Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain
CHAPITRE VI
Des intermédiaires.
Est-ce parce que l’amour est aveugle ? Il est d’expérience courante et d’observation journalière qu’il lui faut un guide qui dirige ses pas maladroits vers l’objet aimé, le mette en rapport avec lui, aplanisse les difficultés de la route, et finalement le fasse toucher au but. En amour comme en affaires, on ne peut que difficilement se passer d’intermédiaire. Dans l’antiquité, cet intermédiaire était représenté par la nourrice traditionnelle chargée du service des postes et télégraphes entre sa jeune maîtresse et ses galants. En Espagne, c’est la duègne. Dans le théâtre de Molière, ce sont les valets et les femmes d’intrigue. Enfin, il existe un intermédiaire plus répandu et plus à la portée de tout le monde, auquel on a donné le nom malsonnant d’entremetteur. Et pourtant, ce nom est encore un euphémisme. Car, lorsqu’il s’agit d’amours vénales, le personnage assez peu considéré dont nous parlons est désigné dans l’opinion populaire par un terme devant lequel ne reculent ni Rabelais ni Mathurin Régnier, mais que je n’infligerai certes pas aux oreilles de mes lectrices. Qu’il me suffise de dire que ce terme, emprunté au vocabulaire de la pisciculture, exprime une profondeur vraiment sous-marine de mépris.
J’ai une réelle peine à constater qu’en pays nègre, c’est à cette classe justement honnie et grossièrement baptisée qu’appartiennent les intermédiaires d’amour. Ici, pas de nourrices, pas de confidents et, d’une manière générale, pas de femmes pour tenir le rôle. D’où cette première observation d’ordre général :
Dans les amours d’Afrique, l’intermédiaire est toujours un homme.
Certainement cela est fâcheux pour la pudeur des belles défaillantes. Mais on comprendra combien vite se calme cette pudeur, si l’on songe que l’intermédiaire en question est généralement pour elles l’ami le plus intime, auquel elles ne cachent rien de leurs équipées, qui les provoque même et en tient un compte des mieux ordonné. Il est, d’ailleurs, d’une discrétion exemplaire qui garantit expressément le succès de son exploitation. Avec son profond instinct de dissimulation, ce Noir comprend qu’en amour plus qu’ailleurs, la langue est la pire et la meilleure des choses.
C’est le plus souvent un boy, votre propre boy.
Ce jeune domestique indigène est associé à toutes les manifestations de la vie coloniale. Il tient tout à la fois du valet de chambre, du blanchisseur, du cuisinier et du page. Il sert aussi, à l’occasion, à distraire les hôtes de passage. Au temps de la conquête du Soudan, une plaisanterie classique quand on traitait à table le camarade nouvellement arrivé de France, consistait à appuyer du doigt sur le nombril proéminent du boy occupé à servir, le torse nu, cependant qu’un compère faisait adroitement résonner sous la table le sonnerie d’un timbre. Il existe une autre mystification traditionnelle, toujours à l’adresse du camarade fraîchement débarqué, et qui se pratique également pendant les repas. L’un des convives lance une phrase remarquable par la forme ou le fond, et le boy souligne alors d’un air entendu : « comme dit M. de Tocqueville » ou « suivant la formule de Maurice Barrès ». Tête du nouveau camarade qui ne devine pas, d’abord, qu’on a seriné ces quelques mots au candide serviteur, sans qu’il en ait compris plus qu’un perroquet. Le boy, pour l’Européen dans la brousse, c’est le nègre-tender, comme aurait dit le brave général Poilloüe de Saint-Mars. Si vous ne savez pas toujours où il est, il sait, lui, où vous êtes et, en quelque endroit que Vous vous teniez, il ne manque jamais de vous retrouver à cette heure du soir où il doit vous apporter képi ou chapeau, pour le troquer contre le casque devenu inutile. C’est là une de ses sacramentelles attributions.
Héritier imprévu de Scapin, ce ténébreux valet de brousse en assume de plus délicates, notamment celle de procurer à son maître et aux amis de son maître des moussos de choix. Généralement, il ne s’en tire pas trop mal, car le bon boy est, par essence, un malin, un débrouillard, un qui connaît manière, comme on dit là-bas. Grand coureur de tamtams, plus don Juan encore que Leporello, il peut se vanter d’immenses relations dans le monde féminin. Toutes les cases indigènes lui sont connues et ouvertes. Partout, il fait figure d’ami, d’autorité, de protecteur. Aussi vous pouvez jeter votre dévolu où bon vous semble.
— Boy, tu connais cette mousso ?
Infailliblement et même s’il n’en a pas la moindre idée, il vous répondra sans broncher.
— Moi y a bien connaître.
Car le Noir connaît tout ce qu’on lui demande. Il ne consentira jamais à rester court devant une question. Et le voilà parti au village, après avoir revêtu celle de ses tenues de sortie qui lui vaut le plus de considération : casque usé provenant de vos largesses, tunique d’officier anglais achetée au marché en un jour d’opulence, vieux pantalon kaki, épave de votre garde-robe. Les souliers et la canne achèvent d’en faire un personnage.
Une heure et demie après, — car il prend son temps, — vous le voyez revenir escorté d’une négresse au dandinement paresseux, fier comme s’il venait de faire une conquête. De honte, il n’en éprouve trace. Car dans le pays le rôle dont il s’acquitte n’est nullement déshonorant, tout comme le métier de garbo. Le boy fait son travail, et voilà tout. C’est tout juste s’il ne demande pas que son maître mentionne ces services si particulièrement spéciaux sur le certificat qu’il lui remettra au moment de rentrer en France. Regardez avec quel air sérieux d’autorité, de composition, il marche à côté de celle que vous allez honorer de vos faveurs. On dirait d’un garde municipal conduisant une prévenue de luxe à l’audience. Mais tout à coup vous poussez un cri de surprise :
— Qu’est-ce que c’est que cette mousso ?
Ce n’est pas du tout ce que vous avez demandé. Le boy essaye de s’expliquer, patauge, finalement laisse passer l’orage sans souffler mot. Il a tout bonnement amené une amie à lui, une associée avec qui il est entendu qu’il partage le dimanchi espéré de votre générosité. Toujours la dichotomie ! Si vous persistez dans votre colère, il ira vous cueillir d’autres fleurs d’ombre, et jusqu’à ce que vous soyez satisfait, il vous les amènera à domicile. Car c’est un des grands avantages de l’amour africain de se porter toujours à domicile.
La galanterie y est à forme ambulante.
En Europe, on court après l’amour ; en Afrique, on l’attend dans son lit.
Le boy réalise ainsi de petits bénéfices d’occasion qu’il ajoute à ses revenus ordinaires. Grâce à eux, il s’offrira les emplettes dont il rêve : un accordéon, un jeu de loto, une trompe de bicyclette. On le verra trôner au restaurant pour Noirs qu’un industriel avisé a eu l’idée de monter et qui ne reste ouvert que les huit premiers jours du mois, parce que le reste du temps la clientèle n’a plus le sou. Il y déjeunera somptueusement pour 3fr,75, avec une serviette, s’il vous plaît. Il criera d’un ton impérieux :
— La suite !
Et il tancera d’importance le boy qui le sert :
— Veux-tu te dépêcher, Moussa, sale nègre !
Ah ! il est bon d’avoir des amies !
A défaut de boy, l’amateur de beauté noire s’adressera au garde de cercle. Celui-ci n’est pas, comme vous pourriez le croire, un chasseur de club élégant, mais bien une sorte de gendarme indigène. A cheval sur la discipline, il est prêt à toutes les consignes. Mais il y met un peu trop de brutalité. Il racole les moussos à la façon d’un sergent recruteur et les ramène tremblantes comme des brebis qu’on pousse à l’abattoir. Et puis, il est plus gêné par les scrupules que le boy. Il lui arrive de se retrancher derrière la dignité de sa fonction. Les épithètes malsonnantes l’inquiètent. Un jour, j’en entendis un déclarer imperturbablement :
— Femme à moi garbo, mais moi pas…
Et il prononça un mot qui nous rappela une espèce connue de groseilles.
Dans les villes, dans certaines villes tout au moins, la police assure un service de ravitaillement et de croisement sélectionné qui est au-dessus de tout éloge. Son personnel pratique méthodiquement la recherche de la femme, mais ce n’est pas à des fins judiciaires. Il tire un heureux parti de cette recherche de la femme, mais c’est en la combinant avec le principe moderne de la commission. Que voulez-vous ? le gouvernement paye mal. Le voyageur qui arrive dans une de ces cités privilégiées et qui veut s’y créer des relations aussi intimes que rapides n’a pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Qu’il aille trouver le commissaire de police nègre ou l’un de ses agents et qu’il fasse miroiter aux gros yeux ronds de ce coloured fonctionnaire un modeste backchich de vingt sous. Aussitôt, les gros yeux se ferment lentement, pour vous montrer qu’on a compris. Et une heure après, l’agent vous apparaît sous un jour enchanteur nouveau jusqu’au paradoxe, en vous servant galamment à domicile une Aphrodite qu’on dirait éclose de l’écume de goudron. Le plus beau, c’est que les livraisons sont garanties. Votre Vénus est sans risque. Vive la police, monsieur !
Et quelle plaisante opposition, s’il vous plaît ?
Chez les Blancs, la police persécute Les impures. Chez les Nègres, elle les protège.
Ah ! monsieur le Préfet de police, quelle popularité serait la vôtre si vous empruntiez aux régions tropicales ce bienfaisant système ! Quel concert d’éloges chez les hygiénistes ! Quels remerciements des pères et mères de famille ! Quel enthousiasme dans la population tout entière ! Du coup, vos agents se trouveraient relevés dans l’opinion. On ne leur crierait plus : « Mort aux vaches ! » mais « Bravo toro ! » comme dans les corridas grisées de sympathie passionnée. L’âge d’or remplacerait l’âge du mercure. Et personne n’oserait dire que l’agent ne fait pas le bonheur.
Arrivons à la dernière catégorie d’intermédiaires : les amateurs. On en trouve à foison dans le monde noir, d’abord parce que le client invite à la paresse et ensuite parce que la femme a conservé une nature d’esclave qui la dispose à subir le joug et les exigences du premier venu. Nos gentlemen en casquette des boulevards extérieurs trouveraient là un recrutement merveilleux ! C’est avec tous les regrets d’un cœur voué à l’admiration de l’autre sexe que je trace cet aphorisme :
On a pu supprimer la traite des Noirs. On n’empêchera jamais la traite des Noires.
Ce qu’un nègre murmure dans les rues ensoleillées à l’oreille de l’Européen dépasse en crudité et en cynisme les propositions les plus graveleuses du Napolitain au voyageur. Il met à votre entière disposition sa sœur, sa fille, sa femme, et autre chose aussi que je n’ose vous dire. J’en ai même entendu un offrir « madame toubab ». Une Blanche, rien que ça !
Tombouctou est par excellente le centre où fleurit ce genre d’individus qu’afin de ne pas user de terme incongru, nous dénommerons les hommes de communication. Si nous empruntons cette expression au langage du service en campagne, c’est qu’à Tombouctou, ceux dont nous parlons ont adopté une organisation et une hiérarchie toutes militaires. C’est une reproduction fortuite mais exacte de l’Armée du salut. Le nouveau venu qui flâne sur un des marchés de la perle du Soudan ou aux environs de la mosquée de Djingerey-ber se voit immanquablement accosté par un éphèbe long et grêle qui lui débite cette phrase stupéfiante :
— Moi y a bien connaître mousso, moussié. Moi caporal…
Et il ajoute le mot que nous prenons si fort le soin d’éviter. Un instant après, nouvel éphèbe, nouvelles offres, nouvel étalage de grade :
— Moi sergent…
S’il ne quitte la place, le voyageur verra arriver à leur tour le lieutenant et le capitaine, le plus gros bonnet de la corporation. En raison du grade supérieur et incontesté de celui-ci, c’est à lui que le nouveau venu donnera la préférence. Les jeunes hommes de communication de Tombouctou procèdent tous de la même manière. Ils amènent, le soir, à leur client de rencontre, une femme sonraï généralement et à dessein peu désirable. Le toubab se récrie, déclare qu’il lui faut mieux que ça et renvoie la négresse. Mais l’éphèbe demeure et déclare sans l’ombre d’embarras :
— Tu sais, moussié, moi y a même chose femme.
Les hommes de communication de ce pays donnent à leurs collègues parisiens un admirable exemple non seulement d’organisation hiérarchisée, mais d’étroite solidarité. Durant mon séjour à Tombouctou, le commandant de région fit empoigner et mettre à l’ombre une dizaine de ces stipendiés de l’amour. Le lendemain, deux troupes de leurs collègues se promenaient par la ville, l’allure agressive, la mine indignée. Ils avaient arboré des bonnets blancs sur lesquels on lisait, pour l’une des troupes : Je m’en fous ! et pour l’autre : Ça m’est égal ! Énergiquement appréhendés par les tirailleurs, les « Je m’en fous ! » furent parqués au fort Bonnier, qui avait besoin de sérieux travaux de terrassement. Disciples inconscients des citoyens Pataud et Bousquet, les « Ça m’est égal » réclamèrent leur part dans le sort cruel infligé à leurs camarades. On les envoya piocher la terre du fort Hugueny. Afin d’empêcher les captifs de prendre la poudre d’escampette, le commandant les fit mettre nus comme la Vérité. Mais le cadi vint réclamer au nom des convenances. Car la nudité n’est permise qu’aux bilakoros (enfants non circoncis) et il y a un âge canonique où le noir est tenu par le Coran d’aller vêtu. S’inclinant devant la pudeur mahométane, le commandant accorda une légère bande de toile.
Soyez sûrs que la leçon, pour être bonne, ne découragea pas les adolescents pervers qui ont élevé le proxénétisme à la hauteur d’une institution. Leur aplomb est incommensurable. Les offres les plus abracadabrantes sortent de leurs lèvres noires comme le péché. Je me souviens que l’un d’eux vint carrément et à voix haute nous faire des propositions qu’il jugeait particulièrement alléchantes, un jour que je passais avec un fonctionnaire et sa jeune femme. Rebuté et quelque peu bousculé par nous, le vaurien ne perdit pas espoir de réussir, et se tournant vers notre compagne, il lui demanda, tout un infini de candeur dans ses yeux blancs :
— Et toi, madame, veux-tu un artilleur ?
Un artilleur ? Pourquoi un artilleur plutôt qu’un fantassin ? Mystère et prestige des armes spéciales !