même finissent par en dénicher un, auquel ils confient le plus dur de leur besogne. Tel est le rôle imparti à la nouvelle épouse qu’une femme de couleur procure à son mari. Elle devient la secrétaire de l’ancienne, la petite secrétaire des amours, si j’ose m’exprimer ainsi.

Dans la vie d’une case, il n’y a jamais ni rivalité ni jalousie entre les épouses d’un même homme. Elles s’entendent toujours fort bien, et la plus parfaite discipline règne entre elles. Si elles sont nombreuses, elles se rangent généralement en deux clans, mais c’est toujours pour des raisons d’ordre extérieur et, comme on dit, pour des histoires de femmes. On ne pourrait découvrir de jalousie amoureuse au fond de ces scissions d’ensemble. Ce qui fait que les batailles de dames sont toujours des batailles rangées.

Et voilà pour les maris africains, malgré le grand nombre de leurs épouses, une source de tranquillité et de liberté que les maris d’Europe leur envieront toujours en vain.

Chargement de la publicité...