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Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain

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CHAPITRE PREMIER
De l’amour.

Axiome. — Chez les Noirs, l’amour n’est pas un sentiment. Ce n’est qu’une fonction.

Oui, si étrange que cela puisse paraître, le nègre du Soudan ou du Dahomey ignore l’amour passion comme l’amour goût. Les inclinations venues du cœur ou de la tête lui sont aussi étrangères que l’usage du rince-bouche et des formes pour la chaussure. Dans les tamtams, ces bals noirs, on ne flirte pas, on ne se fait pas la cour, à l’instar de nos bals blancs. Jamais vous ne verrez un Bambara prodiguer à sa mousso ces mots qui sont un des plus suaves miels de l’existence : « Ma chérie, mon aimée, mon adorée, mon coco. » Le Noir prend femme comme il achète un cheval. Ce sont exclusivement des considérations d’ordre économique qui le guident dans son choix. (Pas mal de Blancs, d’ailleurs, sont nègres en ce point.) Il suppute soigneusement les frais à exposer — car il lui faut payer une dot. Il examine les avantages à retirer de l’affaire.

Celle qu’il convoite sera-t-elle assez robuste pour exécuter tous les travaux domestiques qu’il va lui imposer ? A-t-elle de beaux boubous (vêtements de corps) et des bijoux d’or en quantité satisfaisante ? Mais surtout, oh ! surtout, lui donnera-t-elle beaucoup d’enfants ? Car, loin de représenter une source de dépenses, l’enfant est considéré là-bas comme un capital, le seul vraiment productif. Un négrillon s’estime à la façon d’un veau ou d’un agneau, mais beaucoup plus cher. Du haut du ciel, ta demeure dernière, monsieur Piot, tu dois être content ! En France, l’amour se refuse à engendrer. Dans la France noire, il n’existe que pour ça, et, comme disait Napoléon à Mme de Staël : « La femme la plus considérée est celle qui fait le plus d’enfants. »

Il arrive pourtant qu’avec son incommensurable vanité, le Noir se laisse influencer par l’éclat de certaines femmes, surtout de celles qui sont à peu près hors de sa portée : les Blanches. Un jour, je vis mon boy fidèle Sidi Coulibali plongé dans la muette contemplation d’un catalogue de la Samaritaine. Il ne pouvait détacher ses yeux d’une des vignettes réclame : une jeune personne à la ligne svelte, aux yeux largement fendus, qui arborait un complet-tailleur d’été, dernière création de la maison. Au-dessous de l’image, le prix s’étalait en chiffres d’imposant format : 39 fr. 95. De son doigt cirageux, mon brave nègre me montra ces chiffres.

— Alors, fit-il tout songeur, y en a moyen dans ton pays avoir beau femme bien habillée comme ça pour 39 francs ?

— Parfaitement.

— Moi faire venir un tout de suite.

— Oh ! tu sais, avec l’emballage, le transport, tu en auras au moins pour deux cents francs.

— Alors, moussié, moi y a pas acheter. Moi y marier avec femme noire.

D’où vient cette absence de sentiment dans l’amour tel qu’on le pratique dans ces pays de soleil ?

Tout simplement du degré rudimentaire de civilisation et de la trop grande distance entre la condition de l’homme et celle de la femme. L’amour sentimental constitue un raffinement, un progrès des mœurs, une humanité supérieure. C’est ainsi un échange délicieux, impossible entre un maître omnipotent et une créature passive qu’on traite depuis des siècles en esclave et en bête de somme. Privé de tout l’adorable superflu de l’amour, le fils de Cham en est réduit au grossier nécessaire, à ce qu’on nous permettra d’appeler l’amour geste.

Mais, sans doute par un juste système de compensation, chez lui, le geste en question — ce geste auguste de semeur — se produit pendant une durée prolongée tout à fait anormale pour nous autres, Blancs. Au joyeux nègre qui entonne, le soir, la voluptueuse complainte, il arrive de s’endormir dans son agréable situation et d’attendre jusqu’au réveil du matin le triomphant épanouissement final.

Infériorité ou avantage ?

Je laisse ce point délicat à l’appréciation de mes lectrices. Ce qui est certain, c’est que, du Sénégal au golfe du Bénin, on se livre à une prodigieuse consommation de stimulants. Hommes et femmes mâchonnent toute la journée des noix de kola auxquelles ils attachent un grand pouvoir aphrodisiaque. Ces « kolas » constituent dans toute l’Afrique occidentale le cadeau par excellence, cadeau aussi agréable à donner qu’à recevoir, puisqu’on se permet ainsi l’aumône d’un peu d’amour.

Corollaire. — Chez les peuples civilisés, l’amour s’exprime d’abord par des mots. Le Noir, lui, n’en connaît que les gestes.

Ainsi, quand une jeune fille nous plaît, nous le lui apprenons par des mots choisis, éloquents, persuasifs. Cela s’appelle une déclaration. Un Bambara ou un Agni se fait comprendre de façon bien plus rapide et bien plus directe. Il va droit au but et met, de but en blanc, mais en Noire, le doigt sur les points visés. Pour lui, la chanson d’amour devient une chanson de geste, ce qui ne veut pas dire qu’il accomplisse chaque fois des exploits de paladin. Au fond, ces primitifs nous donnent une excellente leçon de modernisme par l’économie de temps à laquelle ils arrivent. La fin n’est-elle pas identiquement la même ? Toute parole d’amour qui ne conduit pas au geste correspondant n’est que leurre et vanité, de même que tout bonheur que la main n’atteint pas n’est qu’un rêve. Alors, pourquoi n’en pas éviter la dépense ? Chacune sait, d’ailleurs, que, dans ce domaine éminemment privé, il y a des silences et des soupirs qui valent toutes les conversations. C’est absolument l’avis des séducteurs noirs qui, sans s’attarder à la cour, passent de suite au jardin et commencent aussitôt leur cueillette.

Peut-on formellement dire cependant que le sentiment est toujours et inévitablement absent des tendresses noires ? Ce serait excessif. Comme une seule fleur pique parfois son éclat de pourpre ou d’or parmi des lieues carrées de brousse, on voit paraître de loin en loin, parmi ces humanités rudes et grossières, un élan passionné, une abdication de l’être pour un autre être, qui paraissent ressembler beaucoup à ce que nous nommons l’amour. Des amants meurent l’un pour l’autre. Des femmes se sacrifient à leur mari. (Ajoutons de suite que le contraire ne s’est jamais produit.) Mais ce sont là des faits assez rares pour être immédiatement consacrés par la légende et transmis de génération en génération. Ces héros étonnent d’ailleurs plus qu’ils n’enthousiasment. L’opinion publique se prononce contre eux et les considère comme fous ou dangereux. Ils restent comme de mauvais exemples.

Et puis, ce que nous sommes tentés de prendre pour une manifestation de l’amour n’est la plupart du temps que de la soumission poussée au paroxysme du dévouement d’esclave. Ce n’est pas pour l’époux bien-aimé que la pauvre dame noire se sacrifie, c’est pour le maître. Au fond de l’idylle nègre, il y a toujours plus ou moins la domination du mâle.

A l’appui de l’aptitude de ces enfants du soleil à l’amour passion, on pourrait citer l’histoire de ce sergent de tirailleurs sénégalais qui s’éprit d’une jeune Ouolof atteinte de la maladie du sommeil et soignée au village de ségrégation de Saint-Louis. La belle jouissant d’une certaine liberté, ils se voyaient tous les jours et échangeaient évidemment mieux que des promesses. Un jour, le militaire fut désigné pour Konakry, et sa conquête, oubliant son mal, sa famille et la consigne du docquetor, s’embarqua subrepticement sur le même navire que son amant, en se glissant dans la cale à la façon d’une couleuvre. On la découvrit avant le départ, et ce fut fort heureux, car peut-être la maladie du sommeil est-elle contagieuse et l’on frémit à l’idée d’une troupe de braves soldats au service de la France terrassés en face de l’ennemi par un funeste Morphée. Des personnes à l’imagination lyrique ont vu dans cette aventure touchante une réédition de celle de la Belle au bois dormant avec le Prince charmant, de la Walkyrie avec Siegfried. C’est faire trop d’honneur à ces modestes héros. Tout s’explique par l’autorité masculine et le prestige de l’uniforme. Le reste n’est que conte à nous faire nous-mêmes dormir debout.

A notre contact journalier, le Noir arrivera-t-il à une conception de l’amour voisine de la nôtre ? Peut-être vaut-il mieux ne pas le lui souhaiter. Dès maintenant, en singes expérimentés, de malins indigènes vivant dans l’entourage des Européens se donnent volontiers de grands airs de sentiment, mais c’est généralement pour en tirer bénéfice. Un jeune administrateur reçut dernièrement de son boy une lettre éplorée lui demandant deux cents francs pour épouser la beauté noire de ses pensées.

« Si toi pas donner, suppliait l’amoureux, moi y en a chagrin beaucoup, moi y en a mourir. »

Apitoyé, le fonctionnaire donna les deux billets bleus. Le lendemain, trois officiers, cinq fonctionnaires civils et quatre commerçants recevaient de leur boy un message identique. Inutile de dire qu’ils ne se laissèrent pas faire et que l’organisateur du coup fut mis à la porte. Mais l’histoire n’est-elle pas d’une jolie philosophie ? Elle prouve que les peuples vaincus et domestiqués par nous ont beau s’incliner devant le brutal étalage de notre force, ils n’en prennent pas moins leur revanche en exploitant nos bons sentiments qu’ils considèrent comme des faiblesses.

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