Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain
CHAPITRE XIX
De l’adultère.
L’adultère fleurit parmi les ménages noirs comme les hautes herbes dans la brousse. On trompe là-bas son mari avec une fréquence et une facilité surprenantes. Quelque édifiés que nous soyons sur le grand nombre des maris blancs trompés, nous nous sentons encore protégés par le dieu des amours fidèles, quand nous contemplons l’armée des maris nègres.
Vu la façon légère dont elle est vêtue, la dame noire consomme la douce faute avec une rapidité singulière. La cour est brève. Quelques gestes expressifs suffisent et remplacent avantageusement les protestations, les serments, les épîtres, les vers dont nous autres, civilisés, avons pris la fâcheuse habitude de nous embarrasser. Ce qu’il importe de trouver, c’est l’occasion favorable, c’est-à-dire le silence, l’ombre et le mystère. L’épouse noire coupable est comme la Clélia de la Chartreuse de Parme : il lui faut une nuit non moins noire pour perpétrer une trahison qui l’est encore plus. Dans le monde nègre, l’adultère est toujours honteux, et je trouve encore dans ce fait une preuve de ce simple bon sens, de cette naïve et profonde justesse de vue des enfants de Cham à laquelle j’ai fait déjà de fréquentes allusions.
Chez nous, en somme, ce péché jouit d’une assez bonne presse. On lui trouve facilement des excuses. Il apparaît, celui de la femme surtout, comme un accident curieux, intéressant, souvent sympathique. Volontiers, on lui découvrira de la beauté. Il a été consacré d’une façon éclatante par la littérature, et sans lui, nous serions privés des trois quarts du théâtre français aux XIXe et XXe siècles. Le nègre, en revanche, ne lui accorde pas la moindre indulgence. Bien entendu, il ne peut s’agir de lui-même. L’adultère du mari ne se conçoit même pas dans ces régions où la femme est quasi captive et où, comme dans les poulaillers, il y a un coq pour un nombre indéfini de poules. Seule, l’infidélité de la femme est toujours une faute sans rémission, que ne pardonnent ni le mari, ni l’opinion publique. Cela n’empêche nullement qu’elle se commette avec une magnifique prodigalité.
— Mais, allez-vous me demander, puisque votre pécheresse noire ne sait qu’exceptionnellement goûter dans leur réalité positive les joies de l’amour, pourquoi se mêle-t-elle de tromper avec autant d’intensité son infortuné bougnoul de mari ?
Je vous répondrai d’abord, ô gens pauvres d’expérience, que bien peu de nos Parisiennes encornent leur époux pour la seule recherche du déduit amoureux. J’ajouterai que les raisons spéciales à la dame noire tiennent au peu de cas qu’elle fait de son pauvre corps d’esclave, si vite flétri et déformé, et surtout à sa docilité native, à sa soumission séculaire devant le mâle. Et puis, il n’y a que le premier pas qui compte, car il ne coûte guère. Quand on a commencé d’être adultère avec le premier venu, pour n’importe quelle raison, pourquoi faire d’inutiles et fatigants efforts afin d’éviter une faute qui tient si peu de place, dure si peu de temps et a, au fond, si peu d’importance ?
Rien n’est là pour arrêter les coupables. En somme, leur cas est le contraire de celui de la Madeleine :
Le nègre le sait bien. Aussi tire-t-il de la femme de son voisin tout le profit qu’il peut, à propos des incidents les plus ordinaires, les plus menus de l’existence.
— Fatou, dit Semba, toi y a devoir à moi dix sous.
— Moi sais bien, réplique la pauvre Fatou, mais moi y a pas pouvoir donner.
— Alors moi y aller dire bonjour à toi dans ta case, quand Moussa y en a parti marché.
Le bonjour de Semba n’est pas précisément de ceux qu’on adresse en public, et le nom de Moussa, s’il n’y figure déjà, s’ajoute à l’interminable liste des cocus de tous les temps et de tous les pays.
Si Moussa apprend son malheur, que fera-t-il ? Tuera-t-il Fatou ? Il est bien trop pratique pour cela. Il réclamera tout simplement le plus d’argent possible à Semba. Les magistrats indigènes prendront sa cause en main. Devant eux, Fatou protestera que Semba lui a fait violence, et que, bien loin d’être sa complice, elle est sa victime. Semba a beau protester, cette solution élégante fait trop l’affaire de tout le monde, y compris les juges, qui ne seront pas oubliés, pour que le jugement ne prescrive pas l’amende et l’absolution complète de Fatou. Il me semble que, bien loin de nous moquer de ces primitifs, nous devrions les imiter. Dans nos pays si fiers de leur civilisation, il y a un rôle qui m’a toujours paru vraiment par trop déshérité, c’est celui de mari trompé. On a fait des campagnes en faveur des victimes de toutes espèces, et jamais rien n’a été tenté pour soulager son sort. Ne serait-il pas juste d’établir une compensation, même strictement pécuniaire, qui lui rendrait moins cruels sa peine et le ridicule de sa situation ? Car un cocu noir n’est pas moins un sujet de plaisanterie et de risée qu’un cocu blanc.
Pour s’en rendre compte, il n’est que d’entendre les conversations des porteurs, durant les nuits de campement dans la brousse. Quels éclats de rire autour des feux dont les reflets font luire comme de la cire noire en fusion les visages épanouis, pendant qu’un loustic apprend à l’assemblée comme quoi ce pauvre Tankary ou ce malheureux Gi-gla loge de temps en temps dans sa case, sans le savoir, un hôte qui lui mange son mil sur tige ! « Moi y en a vu » affirme-t-il toujours. Et il n’est jamais démenti. Car Bambaras ou Nagos ne demandent qu’à croire aux infortunes d’autrui et à s’en réjouir, tout comme de simples blancs.
Mais du moins savent-ils diminuer l’ennui de l’époux berné — car il est bien rare qu’il éprouve un sentiment plus cruel — grâce à cette bienheureuse institution de l’indemnité que lui verse le séducteur. Trois pièces de guinée consolent de bien des choses. Par-dessus le marché, la blessure d’amour-propre du cornard trouve un baume dans cette complaisante fiction que sa compagne a été prise de force. Du coup, la coupable se relève. Qui l’aurait cru ? La seule galanterie qui se puisse constater en pays noir émane de la jurisprudence ! Celle-ci n’insulte jamais une femme qui tombe.
Un ménage uni et un peu habile arrive à se procurer ainsi de fort jolis revenus, car il est aisément compréhensible que des maris peu scrupuleux soient les premiers à pousser leurs femmes dans des aventures coupables, pour les surprendre ensuite tout à leur aise en conversation criminelle. Cette petite comédie de société se pratique également dans nos climats, mais il est moins facile de l’y recommencer indéfiniment.
La caractéristique du cocu noir est tout à la fois de faire rire et de faire envie par la grâce de l’amende touchée. Ce ne peut être que des régions tropicales que nous est venue l’expression courante : une veine de cocu.
Il y a donc bien des raisons pour expliquer la fréquence de l’adultère féminin dans ce vaste empire du soleil. Des mauvaises langues affirment que des femmes n’ayant pas l’excuse d’être noires, d’aimables fleurs transplantées d’Europe et épouses légitimes de coloniaux, s’y laissent plus facilement entraîner que dans la mère-patrie. Le désœuvrement, presque obligatoire pour elles, joue alors le rôle du serpent tentateur. Ce point rosse est trop délicat pour que j’insiste. Mais il nous servira à donner à notre conclusion toute sa généralité :
L’adultère trouve un terrain plus favorable que partout ailleurs dans les régions primitives, parce qu’on a davantage le temps de s’y livrer et qu’après tout, c’est une occupation. Il y a même des gens que ça amuse, et les distractions sont si rares dans le pays !