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Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain

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CHAPITRE X
De la jalousie.
Côté des Blancs.

On dit souvent d’une jalousie poussée à l’extrême qu’elle est une jalousie noire. Encore une locution à changer ! Le Noir ignore en effet complètement la jalousie au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire le tourment causé par la crainte ou la certitude d’être trahi par l’être aimé. Je vois d’ici se froncer les sourcils de nombreux lecteurs. « Pas jaloux, les nègres ! me crieraient ces gens de bonne foi si je pouvais les entendre, mais les hommes très bruns le sont toujours. Vous oubliez cent histoires probantes. Et Othello ? Que faites-vous d’Othello ? » Pardon, monsieur, Othello était un Maure, un de ces hommes très bruns auxquels vous voulez, de si choquante façon, assimiler les nègres. Quant aux histoires qui me démentent, elles viennent d’observateurs superficiels, qui ont attribué à la jalousie des faits provoqués par de tout autres sentiments.

Peut-être aussi va-t-on m’opposer cette ardeur brûlante du climat tropical qui décuple tous les sentiments violents. Ici, je m’inclinerai et je répondrai :

Si le climat d’Afrique est sans influence sur la jalousie des Noirs, il porte au paroxysme celle des Blancs.

Et conformément aux bonnes règles de préséance des races, avant d’étudier le cas des nègres, j’inclinerai ma loupe de psychologue sur l’âme de nos coloniaux.

Est-ce la rareté des femmes blanches qui les rend plus précieuses à qui a la chance d’en avoir une à soi ? Est-ce la convoitise générale provoquée par elles qui incite maris et amants à une surveillance plus étroite ? Toujours est-il que la peur de l’être pousse au cœur des Blancs en pays noir avec la rapidité des herbes dans la brousse. Tel que vous avez connu à Paris mari confiant et plein de libéralisme indulgent vous apparaît sur les bords du Niger ou du Tinkisso sous les espèces rébarbatives d’un Bartholo. On cite un fonctionnaire qui fait aimablement visiter aux gens de passage sa maison, son jardin, son potager, sa basse-cour, mais oublie régulièrement de leur présenter sa femme. Un autre fait garnir d’impénétrables volets toujours en place la véranda de la petite maison où il a logé sa maîtresse amenée de France. Un troisième dissimule chez lui, durant son séjour, une femme qui ne sort jamais et que personne ne connaît. C’est à se demander s’il n’y aura pas bientôt des désenchantées d’Occident, mais comme Pierre Loti n’est plus, il ne pourra se faire leur champion.

Ajoutez que nulle part la scène de jalousie ne fleurit avec autant d’éclat qu’en Afrique occidentale. Les échos s’en répandent rapidement à travers le poste ou la ville, car les murs coloniaux ont encore plus d’oreilles que les autres. Ça distrait la société du lieu. Et, mon Dieu, ça distrait aussi ceux qui se font la scène. C’est si difficile, là-bas, pour un ménage, de se trouver des occupations !

D’où vient, sur la terre du péril noir, cette frayeur inattendue du péril jaune ? Du soleil, d’un peu d’ennui, et surtout de la lassitude, de l’obsession même d’une vie à deux qui n’est pas interrompue et tempérée comme en Europe par les sorties, l’existence du dehors, les obligations mondaines et professionnelles. Il faut joindre à cela les exigences d’un individualisme outrancier. Sous les tropiques, le moi amoureux s’hypertrophie aussi facilement que le moi administratif ou militaire. S’imprégnant inconsciemment de la mentalité ambiante, ne rencontrant pas d’obstacles à l’affirmation de son omnipotence, libéré des contrepoids de la vie française, le mari ou l’amant colonial tranche à son aise du seigneur et maître. Ah ! le féminisme a peu de chances de réussir sous le soleil africain. Les femmes, d’ailleurs, ne font rien pour ça, car elles y ont élevé l’art d’embêter les maris à la hauteur de nos meilleures institutions rénovatrices.

Mais le plus étrange c’est que cette jalousie féroce à l’égard de la Blanche se manifeste dans les amours les plus faciles, les plus vulgaires, les plus vénales. Le colonial refuse de se montrer partageux, même en face de celle qui est le partage même : la vaillante dispensatrice de caresses salariées qui a traversé l’Océan pour se créer dans quelque coin à peu près habitable un petit syndicat d’adorateurs « tous bien gentils ». Une bonne entente serait la sagesse en même temps que l’économie. Mais non, à une époque où rien se fait que par l’association, notre amoureux au casque immaculé entend demeurer seul !

Supposez, par exemple, que Mme Camélia, de Bordeaux, vienne de débarquer à Dakar et se soit installée modestement dans une chambre aux murs crépis de blanc, du haut en bas, tout juste égayés par un vide-poche-chromo offert par les Galeries Sénégalaises et par le dernier portrait de son amant, écarteur aux courses landaises du Bouscat. A l’heure propice de la sieste, notre bouillant colonial vient furtivement faire à la nouvelle venue une première visite, visite de corps, au sens exact du mot.

Très satisfait de la conversation de Mme Camélia et des attentions qu’elle a eues pour lui, il revient le lendemain, mais montre un furieux dépit en apprenant qu’il y a déjà quelqu’un de son sexe en train de faire la causette à son tour. Le troisième jour, en recevant le même accueil négatif, il se fâche tout rouge, entre de force et interpelle violemment le causeur. Celui-ci prend d’autant plus mal la chose qu’il est en tenue pour causer avec les dames, mais non avec les hommes. Le quatrième jour, nouvelle rencontre, mais cette fois notre entêté colonial va jusqu’à mettre le gêneur à la porte. Puis, par une conséquence toute naturelle, il offre à la complaisante Bordelaise son cœur, sa bourse et sa protection. A elle ses appointements, ses bénéfices, ses économies !

Donnez-lui seulement six mois, et il sera sérieusement question de mariage. Et voilà comment il se fait que Mme X…, femme d’un distingué fonctionnaire, lance de temps en temps le « Penses-tu, bébé ! » si usité dans certains salons moins distingués et qu’au dire d’une servante renvoyée, Mme Y…, épouse incontestée d’un négociant, porte, tatouée en exergue autour de son ventre satiné, cette inscription évocatrice de notre plus galante troupe d’Algérie : Au rendez-vous des Joyeux.

Oh ! l’insolente et indémontable prétention des coloniaux à aimer seuls des femmes que leur destinée a invinciblement vouées à la pluralité, à l’universalité des amants ! Au cours d’une traversée, j’entendis, un soir, dialoguer sur le pont du paquebot un administrateur du Soudan déjà mûr et un tout jeune adjoint des affaires indigènes nommé de la veille et qui se rendait, pour la première fois, en Afrique occidentale.

— Surtout, disait paternellement l’ancien, si vous êtes désigné pour quelque ville de la côte où il y a des Blanches qui font la noce, gardez-vous bien de prendre celles qui vont déjà avec vos camarades. Vous auriez des histoires épouvantables, des duels…

— Mais, répondait avec sens le néophyte, il ne peut exister d’histoires à propos de professionnelles qui font tranquillement leurs affaires avec le premier venu. Au Quartier Latin, à Montmartre, nous prenions souvent les mêmes femmes entre amis, et ça n’avait aucune importance. On se donnait même des tuyaux sur leurs talents. On se disait : « C’est étonnant comme Marcelle cause bien » ou « Yvonne a vraiment trop mauvaise langue ».

— Peut-être. Mais vous verrez que là-bas ce n’est pas la même chose. On est beaucoup plus strict.

— Alors, comment vais-je faire ? insistait l’adjoint, déjà saisi d’inquiétude. Il y a évidemment dans les villes dont vous parlez beaucoup plus de fonctionnaires que de femmes accueillantes. Elles connaîtront toutes un de mes camarades, si ce n’est deux. Me faudrait-il donc rester vierge et martyr, parce que ces messieurs ont décrété qu’il est interdit de chasser sur les mêmes terres qu’eux ?

— Si vous ne suivez pas mes conseils, vous passerez pour un mauvais camarade.

— Moi, je trouve que ce sont eux, les mauvais camarades, conclut le conscrit avec un soupir de découragement. On pourrait si bien s’arranger !

Et je trouvais à part moi que le conscrit avait parfaitement raison.

Mais il n’y a rien à faire pour modifier cette conception farouchement exclusiviste de l’amour. Tant que les Blanches ne seront pas plus nombreuses en pays noir, il en sera ainsi. Dès que l’une d’elle paraît, transformant tout autour d’elle par sa grâce européenne et le charme de ses toilettes claires, la petite fleur bleue du sentiment éclot aussitôt dans le cœur du colonial, resté presque toujours, malgré les années, ingénu et enthousiaste. Bien loin de se dire que ce sentiment est une denrée rare et précieuse qu’il importe de ne pas gaspiller, il en prodigue à tort et à travers les trésors restés trop longtemps sans emploi. Le plus grave, c’est que la petite fleur bleue cède rapidement la place au fruit empoisonné de la jalousie. La reine de Navarre a dit : « La jalousie éteint l’amour comme les cendres éteignent le feu. » Elle en parlait à son aise, en observatrice d’une cour où les femmes étaient légion.

Au contraire d’elle, nous dirons :

Dans les pays où les femmes sont rares, l’amour allume la jalousie comme le feu allume l’incendie.

C’était ce qui se voyait à l’âge du rapt, où les femmes appartenaient aux hommes les plus forts. Sourde, invisible et inavouée souvent, la lutte pour la femme dure encore dans nos villes coloniales. L’arrivée d’une Blanche fait bondir et se heurter tous les cœurs, comme une pièce de monnaie lancée en plein marché fait accourir, se bousculer et se battre les petits enfants noirs. Naturellement, on en veut à ses voisins, immédiatement transformés en rivaux, on les regarde de travers, on épie leurs façons, on dénombre leurs visites, on s’irrite de leurs plus minces avantages.

Cette méfiance est souvent justifiée. Les voisins, les camarades, les amis, ont une si impérieuse tendance à se montrer entreprenants ! Et il faut compter aussi avec les supérieurs, que leur élévation ne retient pas toujours assez sur le rivage du Tendre. On s’est amusé plus d’une fois, dans les villes, d’entreprises amoureuses conduites sur les propriétés d’autrui par de gros bonnets, et même des bonnets carrés, témoin l’aventure suivante qui court encore le Sénégal sous le nom imprévu « d’histoire du lion ».

Il y avait à Saint-Louis, sous un hangar du palais du Gouvernement, un lion qui s’appelait Ouaraba, comme tous les lions de la vallée du Niger. Pris tout petit et grandi parmi les hommes, il ne montrait aucune méchanceté, se laissait caresser par le premier venu et jouissait dans le monde des fonctionnaires de la meilleure réputation. Sa douceur et son bon caractère avaient fait juger inutile de l’enclore, et il était simplement retenu par une longue chaîne qui lui laissait toute la liberté de ses mouvements. Quiconque venait au Gouvernement ne manquait jamais d’aller faire une visite à Ouaraba.

Les dames s’extasiaient sur sa bonne grâce, son air bonasse, et les plus courageuses s’enhardissaient jusqu’à lui gratter la tête. Certains hommes intrépides allaient même jusqu’à jouer avec lui, bien sûrs de ne courir aucun danger.

De ce nombre était un magistrat qu’on nous permettra de désigner sous le nom purement symbolique de Latoge. Son intégrité était inattaquable, mais la Justice lui paraissant une personne bien sévère, il en taquinait volontiers de plus jeunes et de plus gaies. Or, par un après-midi d’énervante chaleur, Latoge se rendait au Palais de justice, quand il vit se balancer devant lui une taille souple et une croupe onduleuse, moulées de fort excitante façon dans une robe de mousseline blanche. Le tout appartenait à une Blanche des plus capiteuse, que Latoge ne connaissait pas et qu’il diagnostiqua tout à la fois de condition moyenne et de beauté supérieure.

La voyant entrer dans une maison du boulevard Dodds, il s’engagea hardiment à sa suite dans le corridor et saisit, sans plus attendre, sa taille ronde, en promenant ses mains fureteuses au-dessus, mais surtout au-dessous, avec un sans-gêne explorateur qui n’est assurément plus de mise dans des régions déjà ouvertes à la civilisation. La jeune femme se révolte, se débat, pousse des cris de paon. Une lutte acharnée s’engage dans laquelle Latoge a une manche de son veston de toile blanche complètement déchirée et le bras qui se trouve dessous profondément labouré par les ongles de l’adorable furie.

Mais le pis, c’est que du premier étage un sergent d’infanterie coloniale s’élance quatre à quatre et envoie en plein dans le visage du galant magistrat un magnifique coup de poing direct, qui eût mérité les honneurs d’un championnat. C’est l’époux légitime de la belle récalcitrante ! Latoge se sent ensuite secoué comme un prunier, puis jeté sans douceur contre la muraille. Heureusement, le terrible couple s’évapore. L’infortuné coureur d’aventures se retrouve tout seul, la manche pendante, le bras zébré de marques rouges et tout sanguinolent, le visage engourdi et constellé d’ecchymoses multicolores. Impossible de paraître au Palais de justice dans un état pareil !

Que faire ? Rentrer au plus vite chez lui. Mais que dire à sa femme ? En route, tandis que les Noirs regardent passer d’un air effaré, si pitoyable d’aspect, si déplorable de tenue, ce Blanc qu’ils connaissent et respectent, Latoge se creuse la tête sans rien trouver.

Enfin, au moment où il va franchir le seuil de sa demeure, un sourire parcourt son visage tuméfié et bouffi : Euréka !

— Mon Dieu ! s’écrie à sa vue son épouse épouvantée, que t’est-il donc arrivé, Auguste ?

— Ne m’en parle pas, ma bonne amie. En sortant du Gouvernement, j’ai voulu m’amuser un peu avec le lion, comme d’habitude. Et c’est lui qui m’a arrangé comme ça. Regarde un peu ses griffes !

— Malheureux ! Et dire que tu pouvais y rester ! Je savais bien, moi, que cet animal était dangereux. Oh ! mais il ne va plus rester longtemps ici !

De ce jour, la femme du magistrat entreprit une véritable campagne contre le malheureux et innocent Ouaraba, « cette sale bête qui avait failli tuer Auguste ». A force de geindre auprès du gouverneur, elle finit par obtenir gain de cause. Il fut entendu que le lion devenu subitement féroce serait embarqué sur le prochain paquebot à destination de la France. Vous avez pu le voir, par la suite, au jardin des Plantes, solitaire en sa cage, regardant les visiteurs d’un regard triste et doux, comme un poète incompris. Ainsi que tant d’autres ici-bas, c’est une victime de l’amour et des femmes.

La colère du sergent que nous venons de voir à l’œuvre était parfaitement justifiée. Mais les jalousies les plus fantaisistes en font éclater à chaque heure d’infiniment moins légitimes. L’accès éclate à propos de la cour la plus discrète, du flirt le plus anodin, de la fréquentation la moins équivoque. Une jeune femme aimable, une jeune fille un peu coquette suffit à semer le trouble parmi des hommes qui vivaient auparavant en bonne intelligence, à réveiller de vieilles rancunes, à ressusciter des querelles de corps. Et si l’on se croit quelque chance de réussir, même dans l’aventure la moins reluisante, de quel œil inquiet, méfiant, hostile presque, ne surveille-t-on pas les camarades !

Un jour, dans un coin désert de Mauritanie, je sirotais un petit verre, en compagnie d’un jeune sous-lieutenant, dans la boutique d’un mercanti. Tout en nous servant, d’un ton traînard d’authentique native des boulevards extérieurs, Mme Cougoul, la femme du mercanti, nous racontait sa dernière alerte. Les Maures avaient attaqué une nuit sa cabane en planches, et pendant que son mari était parti quérir à toutes jambes la compagnie de tirailleurs, elle avait dû se réfugier toute nue dans sa cage à lapins. Délivrée, on l’avait menée au poste fortifié en compagnie de son mari, et un officier avait mis sa chambre à la disposition du couple. Alors l’émotion, la joie de se voir réunis après le danger, sans doute aussi une subite poussée de crânerie et de fantaisie faubouriennes, avaient immédiatement conduit M. et Mme Cougoul à se donner une mutuelle preuve de leur tendresse. « Qué qu’vous voulez, on était content de s’voir encore du monde. »

Les vêtements de Mme Cougoul manquaient assurément d’ordre et de propreté. Ses cheveux blondasses n’avaient avec le peigne que des rapprochements d’une extrême rareté. Son visage était chiffonné comme chiffon ne l’a jamais été et au point de ne plus offrir la moindre ligne régulière. Mais elle n’avait que vingt-trois ans, et pendant qu’elle nous débitait son histoire croustillante, ses yeux brillaient comme une flamme de soleil sur ces fortifs dont elle éveillait le souvenir. Je vis que mon camarade, le sous-lieutenant, se laissait gagner par l’attrait frelaté du vice crapuleux qui se dégageait de Mme Cougoul. En sortant, je lui dis :

— Savez-vous, mon cher, que Mme Cougoul a l’air de vous trouver très à son goût. Après tout, elle n’est pas si mal que ça.

Il me répondit par le cri du cœur de l’homme qui voudrait bien voir céder son amour-propre devant l’autre amour, le pas propre.

— Enfin, n’est-ce pas ?

— Je crois que vous avez de grandes chances, continuai-je.

— Vous parlez sérieusement ?

— Très sérieusement.

Un sourire d’espoir illumina son visage ; et il m’implora par ce nouveau cri du cœur :

— Alors, je vous en supplie, ne le dites pas aux camarades.

Le Blanc montre-t-il la même jalousie à l’égard de la femme de couleur ? C’est infiniment plus rare. Sans doute, on voit des gens à l’humeur inquiète et persécutrice surveiller étroitement leur mousso et cacher comme un bijou de prix leur diamant noir. Le plus grand nombre laisse à la femme indigène une liberté dont elle mésusera souvent. Faiblesse ? Indifférence, tout simplement. La dame noire est si peu capable d’éveiller l’amour, qu’elle éveille d’autant moins sa résultante directe : la jalousie. « On n’est jaloux que de ce qu’on aime », déclarent les petites ouvrières parisiennes avec des yeux de chatte énamourée. Comment pourrait-on éprouver une jalousie sérieuse à l’égard d’une créature purement physique avec qui l’amour, au sens sentimental du mot, ne saurait être de saison ?

Quant au point de vue charnel, il n’est pas en jeu davantage, et pour cause, la Noire étant presque toujours impuissante à inspirer chez son seigneur et maître européen ce que nous appellerons l’éloquence de la chair. Le jaloux voit sans cesse passer sous ses yeux l’image affolante de la possession par autrui de celle qu’il aime. Je crois que la même vision, appliquée à leur mousso ou à leur diguen, n’arrachera guère de coloniaux à leur chaise longue. Depuis longtemps, ils se sont faits à cette idée, sans en frémir le moins du monde. D’ailleurs, à quoi bon se donner tant de tintouin ? Il y a au moins neuf chances sur dix pour que votre femme noire vous trompe, et il est à peu près impossible de la surveiller. Allez-vous donc la suivre, quand elle vous dit : « Moi y en aller village. » Allez-vous faire espionner vos boys, quand vous n’êtes pas chez vous ? Vous aurez encore bien des chances d’avoir des collaborateurs discrets, car pour tromper, dans ces pays de mœurs primitives, c’est encore bien moins compliqué qu’en France. Tous les coloniaux le savent et s’y résignent sans douleur. En somme, nous pouvons formuler la règle générale suivante :

Les Blancs ne souffrent pas moralement des infidélités de la dame noire. Ils prennent seulement leurs précautions pour n’en pas souffrir physiquement.

Et voilà justement l’originalité du point de vue. En France et dans presque tous les pays, on prend contre l’adultère des précautions avant. Ici, ce sont des précautions après. Elles puisent leur inspiration dans la plus opportune et la plus judicieuse prophylaxie et tiennent au peu de soins que prennent de leur santé ces Bambaras ou ces Nagos, parmi lesquels vous comptez très probablement quelques-uns de ces collaborateurs ignorés dont je parlais tout à l’heure. Toutes les jeunes filles en France passent des examens. Est-ce donc si affreux d’en faire subir un de temps en temps à votre compagne au corps d’ébène ? Et il n’y a rien de tyrannique, il me semble, à infliger à votre boy (le plus probable collaborateur) un petit conseil de révision tout intime, quand toute la jeunesse de France en affronte, chaque année, un bien autrement intimidant.

La vraie jalousie s’en prend non seulement au présent d’une femme, mais à son avenir. Rien de pareil entre le Blanc et la Noire. Non seulement il ne se sent aucune inimitié contre ceux qui mettront à leur cou, lui parti, le collier de jais des bras de sa mousso, mais souvent il la laisse de lui-même à un camarade, tout comme son boy, son cuisinier et ses meubles. Je ne parle pas de ceux qui revendent cyniquement leur femme après un ou deux ans de vie conjugale. La Fatimata ou l’Adda dont le mari européen est à la veille de rentrer en France se réjouit fort de se voir proposer par lui un parti agréable et rémunérateur. Car, dès son entrée dans son prochain ménage, elle touchera une nouvelle dot. Les dernières siestes se passent à accabler de questions le mari qui va partir sur le mari qui va le remplacer : « Est-ce qu’y a donner beaucoup dimanchis ? Est-ce qu’y a déjà marié avec femme noire ? » Le camarade, de son côté, se permet de menues familiarités avec sa future. Quelquefois même, il va plus loin.

C’est ainsi qu’un habitant de Tombouctou, occupé à ses préparatifs de départ, trouva la belle Sonraï qui avait été sa compagne d’Afrique en conversation agitée, sinon criminelle, avec l’ami qui devait être son successeur. Il apostropha violemment l’infidèle :

— Tu pouvais bien attendre que je sois parti, Aoua.

Mais Aoua le regarda de ses longs yeux humides et doux de gazelle craintive, et c’est du ton le plus candide qu’elle lui répliqua :

— Bissimilaï ! Y a pas mon faute. Avant acheter farka (bourriquot), y a toujours essayer farka. Camarade à toi faire même chose. Avant marier avec mousso, y en a essayer mousso.

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