Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain
CHAPITRE V
Des marchandes d’amour.
Bien qu’il ne figure pas sur les statistiques officielles, l’amour représente un des commerces les plus florissants de nos colonies d’Afrique occidentale. Ce commerce y est essentiellement d’importation française. Nous nous trouvons en présence d’un cas particulier, d’une loi générale, qui se peut formuler ainsi :
Règle. — La civilisation a pour premier effet de faire payer plus ou moins cher ce qu’on trouvait auparavant pour rien. C’est ainsi que l’amour, en devenant un objet de trafic dans les régions tropicales occupées par l’Européen, descend au rang humiliant de denrée coloniale.
C’est fatal. Partout où s’arrête le casque blanc du colonisateur, la professionnelle apparaît, l’Aspasie noire se révèle, le fameux Nigra sum sed formosa prend la forme d’une carte à payer. Femmes, sexe cupide et âpre aux écus, quand donc cesserons-nous de nous servir en pâture à votre avidité financière ! Ça commence par un caporal, incendié de désir, qui offre dix sous à une petite moricaude pour avoir plus vite raison de sa résistance. Ça continue par le fonctionnaire malencontreusement somptueux, qui gâte les prix en se collant une pièce de cinq francs sous l’arcade sourcilière pour décider la mousso de ses pensées. Dès lors, les tarifs se régularisent. Un prix courant s’établit. Une caste de vendeuses s’organise. Par notre faute, par notre imprudence, par notre vice, la garbo est née. Quelques mois ont suffi pour faire franchir à ces candides sauvagesses les étapes qui séparent la proie innocente de la mérétrice avisée, l’esclave de la commerçante, la marchandise de la marchande. Et c’est là un raccourci de ton évolution, ô femme moderne ! Et c’est ton histoire, ô humanité !
Tout naturellement, notre plus vieille colonie d’Afrique, le Sénégal, a offert à la garbo son premier champ d’éclosion. Celle-ci y trouve un élément fécond de recrutement dans la mulâtresse, la souple et langoureuse mulâtresse au teint de café au lait, création de l’homme et non pas de Dieu, inquiétante, déroutante et frelatée comme tous les mélanges, dangereuse héritière des instincts sournois du Noir et des vices raffinés de l’Européen.
A Saint-Louis, si vous vous sentez trop vivement émoustillé par les ardeurs provocantes du climat, on ne manquera pas de vous dire :
— Prenez une mulâtresse, et de préférence une ancienne élève des sœurs.
Qu’est-ce à dire ? Est-ce que, par hasard, ces saintes filles inculqueraient aux négrillonnes confiées à leurs soins des conseils de perdition ? Bien au contraire, et si vous voulez être édifié sur ce point, vous n’avez qu’à passer devant les fenêtres de la classe où elles dispensent leur humble savoir aux petites mulottes. Par des jalousies soigneusement closes aux rayons du brûlant soleil, une sorte de mélopée arrivera jusqu’à vous, psalmodiée en mesure, rythmiquement scandée par des voix fraîches.
« Pas-sez-vo-tre-che-min. — Je-ne-suis-pas-cel-le-que-vous-croyez. — En-vé-ri-té-je-vous-le-dis-je-ne-man-ge-pas-de-ce-pain-là… »
Que signifient ces paroles d’allure évangélique ? C’est tout simplement la leçon qui permettra à ces demoiselles d’en donner une et de répondre vertement et imperturbablement aux audacieux débauchés qui ne manqueront pas, quelque jour prochain, de leur faire des propositions malhonnêtes sur le pont Faidherbe ou dans les ruelles de Guet’n-dar. Mais ce n’est pas là une défense à arrêter un hussard. Aussi, le soleil s’obstinant à précipiter le flux de votre sang dans vos artères et à tendre vos nerfs comme des cordes de violon, vous emboîtez fébrilement le pas à la première mulâtresse qui passe. Sa taille se cambre à souhait dans l’ample robe de mousseline blanche à petits bouquets de couleur, son déhanchement promet. Et voilà qu’une voix au timbre enfantin se met à dévider :
— Pas-sez-vo-tre-che-min. — Je-ne-suis-pas-cel-le-que-vous-croyez. — En-vé-ri-té-je-vous-le-dis-je-ne-man-ge-pas-de-ce-pain-là.
En même temps, un regard oblique et énigmatique vous frappe au cœur et une bouche lippue découvre, en souriant, deux rangées de dents à l’émail neigeux. Vous demeurez interdit… Réjouissez-vous donc. On accepte vos hommages, heureux homme ! Et c’est une fois de plus l’affirmation éclatante de l’illogisme féminin, de cet angoissant illogisme qui nous vaut de la part des Blanches tant d’affreux doutes et d’éternels tourments, et qui se manifeste chez les Noires avec une si rassurante clarté et cette simplicité ingénue voisine de l’innocence.
Faut-il donc accuser les religieuses du Sénégal d’enseignement pervertisseur ? Non, certes, et nous venons de voir, au contraire, de quelles touchantes précautions elles arment leurs élèves contre les œuvres de Satan. Des précautions, notre amateur de Brunes et demie fera bien d’en prendre lui aussi, notamment celles dont M. Brieux, déjà nommé, s’est fait l’apôtre et le héraut. Mulâtresse ou négresse, les hétaïres de Saint-Louis disposent d’une clientèle nombreuse, variée, souvent même avariée. Si celles qui pratiquent la religion catholique s’enorgueillissent d’un chiffre d’affaires plus imposant que les autres, c’est uniquement parce qu’elles possèdent à peu près la langue française. Et les langues, ça rapproche toujours.
De même que notre élan colonisateur s’est étendu des rives du Sénégal à celles du Niger et du Tchad, la garbo a pris son vol amoureux jusqu’aux coins les plus reculés du Soudan et du Dahomey. Il y a des garbos toucouleurs, bambaras, malinkés, foulahs, ébriés, nagos, appoloniennes, etc. Mais toutes ces garbos se ressemblent par un caractère particulier qui n’est pas sans nous surprendre.
Pascal a dit : « vérité en deçà, erreur au delà ! » Et Montesquieu : « La considération change d’objets avec les climats. » Il est vrai qu’en Espagne un contrebandier jouit de toute l’estime de ses concitoyens, qu’en Corse un bandit se voit honoré de tous les respects et qu’en France, depuis quelque temps, les pickpockets récoltent au théâtre et dans le roman un unanime élan de sympathie. En Afrique occidentale, nous assistons à un phénomène à peu près analogue.
Principe. — Pour la dame noire, le commerce de l’amour est aussi honorable qu’un autre. La profession d’hétaïre n’implique aucune déchéance, mais constitue, au contraire, un métier peu considéré, à vrai dire, mais aussi avouable que celui de blanchisseuse ou de vendeuse au marché.
Que la garbo ne rougisse pas de son état, cela n’est pas pour nous étonner outre mesure. Mais il est étrange de la voir s’enorgueillir de particularités plutôt humiliantes tenant à cet état. A Paris et dans toutes les villes, la police astreint les prêtresses de la Vénus populaire à une visite hebdomadaire et à un poinçonnage sur une carte dénommée brême par l’argot des faubourgs. La brême, c’est la terreur des irrégulières, c’est l’aveu cynique de la dégradation, le certificat du métier honteux. C’est le signe détesté d’une étroite dépendance vis-à-vis des argousins et comme un brutal genou de mouchard pesant sur toutes ces gorges de femmes toujours prêtes à s’offrir. Dans plusieurs de nos villes d’Afrique française, à Kayes notamment, les garbos sont également munies de brêmes. Mais ne croyez pas qu’elles en ressentent la moindre offense. Au contraire, elles s’en font un motif de fierté, un titre incontestable à la confiance de leurs clients et à l’estime épanoui de leurs concitoyens. Il faut les voir, un air d’honnête satisfaction animant leur visage d’encre, tandis qu’elles exhibent des plis de leur boubou le carré de carton vert troué de petits ronds symétriques :
— Tu sais moi y en a pas sale mousso… Moi y en a gagné carte, bon carte pour moussié… Gouverneur y a donné moi. Toi y a mirer.
Et la carte passe sous les regards respectueux, admiratifs presque, des indigènes. Elle circule parmi les mains noires gesticulantes ; elle fait s’arrondir les yeux blancs. Car tous ces braves gens bambaras, peulhs ou sonraïs, sont pleins d’une considération innée pour le cébé, c’est-à-dire pour tout papier officiel, pour tout acte, carte, certificat, brevet qui émane de l’administration. Ils ont l’âme fonctionnaire. Et la garbo est comme eux. Elle s’imagine qu’avec sa carte imprimée, signée, poinçonnée, elle est quelque chose dans le gouvernement des toubabs (blancs). Elle se prend de bonne foi pour une petite fonctionnaire à la Capus. Et, en somme, elle ne se trompe pas tant que cela, si l’on se rappelle ce que nous avons posé comme principe de début ! Pour le Noir, l’amour n’est pas un sentiment, mais une fonction.
Il faut la voir encore, l’impénitente et indiscrète Aspasie d’ébène, quand elle revient de son obligatoire visite hebdomadaire au dispensaire du médecin de l’assistance indigène. A qui veut l’entendre, elle répète avec un gros rire de complet bonheur :
« Docquetor a dit : « Aïssata, y a bon. »
C’est la conscience du devoir accompli.
Mais où Aïssata ne rit plus du tout, c’est quand surgit quelque concurrence déloyale, quand une effrontée, une impertinente non patentée se mêle d’avoir pour les hommes de ces complaisances rétribuées qu’elle considère comme son monopole à elle, la fonctionnaire, à elle que le gouverneur a honorée d’un cébé. Un peu plus, elle se dirait garbo par privilège royal. Pourtant, elle pratique des idées éminemment modernes sur la protection du travail des femmes et elle se défend contre les empiètements d’autrui avec la rigueur farouche d’un syndicat.
Écoutez plutôt les doléances que je recueillis des lèvres vénales de Fatimata, gloire de la galanterie officielle en la bonne ville de Bamako. Comme la belle Mme X… ou Y…, la beauté à réputation dont toute cité provinciale s’enorgueillit, Fatimata n’est plus très jeune. Elle a acquis de l’expérience et un sentiment un peu chatouilleux de ses droits. Je la rencontrai un jour, le visage plus sombre qu’à l’ordinaire (ce qui n’est pas peu dire), les regards fulminant d’éclairs indignés. J’aime à confesser les femmes :
— Hé ! Fatimata, qu’y a-t-il ?
— Y a pas bon, moussié, y a pas bon du tout. Moi y en a trouver gouverneur tout suite.
— Diable !
— Moi plaindre à lui beaucoup. Si même chose continuer, moi y a bientôt plus pouvoir dominiquer (manger).
— Et qu’est-ce qui t’empêchera de manger, Fatimata ?
— C’est les moussos qui ont marié avec toubabs. Mauvais moussos, moussié ! Moi, y a fait garbo. Pourquoi y a fait garbo, moussié ? Parce qu’y a pas mari ni grand frère, ni personne pour donner dominiquer. Moi, pour avoir argent, faut faire garbo. Autrement amoul (pas d’argent). Eux, les femmes qui ont marié avec toubabs, ils ont argent, boubous, eau-Cologne, kolas et tout. Alors pourquoi ils vont faire toc toc à la porte des autres toubabs pendant la sieste ? Pourquoi ils font sigui (se couchent) dans leur case ? Pourquoi ils font même chose garbo ? Après, quand moi viens faire toc toc, tout le monde ils disent : « Fatimata, y a pas bon ! » Alors moi amoul dimanchi (pas de cadeau). Moi y a foutue, moussié ! Moi y a trouver gouverneur !
Ainsi, sous toutes les latitudes, c’est la même histoire. En Afrique aussi bien qu’à Paris, chez les Noires comme chez les Blanches, la professionnelle de l’amour poursuit de sa haine inextinguible la femme mariée en qui elle voit une rivale heureuse, une concurrente odieusement avantagée. A l’ombre des fromagers immenses et des dioubalés aux cheveux fauves, on retrouve cette affirmation chère à nos impures : « Les femmes mariées, c’est pire que les autres ! » Rien de nouveau sous le grand soleil. Quant à Fatimata, elle n’alla pas, comme bien on le pense, demander audience au gouverneur. Elle prit un parti plus raisonnable, en égayant de ses charmes la sieste de quelque célibataire qui avait échappé, espérons-le, aux étreintes des perfides adultères.
Au pays noir, l’heure de la sieste, c’est l’heure du berger, d’un berger qui n’a plus rien à garder, ni préjugés, ni répugnances, ni vêtements. C’est le moment où chez l’Européen la bête prend sa revanche sur l’ange, où le sentiment se tait, lardé et réduit au silence par les aiguillons de la chair, où deux races oublient tout ce qui les sépare pour ne plus voir que ce qui les rapproche. Il est une heure de l’après-midi. Une chaleur étouffante tombe en nappes de plomb sur la terre calcinée. Au dehors, pas un bruit, pas un mouvement, pas une ombre : une étonnante impression de silence et d’immobilité sous une aveuglante lumière. Dans sa case de banco (boue séchée), bien close contre les ardeurs de la fournaise, le colonial, étendu sur son lit Picot, somnole sans rêves.
Soudain, il entend gratter discrètement à sa porte.
— Qui est là ?
Une voix de femme susurre imperceptiblement :
— C’est moi, Dado.
Ah ! c’est Dado, la providence des siestes, Dado qui, chaque après-midi, se glisse entre les cases des blancs, furtive, silencieuse et grave. Mon Dieu, elle tombe bien !
— Entre ! fait sans bouger le colonial.
Lentement, dans la pénombre de la case, elle retire son boubou, son pagne. La voilà nue, statue de bronze à l’attitude nonchalante, ses larges hanches ceintes de plusieurs rangées tintinnabulantes de gros grains de verroterie. Toujours muette, elle s’insinue souplement sous la moustiquaire. Et comme jadis pour les amours des dieux, une buée blanche, aspect de la mousseline dans le demi-jour, dissimule l’accouplement disparate du descendant de Japhet et de la fille de Cham.
D’aucuns ne peuvent s’empêcher de trouver cet accouplement anormal et peu désirable. Il y a des Blancs qui éprouvent un éloignement invincible à l’égard de la négresse. « Ce n’est pas une femme, vous disent-ils, c’est une femelle. » Ceux-là sont, d’ailleurs, assez rares, et on ne les rencontre que parmi les cérébraux et sentimentaux renforcés. La plupart des coloniaux arrivent à s’abstraire suffisamment de leur mentalité d’Européen pour accueillir bénévolement les visites de marchandes d’amour à la face couleur de poix. Chez l’homme moderne, malgré la force de la civilisation, de l’être moral, des préjugés, les instincts demeurent encore plus puissants que les sentiments et les idées. Nous résumerons cette importante observation dans la formule suivante :
Avant d’être homme, on est mâle.
D’ailleurs la pauvre garbo n’y met aucun amour-propre. Elle ne se vexe nullement des refus et se garde bien d’insister. Elle passe chez vous à la façon de l’employé du gaz qui vient voir si votre compteur marche bien, ou de l’homme de chez Dufayel qui demande à toucher. Si vous la renvoyez, elle n’en conserve pas moins le sourire, et viendra le lendemain tâter encore le terrain. Si vous lui faites comprendre que vous êtes las de ses charmes et que vous êtes assoiffé de nouveau, elle partira de son pas de gazelle légère et silencieuse et reviendra quelques minutes après, accompagnée d’une collègue qu’elle vous recommandera chaleureusement.
— Y en a très bon mousso, moussié !
Puis elle ira attendre dans quelque coin ombreux à proximité de votre case que vous ayez mené à bonne fin votre amoureuse entreprise. Car il s’agit de toucher sa part sur les cent sous ou les trois francs dont vous allez récompenser le zèle de la bailleuse de volupté qu’elle vient de vous présenter. Au pays noir, c’est un usage consacré. Ces dames dichotomisent à la façon de nos grands chirurgiens. Seulement, il y a cette différence essentielle que ce n’est pas l’opérateur qui reçoit l’argent, mais bien l’opérée.
Je vois que vous allez me demander : « A quelle race appartiennent plus particulièrement les garbos ? » A toutes, monsieur. Car aucune race ne se peut prévaloir de l’honneur de fournir seule à l’homme ces dispensatrices de plaisir qui font à la fois de leur corps un trottoir roulant et une tirelire (tirelire que nous appellerons, si vous le voulez bien, le tronc des riches). L’hétaïre vient de partout, fleurit partout. Ne l’observons-nous point en Europe et ne pouvons-nous dire en toute sûreté :
Celle qui vend l’amour ne peut se rattacher qu’à un groupe ethnique : l’humanité.