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Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain

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LE PARFUM DE LA DAME NOIRE

NÉCESSAIRE INTRODUCTION
COMMENT JE RENCONTRAI PAUL BOURGETTE.

Chacun sait que l’Afrique occidentale est un pays chaud. Je le constatais une fois de plus par une journée de marche en Haute-Guinée, sur les bords du Tinkisso. Foulant entre les verdures basses la terre d’un sentier semé de roches, mes porteurs s’égrenaient en une longue théorie déguenillée et silencieuse, tandis qu’Adda, ma femme noire, se prélassait dans un hamac porté par quatre vigoureux Malinkés. Autour de nous, la brousse s’étendait discrète et comme morte. Mais, en arrivant dans un fond bien protégé contre les ardeurs du soleil, nous aperçûmes, à l’ombre d’un grand fromager, une case isolée et d’aspect aussi confortable que permet de l’espérer, en pays nègre, la relativité de cet adjectif. Je fus assez surpris de voir un Blanc sortir de cette case et s’avancer vers nous, car nulle présence d’Européen ne m’avait été signalée dans le pays.

Il avait cet aspect qui nous moule tous là-bas d’après un type unique, à la façon des gaufres : casque colonial, complet kaki copieusement usagé, barbe inculte. Son regard nous fixait, plein d’acuité scrutatrice. Ce solitaire se présenta avec l’aisance familière accoutumée en pareil cas :

— Paul Bourgette, prospecteur.

Le prospecteur est un personnage assez répandu dans ces régions qui joignent à la fertilité de leur sol des richesses minières dont la plupart restent encore à découvrir. Cette découverte est confiée à l’homme avisé et subtil qu’est le prospecteur. L’action qu’il y dépense est infiniment plus rémunératrice que toutes celles dont ses rapports amènent l’émission. Je fis, comme on pense, excellent accueil à M. Bourgette. Il m’invita à déjeuner, et ce fut en déchiquetant un quartier de biche que je perçus de sa bouche des détails sensationnels sur son étrange personnalité.

Je lui avais demandé :

— Quelle prospection faites-vous ?

On juge de mon ahurissement quand il me répliqua sans broncher :

— La prospection des femmes.

Il savoura quelques instants la jouissance que lui procuraient mes yeux arrondis et mes lèvres en hiatus, puis il entra dans la voie des explications.

— Par prospection des femmes, dit-il, j’entends leur étude méthodique, leur observation patiente, leur analyse sagace. Tel que vous me voyez, mon cher camarade, je suis né avec une vocation : celle de la psychologie féminine et des expériences de cœur. J’aurais pu être Claude Larcher ou Priola. Il m’eût admirablement convenu de disséquer des âmes de maîtresses du meilleur monde, comme ce Paul Bourget dont mon nom semble un diminutif sans prétention. Mais une telle carrière n’est pas à la portée de n’importe qui. Ma famille, mon cher camarade, était pauvre, et, pour ma part, je n’ai jamais pu voir dans l’argent qu’une chose qu’on dépense et non qu’on gagne. Or, l’amour est le plus coûteux de tous les sports. S’il prend tout le temps d’un homme, il est indispensable que celui-ci ait des rentes. Supposez don Juan venant au monde sans fortune : nous n’aurions certainement pas eu les « mille et trois ». D’un côté, je suis sincère. Je n’aurais pour rien au monde étalé dans un livre des cœurs de Parisiennes élégantes sans les avoir tenus pantelants sous mon scalpel. Rien ne me répugne davantage que le procédé de M. Pierre Wolf qui confère à ses ingénues bourgeoises, faute de documents, des sentiments de filles de brasserie. Alors, puisque je n’étais pas reçu chez les duchesses et que je ne pouvais m’offrir le luxe d’une carrière sentimentale à Paris, comment faire ?

— Oui, répétai-je, comment faire ?

— Me transplanter tout bonnement et plonger mes racines en pleine nature, loin de la vie raffinée et coûteuse. Des terres neuves venaient de s’ouvrir en Afrique occidentale. On pouvait y vivre pour presque rien d’une saine existence primitive. Ce terrain n’en valait-il pas un autre pour mes expériences ? L’amour chez nous est devenu une denrée rare et quintessenciée, qui se distribue de façon avare : chez les Noirs, il coule à pleins bords pour tous. C’était donc là qu’il me fallait aller. Je suis parti, et voilà deux ans que je poursuis ma prospection, à la façon d’un nomade. Je vis comme les peuples pasteurs. N’est-ce pas un excellent moyen de faire renaître sans cesse l’heure du berger ? J’ai parcouru ainsi le Sénégal, le Soudan, le Dahomey, la Côte d’Ivoire et bien d’autres pays encore.

— Cette manière toute spéciale de voyager ne vous fatigue pas ?

— Au contraire. Les arrêts fréquents et toujours agréables me font trouver plus court le chemin.

— Mais n’est-ce point monotone à la longue, ces expériences ?

— Pas pour un observateur, ni pour un véritable chercheur de nouveauté. Sous une apparence plus simple, plus naïve et plus crue, c’est bien la même chose qu’en Europe, allez. J’ai là un manuscrit où j’ai consigné un certain nombre de principes généraux, d’axiomes, d’anecdotes typiques, de souvenirs personnels ou rapportés par d’autres, de faits cliniques, comme dit doctement M. Paul Bourget. Seulement, moi, ma clinique est gaie, et ce ne sont pas précisément des malades qu’il y a dans les lits. Eh bien, la conclusion de mes travaux est celle-ci : ce que nous trouvons d’étrange ou d’abracadabrant dans l’amour africain n’est que l’embryon, admirablement instructif et explicatif, de ce qui se passe chez nous. Sous tant de conceptions barbares et effarantes, ce sont nos sentiments et nos idées que nous retrouvons à l’état brut. C’est comme un schéma d’humanité.

— Pouvez-vous me donner connaissance de ce manuscrit ?

L’étrange prospecteur fit la moue.

— Non, dit-il enfin, il vaut mieux tenir ces choses-là secrètes tant qu’elles ne sont pas publiées.

J’étais assez vexé de ce manque de confiance. A ce moment même, Adda, mon épouse au teint de nuit, fit son entrée dans la case et adressa à mon hôte son plus gracieux sourire. Il l’enveloppa d’un regard approbateur.

— Vous avez une belle mousso, me dit-il. De quelle race est-elle ?

— Sarrakholé, fis-je.

Il bondit, puis leva les bras au ciel, dans un état d’agitation extraordinaire.

— Une Sarrakholé ! s’écria-t-il. La seule race que je n’ai pas expérimentée ! Oui, mon cher camarade, malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu rencontrer de femme sarrakholé. Sur ce sujet-là, je n’en sais pas plus que les autres, et assurément beaucoup moins que vous. Et je serais si heureux de combler cette lacune humiliante ! Une Sarrakholé ! Voilà donc enfin une Sarrakholé !

Durant toute l’heure que je passai encore auprès de lui, le galant prospecteur me parut nerveux, préoccupé, troublé. Enfin, quand il me vit sur le point de plier bagage, il me déclara tout net :

— Vous savez de quels sacrifices un collectionneur est capable pour se procurer la pièce qui lui manque. Eh bien ! je suis ce collectionneur. Laissez-moi votre Sarrakholé et je vous donne en échange mon manuscrit dont vous ferez ce que voudrez.

Je commençais à me lasser d’Adda, qui s’était mise depuis quelque temps à fumer la pipe avec exagération, s’obstinait à fourrer de l’huile rance dans son couscous et avait contracté la fâcheuse habitude de se graisser les cheveux au beurre de karité, la brousse ne lui fournissant pas d’autre onguent pour sa toilette. J’acceptai donc le marché qui m’était proposé, et voilà comment il m’est permis d’offrir aujourd’hui au public le Parfum de la dame noire.

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