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Le parfum de la Dame Noire : $b Physiologie humoristique de l'amour Africain

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CHAPITRE IX
Des fêtes galantes.

Quoi ! Tircis et Aminte au pays noir ? Dorante et Chloris passés au jus de réglisse et exécutant des pas de gavotte sous les cocotiers ? Mon Dieu, pas tout à fait, mais sous le brûlant soleil africain comme sous la brise embaumée de Paphos, il est des heures douces où hommes et femmes se rassemblent pour célébrer la vie, la joie et l’amour. En raison du mouvement qu’elle s’y donne, c’est même à ces heures-là que s’épand le plus largement dans l’air le parfum de la dame noire.

Parfois — oh ! seulement chez les races supérieures — la fête n’est pas sans ressembler à nos soirées bourgeoises de thé, musique et petits jeux innocents. Il y a des moments où la tente en peau de chèvre d’un Targui plantée en plein désert rappelle à s’y méprendre le salon d’un M. Choufleury resté chez lui. Mais la composition des groupes d’invités est infiniment plus pittoresque. Ils sont formés de guerriers de grande allure, au visage couvert de ce voile noir qu’on appelle litham, de femmes au teint d’ambre et d’or sous l’édifice de petites tresses raides et luisantes, de jeunes filles aux longs yeux rieurs, au buste gracile hardiment dénudé. Au milieu de l’assistance attentive se tient la joueuse d’amz’ad, sorte de violon à une seule corde, ou bien encore la personne chargée de deviner une énigme.

Car on joue aux énigmes, aux charades, qui sait ? peut-être à « Trois petits pâtés, ma chemise brûle » et à « Je vous passe mon corbillon, qu’y met-on ? » Un des passe-temps les plus goûtés est l’improvisation obligatoire. Celui qu’on met sur la sellette doit immédiatement composer et réciter des vers galants. Je sais bien peu de nos soireux parisiens qui vaudraient un Targui à cet exercice. Une calebasse de lait circule, remplaçant notre thé anodin, notre bénin tilleul, notre médicinale camomille. Seulement, la société est autrement bien choisie que chez nous, car, d’après une opinion des mieux fondée, ces Touareg sont tous d’authentiques descendants des Croisés. Et l’on sait combien il est devenu rare et difficile, même pour les maîtresses de maison les plus aristocratiques, de recevoir chez soi des gens dont les aïeux ont été aux Croisades !

Cette paradoxale réunion mondaine dans le désert s’appelle l’ahal. Mais ce qui en fait le plus grand charme, c’est qu’il est permis d’y flirter, ou plutôt d’y fleureter, car notre joli mot des cours d’amour convient mieux à ces salons nomades que ce vocable britannique sec comme un coup de raquette. Entre le Noir brutal et le Maure jaloux, le Targui représente une nuance curieuse de sentiment et de galanterie. Il est admis chez lui de s’empresser auprès d’une femme, même mariée, de s’instituer son chevalier servant, d’attendre d’elle quelque menu suffrage (le suffrage restreint). Naturellement, on ne s’en tient pas toujours là, et parfois comme dans la suggestive toile qui fit pâmer tant de sensitives à l’un des derniers salons, cela finit par un vertige échevelé. Aucune contrainte n’opprime les charmes féminins. Quoique musulmanes, les dames touareg vont le visage et souvent même le torse découverts. Par un étrange revirement des rôles, ce sont les hommes qui sont rigoureusement voilés. Le litham, qu’ils n’enlèvent jamais, ne laisse voir que leurs ardentes prunelles d’aigle. Quelle cocasse interversion de l’ordre des facteurs dans le célèbre vers de Coppée :

Oh ! les premiers baisers à travers la voilette.

La légende raconte que ces rudes guerriers cachent ainsi leur figure depuis un lointain jour d’opprobre où ils avaient fui devant leurs ennemis. Une femme qui les rencontra arracha le voile qu’elles portaient alors toutes et le lança en signe de mépris à la face de l’un des fuyards. Depuis ce temps, tous les Touareg prennent le voile comme de pieuses carmélites. Tout naturellement, leurs femmes en profitent souvent pour porter la culotte.

Natures fières et décidées, elles ne rappellent en rien l’âme esclave de la Noire. Elles exercent une véritable autorité dans la famille, et parfois même dans les conseils de la tribu. Ah ! ce n’est pas elles qui se laisseraient couper la parole ou tout autre chose.

Les fêtes galantes des Noirs n’offrent pas le cachet imprévu de distinction qu’on trouve dans l’ahal des fils du Sahara. Elles se résument en une bruyante manifestation chorégraphique à laquelle tout le village prend part et qui ne varie guère des rives du Sénégal à celles du Barh-el-Ghazal. C’est le tamtam, l’immuable et bien-aimé tamtam, père des bonds formidables, des contorsions ahurissantes, des grimaces hilarantes, des entrechats frénétiques. Pour Moussa et Fatou, pour Capo et Alouba, il cumule nos joies européennes du bal, du théâtre, du concert, du cercle, du café, du pâtissier et de la musique militaire sur la place. Ajoutez à cela que souvent il constitue en même temps une cérémonie religieuse ou la solennelle mise en scène d’une tradition.

Le tamtam, c’est la synthèse de la vie nègre.

On peut dire qu’une société se traduit au naturel par sa danse favorite. Un menuet évoque à merveille la pompe cérémonieuse et l’étiquette raffinée du XVIIIe siècle. La valse nous révèle l’âme allemande sentimentale et rêveuse. Dans le charleston, l’Amérique se retrouve frappante avec son allure affairée, hâtive, tourbillonnante. Et devant les déhanchements canailles de la « java », qui ne devinerait les mœurs si spéciales des costauds et des gigolettes de Ménilmuche ? Le tamtam n’est pas un miroir moins fidèle du peuple noir. Allons en voir un, voulez-vous ?

Il est cinq heures du soir, dans un village du bord du Niger. Sur la terre rouge, les ombres commencent à s’allonger. L’accablante chaleur tombe un peu. Sur un emplacement découvert, des griots appellent les danseurs à l’assemblée avec les longs tambours, les timbales faites d’une grande calebasse, les flageolets piaillards, parfois aussi les trompes au meuglement sourd. De toutes les cases sortent les longs gaillards au dandinement lent et majestueux flottant dans de luxueux boubous immaculés, les femmes tout enorgueillies des plus belles pièces de leur garde-robe et de l’intégralité de leurs bijoux, et toute la bande des marmots au ventre en pointe tendu comme un tambour, des petits court-tout-nu qui grouillent, courent, gambadent, fourmillent comme un troupeau indiscipliné de ouistitis. Un air d’universel contentement épanouit les ténébreux visages. Les yeux blancs ont perdu leur ordinaire voile d’apathie pour pétiller d’aise et d’impatience. On se rencontre, on se congratule, on échange à perte de vue des phrases de bienvenue qui veulent dire : « Comment va ton père ? Comment va ta mère ? Comment va ton grand frère ? Comment va ta petite sœur ? Comment va ton oncle ? »

Puis, lentement, — tout est lent là-bas ! — le cercle se forme. Presque toujours, il y a un président de tamtam qui ne peut se tenir de palabrer. D’un air bon enfant, il prononce quelques paroles d’ouverture. Suit un moment d’hésitation. Qui est-ce qui va commencer la danse ? Enfin, un audacieux se risque. Tandis que les tambours font rage et que le flageolet déchire l’air de ses cris aigus, il exécute en bonds rythmés, en gambades gigantesques, le tour de l’assistance. Il s’élance ensuite au milieu du cercle, ploie ses longues jambes et ramasse sa haute taille jusqu’à donner l’apparence d’un nain, puis, comme poussé par un ressort, d’un seul coup, il se détend, saute sur place plusieurs fois, se contorsionne, se disloque, grimace, chavire son visage avec des gestes et des grimaces de singe.

Une femme lui succède, et la folle détente de ses jambes nerveuses produit une tumultueuse envolée d’étoffes blanches à rendre jalouse la Loïe Fuller. On applaudit, on bat des mains en mesure. Un chœur barbare accompagne la danse. Au milieu, la danseuse s’enlève et tourbillonne avec la souple légèreté d’une antilope. Il y a, dalleurs, dans ses pas et ses attitudes, quelque chose de brusque, de sauvage, d’animal même, qui prouve que la légèreté n’est pas la grâce. Une mère de famille la rejoint à l’intérieur du cercle, la figure fendue par le rire, son nourrisson lié au dos, suivant l’usage immémorial. Sans se laisser troubler par les entrechats maternels et l’assourdissant tapage, le bébé noir continue à dormir comme si on lui lisait la prose de Mme Delarue-Mardrus. Et voilà comment, à l’occasion, le tamtam peut se transformer en berceuse.

D’autres amateurs s’élancent, gambillent, se trémoussent, virevoltent, se font vis-à-vis en poussant des cris de sirène de navire. Il y a des riches, des pauvres, des jeunes, des vieux, des enfants, des grand’mères, des chiens, des poules. Car le tamtam est un plaisir de toutes les conditions, de tous les âges, de toutes les espèces. Le tamtam, c’est le bastringue pour tous, le gigotage intégral. Souvent, un appel s’élève dans l’assemblée : « Baba ! Baba ! » Baba est un danseur fameux, un farceur qui fait rire tout le monde avec ses mines impayables. Il s’exécute et on se tord. Dans cet assaut de légèreté et de drôlerie, les personnes d’âge mûr brillent tout spécialement et jouissent en général d’une autorité considérable. D’où cette opposition que nous croyons devoir mettre en lumière :

En Europe, les bals font le succès des jeunes. En Afrique, ils sont le triomphe des vieux.

Cela se remarque surtout dans les colonies du sud, au Dahomey et à la Côte d’Ivoire. Là, les pas du tamtam sont difficiles et exécutés suivant un rite traditionnel des plus vigoureux. On ne bondit pas à jambes folles, on ne se lance pas dans un tourbillon éperdu comme au Soudan et en Guinée. La danse en faveur est une sorte de marche rythmique, les genoux joints, les pieds ne quittant pas le sol et avançant par lentes secousses, les bras et les doigts contournés en lents mouvements que règle la mesure. Digne et fortement gourmée dans son rôle de monitrice, une douairière dont la pauvre chair nue évoque le radis noir desséché donne l’exemple des vrais principes et perpétue les gestes classiques. A voir ses genoux soudés l’un à l’autre, ses pieds étiques rivés au sol, on modifie à part soi un vers célèbre, en se disant :

Même quand elle danse, on dirait qu’elle marche.

Mais on ne fait pas que danser au tamtam. On y grignote des kolas, on y suce d’inquiétantes pâtisseries, on s’y régale de nauséabondes préparations culinaires, dont l’une surtout, le noir et abominable soumbala, donnerait des crises de dégoût à un égoutier. Le tout est arrosé de dolo (bière indigène), de sirop, de limonade, et, dans le sud, d’affreux gin de traite. Les bavardages et les potins vont leur train. C’est là que les tombeurs de femmes font leurs conquêtes, que les rendez-vous se donnent, que les boys complotent contre les patrons, que les dames sans conduite s’entendent avec les intermédiaires. Il y a des sociétés de tamtam qui donnent des réunions à date régulière, comme il existe à Paris des groupes mondains sous l’invocation de Terpsichore. Les différents tamtams d’une même ville possèdent chacun leur clientèle spéciale. Il y a celui des gens chics et celui des purotins. Une dame noire mariée à un Européen vous déclare avec une impertinente fierté :

— Tu sais, moussié, moi y a faire seulement tamtam avec autres femmes de toubabs. Tamtam y a pas bon avec sales nègres.

Il existe aussi de petits tamtams de jeunes filles, des « sauteries » comme on dirait chez nous. Et le mot est infiniment plus juste en Afrique, si l’on songe à quelle fantastique hauteur atteignent les jarrets des danseuses. Par les belles nuits de lune à l’azur lumineux et calme, le voyageur qui, dans son chaland rustique, descend lentement le cours du Niger entend souvent au loin un bruit de tambourins et de voix chantantes. Peu à peu, les sons se rapprochent. Ils viennent d’un village de pêcheurs bosos, au bord du grand fleuve. Un rassemblement nombreux se perçoit dans l’ombre auprès de la berge. Il entoure et accompagne de ses chants et de ses battements de mains le tamtam des filles du village. Danses de négresses dans la nuit ! Toutes, elles ont arboré la tenue de soirée. En quoi elle consiste ? Frémissez, mères, grand’mères, chaperons et gouvernantes : elle est tout uniquement constituée par une mince bande de toile qu’on nomme limpé. Non, mais voyez-vous la fifille à sa mémère faisant ainsi son entrée dans le monde ! Quelle horreur, monsieur !

Horreur, peut-être, madame, mais horreur sagement économique et qui vous éviterait, j’en suis sûr, bien des scènes, des pleurs et des grincements de dents chez la couturière. J’admire profondément ces demoiselles bosos d’avoir si simplement résolu le difficile problème de la toilette de bal pour les débutantes. Sans compter, comme on dit, que le noir est toujours habillé. Ah ! les parents de ces vierges sages sont d’heureux parents. Et si tranquilles ! J’admire encore ces lestes nymphes du Niger pour l’entrain et le feu de leur danse. Peste ! quels bonds, quels tournoiements, quelles magnifiques cambrures de gorges idéales vers le ciel tout sablé d’or par les étoiles, quels tortillements prometteurs de croupes opulentes ! Chacune exécute à son tour un pas vertigineux qui se termine par une petite comédie d’épuisement : la danseuse se laisse tomber tout de son haut, comme au théâtre, dans les bras de ses compagnes. Savoir tomber avec grâce, quel art utile pour une femme ! On n’insultera jamais une femme qui tombe avec grâce. Méditez cela, mes sœurs de France. Ah ! ces petites noires, que de nuits blanches on passerait à leur demander des leçons.

Il est vrai que parfois elles vont un peu loin, mais leurs intentions demeurent toujours pures. On trouve parmi les féticheuses du Dahomey de jeunes vestales, foncées et ardentes comme du bitume en ébullition, qui entretiennent, à défaut de feu sacré, une agréable excitation chez les témoins de leurs ébats chorégraphiques. Mais on aurait tort d’incriminer leur moralité, car il s’agit ici de cérémonies purement religieuses, n’ayant d’autre but que d’exalter cette fonction de reproduction qui, pour les Noirs comme pour feu M. Piot, revêt un caractère sacré et domine toutes choses. Les mignonnes féticheuses de Porto-Novo et d’Abomey sont tenues de célébrer un culte scabreux renouvelé de plusieurs peuples de l’antiquité et dont l’emblème parlant est l’image démesurément grossie de ce que les bonnes dames de province désignent de cet euphémisme pudibond : « le loup ». Ces suaves prêtresses ont toutes vu le loup, et un loup énorme encore, et elles résolvent cet abracadabrant problème de garder quand même intacte leur virginité. Il est vrai que ledit loup demeure immobile et imposant sur un autel ; c’est bien moins dangereux qu’à l’hôtel.

Dans les tamtams rituels, les féticheuses se livrent à une danse couplée qui n’est pas sans rappeler la mattchiche et le tango et qui leur a laborieusement été inculquée dans le temple. Malgré son goût du positivisme, je crois que notre Université ne pourrait l’introduire dans le programme des lycées de jeunes filles sans avoir à redouter pour les élèves un surmenage spécial.

J’ai vu à Ouidah un de ces croustillants tamtams. Ouidah tire sa principale célébrité de son temple des serpents, mais c’est tout juste si le féticheur préposé à leur service put me montrer un seul de ces reptiles, en m’insinuant que les autres étaient à se promener en ville et qu’ils ne rentraient que pour dîner. Ne croyez pas un mot de cette explication. Personne n’a jamais vu ces serpents Benoîton, et si je ne craignais de passer pour un vil imitateur du grand poète de nos poulaillers nationaux, l’immense Rostand, je dirais que ce sont des serpents à sornettes. Un vieux Noir obèse avait été témoin de ma déconvenue, un notable, à en juger par son panama, son complet à l’européenne, sa chaîne, ses breloques et souliers vernis. C’est, en effet, l’un des plus gros personnages d’Ouidah. Il s’appelle Tovalo Quenum, et il a gagné énormément d’argent lors de la conquête française, à fournir de porteurs et de vivres le corps expéditionnaire du général Dodds. Cet Ouvrard nègre s’approcha de moi et me dit tout cru :

— Moussié, les serpents, c’est tout des blagues. Mais si tu veux venir avec moi, moi te ferai voir joli tamtam cochon.

Il éclata d’un gros rire qui ouvrit toute grande, noire et dévastée, une bouche où une seule canine demeurait, comme en manière de protestation. L’offre était aimable, et puis il faut toujours s’instruire en voyage. Je suivis Tovalo Quenum, très amusé de trouver dans ce cerveau d’homme d’affaires dahoméen les fantaisies graveleuses d’un traitant d’ancien régime. Il envoya quérir Agbahounzo, nom qui veut dire « véranda en fleurs » et qui désigne un des gros bonnets du sacerdoce à Ouidah. Mis au courant par Tovalo Quenum, le vénérable Agbahounzo fit un signe d’assentiment, puis tous deux éclatèrent d’un rire énorme qui me rappela celui des augures.

Bientôt, les petites féticheuses arrivèrent, deux à deux et silencieuses comme des pensionnaires. Elles avaient arboré la grande tenue du tamtam : bandeau d’argent autour de leurs cheveux crépus coupés court, portant en son milieu une plume crânement piquée vers le ciel ; amples guirlandes de colliers en verroterie, en perles blanches, en coquillages, brinqueballant sur les seins d’ébène relevés et fiers comme le front d’un conquérant ; pagne bariolé de rayures aux couleurs vives, drapant sur des hanches au svelte dessin d’amphore ; cascades de bracelets de métal tintinnabulant aux bras et aux jambes. Agbahounzo fit un signe, et la danse commença. Quelle danse !

Au son de deux tambourins sur lesquels des féticheuses s’escrimaient à tour de bras, les Éliacines couleur de poix se prirent deux à deux et commencèrent à se balancer, en faisant chacune à son vis-à-vis des yeux énamourés de chatte au printemps. Puis, d’un mouvement onduleux et lent, elles tournèrent en cadence, en se caressant longuement leur torse gracile et ferme avec une symbolique réciprocité. Elles exagérèrent même un peu ce sport, et il était visible à cette pantomime que l’une des deux figurait un homme tandis que l’autre conservait le rôle de son sexe. C’était une savante démonstration de cet art des préparations dont j’ai déjà déploré l’absence en pays noir et dont je venais, ce jour-là, de découvrir enfin, par la grâce de Tovalo Quenum, un nécessaire conservatoire.

Quand fut close cette phase amoureuse qu’on me permettra d’appeler les préliminaires de l’ouverture, chaque couple fit semblant de s’enlacer avec tendresse. Les regards se fondirent languissamment ; les bouches s’unirent ; les bustes se collèrent l’un à l’autre, et ces inquiétantes ingénues reproduisirent à merveille tous les degrés d’un processus aussi vieux que le monde pour finir par le parfait simulacre d’une fusion dont elles ne se confusionnèrent nullement. C’était l’ange de Victor Hugo rendu avec le réalisme de Chamfort… Et après, quels airs de lassitude, quels regards noyés, quels soupirs ! Oh ! les stupéfiantes petites comédiennes !

Un qui était content, c’était Tovalo Quenum. Riait-il, mon Dieu ! Je vois encore le four noir de sa bouche arrondie en passeboule avec, au milieu, sa dent unique, semblable à une pierre solitaire au milieu d’un édifice détruit. Je le remerciai du divertissement pimenté qu’il avait fait venir pour moi avec la polissonne courtoisie d’un fermier général. Puis, la psychologie réclamant ses droits, j’allai méditer à l’ombre d’un fromager séculaire sur ce que je venais de voir.

Le spectacle avait-il été obscène, comme d’aucuns le pourraient penser ? Non, certes, car ce qui fait l’obscénité, c’est le désir, ou tout au moins la conscience d’être obscène. Or, rien de pareil dans la danse si énergiquement expressive des petites féticheuses. Elles n’y mettaient aucune intention de luxure. Elles accomplissaient un rite, elles célébraient un office de leur culte, et voilà tout. Et ce culte était celui de la génération des êtres, de la vie qui se transmet d’âge en âge et qui donne au monde sa durée, son avenir, son évolution vers des fins meilleures. Il se dansa, à coup sûr, des ballets du genre de ceux d’Ouidah à ces mystères d’Éleusis qui incarnaient l’âme de la Grèce antique. Prêtresses d’une religion de fécondité, les petites dahoméennes naïves ne voient assurément aucune inconvenance à mimer dans tous ses détails l’aimable dialogue créateur. N’est-ce pas notre pudibonderie qui a tort de se scandaliser devant leurs libres jeux ? Question de milieu, à tous points de vue. Mais il me semble que les esprits perspicaces doivent se ranger en chœur à l’aphorisme suivant :

De même que le nu est chaste, le geste de l’amour n’est pas obscène en soi-même. Ce sont la civilisation et nos vices de civilisés qui l’ont rendu tel, en en faisant une chose défendue et honteuse.

Je sais bien que tout le monde n’est pas de mon avis, et ce fut notamment le cas des pères missionnaires qui évangélisèrent la côte du Dahomey au XVIIIe siècle. Témoins effarés des représentations gratuites données par les féticheuses, les bons religieux se dirent : « Il faut chasser loin de ces pauvres gens ces inspirations monstrueuses de l’esprit de fornication. Apprenons-leur à la place quelque gracieux ballet d’Europe. » Et ces maîtres à danser inattendus introduisirent chez les Nagots le tamtam brésilien.

Ce tamtam brésilien que j’ai vu danser, une nuit, à Porto-Novo, est la chose la plus étrange, la plus cocasse, la plus saugrenue du monde. C’est une fête galante, pour le coup, une véritable fête galante d’invention portugaise, avec ses travestissements rococo, ses romances sentimentales, ses entrées de masques et de grotesques. Il n’y manque que Léandre et Colombine, et ils sont remplacés par des nègres et des négresses. L’ahurissant spectacle de voir des anciens sujets de feu Béhanzin grimacer dans les costumes fidèlement copiés sur ceux du carnaval de Venise en son époque glorieuse, de suivre les péripéties d’une corrida mimée par des toréadors du plus beau noir, de regarder défiler et d’entendre roucouler sur le mode suraigu de jeunes personnes aux traits plus difficiles à pénétrer sous leur béret Watteau que la nuit dans laquelle ils se fondent, malgré les lanternes de papier peint qu’elles brandissent en furioso au bout de longues perches ! Quel contraste bouffon de ces rôles précieux à ces gestes brutaux de sauvagesses, de ces copieuses hanches au tangage énergique, à ces robes à ramages évocatrices d’un Lancret qui doivent si fort s’étonner de les contenir ! Ah ! ces marquises dont les mouches tiennent toute la figure ! Dans la nuit chaude, on dirait que l’obscur feuillage des palmiers et des fromagers prend de confuses silhouettes de bosquets taillés à la française.

Et je me demande, médusé, si un flot d’encre ne s’est pas répandu sur une gravure de l’Embarquement pour Cythère, si quelque malin génie n’as pas passé au caviar les rimes poudrées de Verlaine, ou si, dans une catastrophe imprévue de ma bibliothèque, les pages de mon Robinson Crusoë ne se sont pas mêlées à celles de Manon Lescaut.

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