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Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain

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CHAPITRE XIV
De la vie en ménage pour l’Européen.

Poète et petit-maître assez curieusement transplanté au Sénégal, le chevalier de Boufflers écrivait en 1786 : « Les femmes nous manquent, car on ne peut pas compter pour des femmes ces figures noires auxquelles on porte ici ce qui ne serait dû qu’aux blanches. »

Tout le monde n’est pas aussi difficile, et la plupart des Européens habitant l’Afrique nouent des unions généralement passagères avec les beautés du cru. L’affaire se conclut sans longueurs ni difficultés. Comme le Noir, le Blanc avide de distractions amoureuses verse une dot qui va de 50 à 200 francs suivant les régions. Quant à l’article 214 du Code civil, lequel dit que le mari est obligé de fournir à sa femme tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, on se met en règle avec lui en promettant à l’élue de son choix une rente mensuelle de 25 francs, avec laquelle il est entendu qu’elle doit se nourrir, s’habiller et subvenir à toutes les nécessités de l’existence. Avouez au moins, monsieur de Boufflers, que ces dames de Versailles étaient plus coûteuses et qu’il arrivait plus souvent de ruiner leur homme, et même leurs hommes.

Surtout n’espère pas, ô sentimental voyageur, faire un mariage d’inclination. Les préliminaires d’alliance regardent uniquement les parents de la future, et les fiançailles se limitent tout simplement à une question de gros sous. Souvent le toubab à marier se voit faire des offres et proposer des partis. Il existe pour ce genre ténébreux d’affaires des courtiers tout à la fois noirs et marrons qui remplacent nos marieuses de France et qui cherchent comme pas mal d’entre elles l’occasion de toucher une petite commission. Quant à la jeune personne dont la destinée se trouve ainsi sur le tapis, elle attend la clôture des débats avec la plus tranquille indifférence. Si vous lui demandez son avis sur la question et quelle opinion elle a de vous, elle vous répondra invariablement :

— Si toi y en a marier avec moi, moi content. Si toi pas marier, moi content aussi.

Oh ! les premiers aveux !

Enfin, la dot est versée, agrémentée de quelques kolas offerts dans la classique calebasse et qui constituent à eux seuls toute la cérémonie nuptiale. Le toubab peut emmener sa femme dans sa case. Pour être devenue conjugale, sa vie journalière ne sera pas aussi complètement modifiée qu’on pourrait se l’imaginer. D’abord, il n’existe pas au monde de femme plus discrète, dans ses allures, que la dame noire. A défaut de nombreux mérites, elle possède cette qualité inappréciable d’avoir toujours l’air de ne pas être là. Bien loin de vouloir, comme ses sœurs de couleur blanche, qu’on s’occupe d’elle sans cesse, elle demande qu’on la laisse à ses habitudes paisibles, à son oisiveté contemplative du néant et à son silence. Qui croirait possible dans toute la gent féminine un si louable effacement ?

Ensuite, faisant là encore preuve de sagesse, l’épouse superlativement brune entend ne rien changer aux conditions de son existence et n’adopter en aucune façon celles de son seigneur et maître étranger. Elle sent confusément qu’il y a trop de siècles et de lieues de distance entre le couscous et les conserves, entre la natte et le lit, entre le tamtam et le bridge, pour éprouver quelque velléité de les franchir. L’Européen marié à une Noire mange seul ou avec ses camarades, sort seul, et, quelque surprenant que paraisse l’usage, couche seul. Sa moitié, qui n’est pas une moitié, mais une toute petite fraction, ne s’associe à sa vie que de loin, à moins que ce ne soit d’aussi près que possible. Elle comprend que ce dernier cas représente son seul devoir, sa seule raison de vivre avec un mari toubab. C’est tout le travail qu’il demande, lui, et c’est en quoi il se rend bien préférable au mari bougnoul.

Aussi, fidèle à son office de tendresse, ne manque-t-elle jamais de se trouver à son poste, prête à obéir au commandement, toutes les fois que son seigneur et maître peut avoir besoin d’elle. Elle a ses heures de service, qui sont celles du lever, de la sieste et du coucher.

En réalité, la femme noire mariée à un Blanc se conduit beaucoup plus en fonctionnaire ponctuelle et docile qu’en épouse.

On la voit souvent faire montre de dévouement, toujours de complaisance et de bonne volonté. Elle se prête sans enthousiasme mais sans révolte à l’éducation amoureuse que certains jobards présomptueux ou aveugles prétendent leur inculquer. Leur réussite ne sera jamais qu’illusoire, car autant essayer d’apprendre la boxe à un caïman. Beaucoup plus strictement docile que sa sœur européenne aux prescriptions de notre Code, la vaillante fille du soleil suit son époux absolument partout. Elle l’accompagne dans ses tournées à travers la brousse, amazone intrépide mais peu fougueuse qui chevauche à l’amble parmi les porteurs, les boys, les gardes de cercle, les tirailleurs, et sait parfois les remercier de leurs services mieux qu’avec un sourire.

Dans les milieux indigènes, elle jouit d’une autorité dont elle s’empresse d’abuser dès qu’on la laisse faire et d’une considération surtout apparente, car il s’y mêle une note de réprobation. Il n’y a pas de femme dans le pays qui ne soit prête à prendre sa place, mais, toute jalousie mise à part, l’opinion publique sent bien qu’une union comme la sienne n’est pas très orthodoxe. Dans les saluts obséquieux et le plus souvent intéressés qu’elle recueille sur son passage se cache un peu de ce dédain que la femme de l’ouvrier parisien professe à l’égard de sa sœur mariée à un bourgeois. Ces mariages-là, pensent non sans justesse les simples, c’est trop beau pour être tout à fait propre.

Les journées de l’épouse du toubab se passent à sommeiller sur sa natte, à chantonner des mélodies rudimentaires, à jouer une sorte de pair et impair avec des coquillages sur un rond de sparterie, à grignoter des kolas avec des amies en visite, à procéder à des ablutions et des lavages dictés par l’hygiène la plus rigoureuse. Elle fait salam un nombre considérable de fois par jour, ce qui prouve bien que la religion est pour les femmes une source d’occupation inépuisable et autrement calme que les joies électorales qu’elles espèrent de l’avenir. Elle va potiner avec les autres femmes de toubabs, « madame Commandant, madame Docquetor, madame Sabatigui (capitaine), madame Conoba (dont le mari a un gros ventre) ». Elle pousse jusqu’à la case familiale éblouir du luxe de ses derniers boubous ses grandes et ses petites sœurs et ses père et mère, braves gens aussi discrets et aussi réservés qu’elle, car ils ne font que de très rares apparitions à la case du mari, et c’est toujours la mine chargée de déférence.

Je souhaite à tous mes lecteurs des beaux-parents aussi peu gênants. Peut-être est-ce là l’avantage le plus précieux et le plus rare du mariage africain.

L’épouse sera-t-elle fidèle ? Le plus prudent est assurément de n’y pas compter. Mais vous pouvez être sûr qu’elle pratiquera l’infidélité avec une discrétion et un tact parfaits. Avouez que c’est déjà quelque chose et que, tant qu’à être cocu, il est préférable en somme que cette infortune bénéficie d’une publicité limitée. Que ce soit un Blanc ou un Noir qui vous encorne, jamais vous n’obtiendrez de la pécheresse l’aveu de sa faute. En vain vous la tourmenteriez de questions, en vain même vous lui feriez subir, à l’instar des juges moyenageux, ladite question. Les lèvres demeureront comme scellées à la cire noire. Ce silence va parfois jusqu’à l’héroïsme. J’ai vu à Bamako une femme toucouleur se laisser condamner à un an de prison plutôt que de révéler une série d’escapades amoureuses. Des vols s’étaient commis dans la case de son époux toubab, pendant que celui-ci était en tournée et à l’heure où elle-même se trouvait dehors malgré la défense qu’elle en avait reçue. Pour se justifier, elle n’avait qu’à alléguer ces sorties, mais alors c’était avouer qu’elle allait tous les soirs au village indigène retrouver un amant. Elle se serait plutôt laissée hacher en petits morceaux.

Le très grand nombre des Européens se contente d’une seule épouse noire. Mais la polygamie est contagieuse. Sous l’influence provocante des ambiances, on voit d’exigeants gaillards orner leur intérieur de deux ou trois de ces bronzes vivants. Un colon de Mopti s’est acquis une légitime réputation dans la région de la Bouche du Niger, en affrontant le chiffre fatidique de sept. Moins pusillanime que Barbe-Bleue, il ne songe à en supprimer aucune. La case familiale ne manque pas d’originalité à l’heure du coucher, et elle eût, à coup sûr, attendri feu M. Piot, apôtre de la repopulation, avec ses sept grandes nattes réservées aux mères et les seize petites servant de couches aux enfants.

Le colon polygame ne se montre pas moins bon père que vigoureux époux. Il est plein d’attentions de tout genre pour sa nichée et se garde bien de l’oublier, même dans les rares occasions où il vient un peu respirer l’air de France. Un jour, à la veille de reprendre à Bordeaux le paquebot qui devait le ramener vers son grouillant bercail nigérien, une gentille pensée lui vint : « Si je rapportais un cadeau utile à mes aînés ? » Il y avait tout naturellement des « Nouvelles Galeries » dans la ville. Notre homme s’y rendit et déclara à l’accorte vendeuse en robe noire :

— Je voudrais quatre costumes marins pour mes enfants. Donnez-moi la taille de garçonnets de six ans.

— Vous voulez dire, monsieur, les tailles entre six et dix ans, rectifia la nymphe du rayon.

— Non, non, je connais bien l’âge de mes fils, allez : six ans tous les quatre.

— Mais, monsieur, c’est impossible… songez donc. Leur mère n’a pas pu…

L’acheteur partit d’un rire triomphant :

— Ah ! c’est vrai ! Vous ne pouvez comprendre. C’est que je vais vous dire, mademoiselle, j’ai sept femmes, vous entendez, sept !

La vendeuse reconnut sans peine que c’était un joli chiffre. Eh bien ! croiriez-vous qu’il n’arrive pas, ce chiffre, à contenter le bouillant, l’insatiable, l’indémontable colon. Voilà qui nous prouve mieux que tout combien l’homme est difficile à satisfaire ici-bas. Un jour, l’époux à la septième puissance m’a confié d’un ton grave et pénétré :

— Si je vous disais que, malgré mon sérail, il me manque quelque chose.

— Pas une femme toujours ?

— Si, précisément : une Blanche.

Et ce n’était plus la paillardise qui parlait en lui, c’était le cœur, resté vide, c’était ce besoin d’aimer, au sens supérieur et idéal du mot, qu’on retrouve à l’état naïvement passionné chez tous les coloniaux. Comme en des greniers d’abondance où ne pénètre jamais le soleil, ils tiennent en réserve dans leur âme des trésors de tendresse que leur vie lointaine solitaire et brutale les empêche de dépenser. Aussi, ces trésors vont-ils s’accroissant, prêts à se répandre follement au pied de la première qui en acceptera l’hommage. Ce sont eux qui font du broussard redevenant pour quelques mois parisien une proie si docile pour les ambitieuses, les coquettes ou les cupides. La Blanche que souhaitait si ardemment l’original sept fois marié incarnait une nécessité impérieuse de sa destinée : elle représentait la revanche de l’Amour, avec un grand A, sur les satisfactions animales. C’était la part du sentiment, la part du rêve, dont personne n’arrive à s’affranchir tout à fait ici-bas.

L’union avec la Noire marque un retour partiel à l’état de nature. Mais on ne vit pas toujours isolé dans les terres exotiques. Comment la société mondaine qu’on trouve là-bas à l’état plus ou moins embryonnaire, comment notamment les femmes amenées d’Europe par les fonctionnaires et les commerçants prennent-elles ce réalisme amoureux si dénué de façons et de formes, cette vie à deux si crûment étalée et, pour tant d’yeux de Françaises de France, grossière jusqu’à la bestialité ? Voici une coloniale fleur d’élégance occupée à servir gracieusement le whisky-soda aux hommes qu’elle reçoit en visite. Quelle opinion a-t-elle de leur collage au bitume ?

C’est ici qu’on voit nettement combien la morale est affaire de climat. A mesure que l’amateur de chaînes goudronnées s’éloignera des centres européanisés, qu’il quittera les villes riveraines pour s’enfoncer dans l’intérieur, qu’il s’avancera vers la libre vie de la brousse, il trouvera plus indulgent, puis conciliant, puis finalement approbatif, ce jugement de la galerie mondaine qui, là-bas comme ailleurs, n’est jamais que le reflet de l’opinion féminine. A Dakar, ville moderne, agglomération de Blancs à sept jours de France, cercle étroit et sévère de relations où les vertus se gendarment et où les collets se montent, la vie conjugale avec une Noire paraîtrait une monstruosité. Celui qui s’en rendrait coupable se verrait bien vite expulsé des salons et accablé par les observations de ses supérieurs. A Saint-Louis, vieille cité créole mollement retardataire, où le Ouolof voisine avec le mulâtre et le Blanc, dans les maisons plates crépies d’ocre clair, les rapports momentanés ou durables avec les beautés indigènes jouissent d’une tolérance mitigée, mais nuisent plutôt à la considération de ceux qui s’y laissent glisser. A Kayes, on les accepte à peu près sans restriction. A Bamako, ils sont de règle. A Bandiagara ou à Tombouctou, les trop rares représentantes de la race de Japhet vous disent avec un sourire de très sincère sympathie : « Votre mousso est vraiment charmante. Je voudrais bien la connaître. » Qu’on est loin du mot « guenon » si souvent décoché dans les ports de la côte, par « madame toubab » ! Ainsi nos vaniteuses prétentions, nos puériles distinctions sociales, notre morale étriquée et boiteuse, se fondent dans le creuset de la grande nature.

« Pas de femme ! » est un mot d’ordre contre lequel tout notre être se révolte. Il se comprendrait en Afrique occidentale moins que partout ailleurs. Malgré ça, comme je l’ai dit, la plupart des Européens ayant convolé avec l’élément indigène se retrouvent dans la formule africaine : « Pas d’amour ! » Celle-ci ne s’applique cependant pas de façon absolue. On a vu parfois des coloniaux traiter leur épouse noire en épouse ordinaire et concevoir pour elle un véritable attachement. Aberration singulière, car il n’existe entre les femmes de notre race et leurs sœurs inférieures rien de commun que le sexe. Faute aussi, parce qu’une Aïssata ou une Fatimata mise sur le pied d’une Blanche, prendra vite des allures de tyran et ne manquera pas d’exercer sur l’esprit de son faible maître, devenu sujet, la plus déplorable influence. Osons formuler sans crainte cet axiome un peu brutal :

Pour l’Européen, l’épouse ne peut et ne doit être qu’un meuble.

J’ajoute tout de suite, pour n’être pas taxé de cynisme et d’insensibilité, que ce meuble, toujours commode, est souvent gentil, coquet, agréable à voir, à toucher, à ouvrir. Étant donnés les agréments qu’il procure à l’heure de la sieste, nous l’appellerons « un bonheur du jour ».

Parfois, dans le tiroir de ce bonheur du jour, on découvre un polichinelle. Il prend, en voyant la lumière, cette teinte café au lait qu’au dire des nègres ennemis du mulâtre, Dieu n’a pas voulu faire. Autrefois, le petit mulot, fruit du mariage africain, était pris terriblement au sérieux par son auteur responsable. Celui-ci le faisait élever avec ses autres enfants quand il en avait, l’amenait en France pour étudier dans un lycée et le renvoyait ensuite s’établir bourgeoisement dans une ville du Sénégal, où il ne manquait jamais de créer à l’administration les plus grosses difficultés. Aujourd’hui, le petit café au lait est tout simplement élevé à la bougnoul par sa mère. Son père se contente d’envoyer quelques menus subsides pour sa nourriture et son entretien. Parfois aussi, il trouve plus commode de s’en dispenser. Il y a tant de gens, en Afrique comme en France, qui oublient de payer leur café !

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