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Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon

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LES PLEIADES.

Ce que vous venez de me dire m'a mis la puce à l'oreille, et je ne mangerai morceau qui me profite avant d'être informé de tout exactement.

(Don Quichotte.)
Le ciel est-il moins clair, la foudre gronde-t-elle?
Circule-t-il partout une transe mortelle?
Voit-on dans la nature un signe inusité,
Funeste avant-coureur d'une calamité?
Un sanglant météore un sinistre interprète?
Non, partout la paix règne, et la terre et le ciel
Obéissent tous deux à leur cours naturel.
(La Rose de Smyrne, poème par M. Alfred Mercier, Américain.)

Sois brave comme tu le dois puisque tu es Spartiate.

CHAPITRE VII.

Le bivouac présentait une scène qui ne pouvait être contemplée avec indifférence que par ceux des pionniers qui étaient habitués à la vie des frontières. L'immense forêt qui les entourait, bornait l'horizon aux limites étroites de la vallée; il y avait dans la situation solitaire du camp, dans les ténèbres de la nuit, des raisons assez plausibles pour éveiller des craintes chez ceux des voyageurs qui se trouvaient dans ces pays pour la première fois; ils jetaient de temps en temps un regard de méfiance sur cette scène sombre et silencieuse. La lune parut enfin au-dessus des montagnes; alors mille formes étranges et nouvelles se présentèrent à leurs yeux; ce n'était plus les illusions de l'optique, ni cette variété d'objets bien connus qu'éclairait le soleil pendant le jour, mais des illusions plus singulières et plus bizarres. Chacun frappé de la beauté des choses que lui peignait son imagination, blâmait son voisin de ce qu'il croyait en voir de différentes. Quel champ, en effet, que ce vague de l'obscurité, environnés, comme l'étaient nos pionniers, de forêts et de montagnes, que le voile de la nuit semblait avoir rapprochées d'eux. Il était bien tard, qu'ils contemplaient encore la majesté de la nature.

—Il faut en convenir, colonel Boon,—dit le capitaine Bonvouloir un peu inquiet;—oui, il faut en convenir, les sauvages de vos contrées sont plus redoutables que les corsaires de l'Océan. La sanglante coutume de dévorer leurs prisonniers existe-t-elle encore parmi eux?

—Les cas sont extrêmement rares,—répondit le vieux guide;—cependant, il y a quelques années, les Pawnies (les plus redoutables maraudeurs de ces prairies) commirent un acte atroce, pour obéir à une superstition.

—Hum! hum!… pourrait-t-on vous demander quelques détails sur cette affaire, Colonel?—

—Certainement,—répondit Boon;—vous savez qu'à l'oblation du calumet, les Pawnies joignent le sacrifice sanglant, et selon ce qu'ils disent avoir appris de… l'oiseau et de… l'étoile

—Ah!… de… l'oiseau… et de… l'étoile?—dit le capitaine Bonvouloir—Je ne m'attendais pas à voir… une… étoile… dans cette affaire? vous avez dit un… oiseau… et une… étoile?

—Oui,—continua Boon;—selon ce qu'ils disent avoir appris de… l'oiseau… et de… l'étoile, le sacrifice le plus agréable au Grand-Esprit, est celui d'un ennemi offert de la manière la plus cruelle possible…

—Ah! ah!—firent les pionniers épouvantés.—(Que le lecteur se rappelle les ah! ah! de Bridoison, dans la comédie)157.

[157] Mariage de Figaro.

—Vous ne sauriez entendre sans horreur, les circonstances qui accompagnèrent l'immolation d'une jeune fille de la tribu des Sioux. C'était au moment des semailles, et dans le but d'obtenir une bonne récolte, que ce crime fut consommé… Cette jeune fille était âgée de quatorze ans; après avoir été bercée pendant six mois, de l'idée qu'on préparait une fête pour le retour de la belle saison, elle s'en réjouissait. Le jour fixé pour la prétendue ovation, étant arrivé, elle fut revêtue de ses plus beaux ornements, et placée au milieu de plusieurs guerriers qui semblaient ne l'escorter que par honneur; n'ayant dans l'esprit que des idées riantes, elle s'avançait vers le lieu du sacrifice dans la plus entière sécurité, et pleine de ce mélange de timidité et de joie, si naturel à un enfant entouré d'hommages. Pendant la marche, qui fut longue, le silence n'était interrompu que par des chants religieux et des invocations au Grand-Esprit, sévères préludes qui ne devaient guère contribuer à entretenir l'espérance si flatteuse dont on l'avait, jusque-là, bercée. Arrivée au bûcher, quelle ne fut pas sa surprise, en ne voyant que des torches et des instruments de supplice; quand il ne lui fut plus possible de se faire illusion sur son sort, qui pourrait peindre les déchirements de son âme;… levant les mains au ciel, elle conjurait les bourreaux d'avoir pitié de son innocence, de sa jeunesse… de ses parents… mais tout fut inutile;… rien ne put les attendrir;… le supplice dura aussi longtemps que le fanatisme put permettre à des cœurs féroces de jouir de ce terrible spectacle;… enfin le chef sacrificateur lui décocha une flèche qui fut suivie d'une grêle de traits, lesquels, après avoir été tournés et retournés dans les blessures, en furent arrachés; le corps de la jeune fille ne fut bientôt qu'un affreux amas de chairs meurtries et sanglantes;… le reste est horrible à dire…

—Continuez!… continuez!… s'écrièrent tous les pionniers.

Boon reprit après un moment de silence:

—Le grand chef, pour couronner dignement tant d'atrocité, s'approcha de la victime, lui arracha le cœur encore palpitant, et vomissant mille imprécations contre la nation des Sioux, leurs ennemis, il le dévora aux acclamations des guerriers, des femmes et des enfants de la tribu… Le sang de la jeune fille fut répandu sur les semailles pour les féconder, et chacun se retira dans sa cabane… espérant une bonne récolte.

Le récit du guide n'était pas de nature à rassurer nos pionniers; ces histoires sont terrifiantes, en effet, quand on les entend de la bouche de narrateurs à demi-sauvages, et surtout quand on a, d'un côté, une forêt, et de l'autre, un désert où, peut-être, des ennemis se glissent pour vous surprendre dans les ténèbres. Quelques Alsaciens se livraient tout bas à des réflexions peu rassurantes sur l'idée qui pouvait venir aux barbares guerriers de l'expédition de les rôtir au feu qu'ils attisaient; quoique gens de courage dans une guerre conduite d'après la tactique européenne, ils appréhendaient cependant un danger inconnu, et qui se présentait à eux sous un aspect terrible. Le courage est-il une vertu relative qu'on peut acquérir, et la peur est-elle une faiblesse naturelle à l'humanité qui puisse être diminuée par de fréquents dangers? Les philosophes ne s'accordent pas sur ce sujet.

Les voyageurs ne songèrent plus qu'à prendre quelques heures de repos; plusieurs Allemands s'étaient déjà étendus sur l'herbe; pour eux, le récit de Boon devint de moins en moins intelligible, surtout pour ceux qui avaient bien soupé; ses paroles se mêlèrent à leurs rêves, et bientôt ils ne les entendirent plus…

—Quelles agréables veillées dans la contemplation de la lune et des étoiles, colonel Boon,—dit le docteur Wilhem;—quel doux sommeil en plein air!…

—Le ciel est sans nuages,—dit le capitaine Bonvouloir en se disposant à étaler sa blanket (couverture de laine) sur l'herbe;—les étoiles brillent d'un lustre que je ne leur ai jamais vu; le firmament ressemble à une voûte d'azur parsemée de rubis, de brillants, de saphirs, dont la splendeur est la même depuis le zénith jusqu'à l'horizon… ce qui n'empêche pas que ces sauvages Pawnies sont bien redoutables;… un genou contre l'estomac, et deux coups de couteau!! Colonel Boon, c'est bon pour le Natchez et vous qui êtes faits à semblables averses; je conçois que vous soyez tranquilles, mais nous!! Je crois qu'il serait utile de placer des vedettes; au lieu d'être pris comme des lapins dans leurs terriers, nous serions, au moins, à même de faire bonne contenance en cas d'une attaque de nuit; qu'en dites-vous, colonel Boon?…

—C'est inutile,—répondit celui-ci;—le Natchez déjouera toutes les ruses de nos ennemis; quant aux bêtes féroces, nous n'avons rien à en craindre, Whip-Poor-Will a mis ses mocassins158 en faction…

[158] Mocassins: souliers faits de peau de daim.

—Plaît-il?—s'écria le marin français étonné;—des mocassins en faction?…

—Oui,—répondit Boon;—de tous nos vêtements, les souliers, conservant le plus longtemps l'odeur du corps, on s'en sert la nuit pour éloigner les loups et les panthères, surtout lorsque la pluie ne permet pas d'allumer du feu. Placés à quelques distances du camp, ils sont comme un rempart à l'abri duquel le chasseur peut dormir tranquillement au pied d'un arbre; dès que les loups ont flairé l'odeur des mocassins, qui annoncent le voisinage de l'homme, ils poussent des hurlements et s'enfuient…

—Des souliers en faction!—s'écria une seconde fois le capitaine;—je m'attendais à une ronde à la sonnette159

[159] Autrefois, chez les Grecs, la ronde visitait les postes avec une sonnette pour reconnaître si les sentinelles n'étaient pas endormies; quand elle sonnait, il fallait que la sentinelle répondît.

(Voy. Thucydide.)

—Allons, tranquillisez-vous,—dit le docteur Hiersac;—Pline nous apprend que les grues-sentinelles veillent, pendant la nuit, en tenant dans leur patte une petite pierre dont la chute décèle leur négligence, quand elles sommeillent. Les autres grues dorment, la tête cachée sous l'aile, se soutenant alternativement sur une patte, et sur l'autre… le chef, le cou tendu, observe et avertit.

—Du reste, colonel Boon,—ajouta le marin après un moment de réflexion,—il est possible que l'odeur des souliers écarte les bêtes féroces, mais les Sycioniens s'y prenaient autrement; on raconte que les loups se jetaient sur leurs troupeaux; ils consultèrent l'oracle; le Dieu leur indiqua un arbre sec dont l'écorce mêlée à de la viande fit périr tous les loups qui en mangèrent; si je connaissais les plantes de ces forêts, je leur composerais… un sédatif… à la Diafoirus…

—Colonel Boon, ce n'est pas l'espace qui nous manque ici,—observa l'Irlandais Patrick:—anciennement on faisait coucher les ânes dans des endroits spacieux; sujets à rêver, ils s'estropiaient pendant leur sommeil, s'ils n'étaient placés au large. On faisait aussi disparaître les verrues en se couchant dans un sentier au milieu des champs, et les yeux fixés sur la lune; il fallait, toutefois, avoir la précaution d'étendre les bras au-dessus de la tête… et puis de se frotter avec tout ce qu'on pouvait saisir… Mais aurons-nous bien chaud sur ces peaux d'ours?… En Irlande, nous avons une manière particulière de coucher chaudement à la belle étoile, malgré, la fraîcheur du climat. Les heureux habitants de l'Amérique n'ont pas encore imaginé d'entrer dans un pâturage, de faire lever les bœufs qui y sont couchés, et de s'étendre à leur place; lorsqu'on se sent refroidir et gagner par l'humidité, on n'a qu'à faire lever un autre bœuf, et ainsi de suite pendant toute la nuit. La place occupée par ces animaux est toujours parfaitement sèche, et d'une chaleur agréable… Colonel, pouvez-vous disposer d'un peu de tabac?… J'ai contracté, avec des matelots, la vilaine habitude de mâcher ce végétal…

—Est-ce du perrique, du pig-tail, du shoe-string, du sweet-scented, du waggoned, ou du délicieux cavendish160, que vous voulez?—demanda le docteur Hiersac;—par la sambleu! le colonel Boon vous en donne pour quatre marins!… Si ce que disent les physiologistes est vrai, «que le volume du cœur de l'homme doit être comparé à la grosseur de son poing, ce morceau de tabac peut… hardiment… servir d'objet de comparaison, et cela sans que le cœur perde au change…

[160] Espèces de tabac.

Les Américains qui faisaient partie de l'expédition, vu leur grande habitude de parcourir les bois, n'appréhendaient rien de fâcheux de leur position; ils s'amusaient avec les échos du voisinage auxquels ils faisaient répéter des chansons; après bon nombre de joyeux refrains, ils se roulèrent dans leurs blankets et s'endormirent. Le Natchez, Whip-Poor-Will, entonna son chant de guerre:

C'est moi! je suis un aigle de guerre!
Le vent est violent, mais je suis un aigle!
Je ne suis pas honteux; non, je ne le suis pas.
La plume d'aigle se balance sur ma tête.
Je vois mon ennemi au-dessus de moi!
Je suis un aigle, un aigle de guerre.
Désennuyons les morts
Partons, pour les couvrir
Et disons-leur tout haut
Qu'ils vont être vengés.
Levons le tomahawck,
Suspendons nos chaudières;
Graissons, tous, nos cheveux,
Peignons, tous, nos visages,
Chantons la chanson de sang
Ce bouillon de nos guerriers.
Je vais en guerre venger la mort de nos braves,
Comme le loup affamé, je serai inexorable.
J'exterminerai mes ennemis et les dévorerai;
Je tannerai la peau de leurs crânes sanglants,
Et, comme le tonnerre, je consumerai leurs villages.
Je vais en guerre, venger la mort de nos braves,
Comme le loup affamé, je serai inexorable.

Les échos des bois répétèrent les dernières paroles qui venaient d'être prononcées, et tout rentra dans le silence. Le capitaine Bonvouloir se coucha enfin, mais non sans avoir maudit vingt fois les féroces Pawnies; son esprit accablé, se lassa bientôt de ses contemplations; la nature reprit insensiblement son empire, et il s'assoupit.

Les philosophes s'accordent à dire que l'âme ne s'endort pas comme le corps, et qu'inquiétée par des sensations inaccoutumées, elle éveille les sens pour en avoir l'explication; tandis que lorsqu'elle est accoutumée aux bruits qu'elle entend, elle demeure tranquille et ne dérange pas les sens pour en obtenir un éclaircissement inutile; or, l'âme a besoin des sens pour connaître les choses extérieures; pendant le sommeil, les uns sont fermés, comme les yeux; les autres à demi engourdis, comme le tact et l'ouïe. Si l'âme est inquiétée par les sensations qui lui arrivent, elle a donc besoin des sens pour en avoir l'explication.

Le capitaine Bonvouloir s'éveilla au milieu de la nuit; les feux étaient presque éteints; le Natchez et Daniel Boon dormaient; les pionniers américains dormaient aussi; la plupart des chiens donnaient pareillement auprès des cendres qui jetaient une sombre lueur sur les objets d'alentour. L'oiseau Whip-Poor-Will soupirant, avec un accent mélancolique, les trois monosyllabes qui forment son nom, invitait les voyageurs à venir contempler la beauté de la nuit. Au milieu de ce calme imposant, le capitaine eut envie de s'approcher de ce chantre des bois, lorsqu'il entendit des bruits étranges et lugubres qui partirent de la profondeur de la forêt et en troublèrent le silence; le marin se recoucha et prêta l'oreille: un cri sinistre et inconnu aux étrangers se fit entendre.

Was ist das? (qu'est-ce cela)—s'écria un Alsacien s'éveillant en sursaut;—Kapetan Bonvouloir, haben sie gehört? (capitaine Bonvouloir avez-vous entendu)?

Ia, mein Herr,—répondit le marin;—vous ne dormez donc pas? Quant à moi, je pique les heures161; il y a des brisants devant nous; on ne pouvait plus mal s'embosser162; pas de pendus glacés163, partant, pas moyen de découvrir l'ennemi: la bourrasque nous viendra-t-elle du nord-oit (nord-ouest), du su-et (sud-est), ou du sur-oit (sud-ouest)? Herr Obermann, la chronique nous dit qu'on entendait, toutes les nuits, à Marathon, des hennissements de chevaux, et un bruit semblable à un cliquetis d'armes. Ceux qui n'y venaient que par curiosité, ne s'en trouvaient pas bien; mais ceux qui, n'ayant entendu parler de rien, passaient là par hasard, n'avaient rien à craindre du courroux des esprits164… Les cris qui partent de ces bois ont quelque chose de sinistre; je tremble comme la feuille du sycomore agitée par le vent du désert; si c'est là le prélude de ce que nous devons entendre plus tard, j'avoue que me voilà complétement désenchanté… Cependant les chiens n'ont pas jappé à nuitée

[161] Je veille.

[162] Jeter l'ancre.

[163] Réverbères; voy. les Mystères de Paris.

[164] Pausanias, ch. XXXII.

—Qu'y a-t-il donc, capitaine?—dit le vieux, docteur Hiersac;—auriez-vous entendu de ces langues aériennes, dont parle Milton, et qui profèrent le nom des hommes sur les rives de la mer, dans les déserts sablonneux et dans la solitude?… Les Dieux nocturnes, dont je parle, capitaine, sont les Esprits des ténèbres, les Démons, les Génies; quant aux Faunes, ce sont des dieux aux brusques apparitions. Vous savez ce que c'est qu'une terreur panique: Pan, suivant les croyances primitives, était un Dieu de l'air et des sons, des sons lointains, mystérieux, insaisissables, et quelquefois des sons inattendus et burlesques. De là, l'idée que Pan apparaissait à l'improviste au sein d'un bois épais, au bord d'une source, à la cime d'un rocher, comme l'audacieuse chèvre de Virgile, à l'anfractuosité mousseuse du Trapp et du Grunstein, tantôt évanide et cave comme un fantôme, tantôt terrible et armé de pied-en-cap comme un guerrier d'Ossian… Capitaine, vous repentez-vous déjà de vous être mis en route?… Pline nous dit que quand les cailles partent pour les climats tempérés, elles sollicitent d'autres oiseaux à les accompagner. Le glottis, séduit, part d'abord avec plaisir, mais il ne tarde pas à s'en repentir; il est quelquefois partagé entre le désir de quitter les cailles, et la honte de revenir seul: jamais il ne les accompagne plus d'un jour; au premier gîte il les abandonne; mais les cailles y trouvent un autre glottis laissé là l'année précédente, et la même chose se renouvelle chaque jour… Mais le cychrame, plus persévérant, est impatient d'arriver au terme; il éveille les cailles pendant la nuit, et, presse le départ… Capitaine, êtes-vous glottis ou cychrame?…

—Quel étrange abus de l'érudition!—s'écria le marin;—docteur Hiersac, vous êtes un pédant!… Je vous prie de croire que je n'ai rien de commun avec les deux oiseaux dont vous venez de parler…

—Chut!… Capitaine,—dit le docteur Wilhem à son ami;—courons-nous quelque danger. Bravo! bravo!… nous ne pouvons mieux commencer notre Iliade forestière; un jour, ou plutôt une nuit de gloire, une mort illustre, un nom immortel comme ceux des grands chasseurs de l'antiquité!… que peut-on désirer de plus?…

—Alerte!—s'écria le marin en interrompant l'enthousiaste Allemand par cette exclamation subite,—je crois avoir entendu le cri de rage! c'est une panthère aux yeux de feu!… Diavolo! Diavolo! la combattre à pareille heure! Docteur Wilhem, j'ai fait mes preuves sans ajouter aucune cruauté aux horreurs de notre métier; je tuais et l'on me tuait, voilà tout; j'ai été chef de gamelle; j'ai eu, pendant longtemps, la direction de la poste aux choux165; par un caprice de Neptune, j'ai souvent barbotté dans le pot au noir166; j'ai touché plus d'une banquise (réunion de glaçons); j'ai vu des mers calmes, houleuses, tourmentées et belles; je reçus huit blessures à Waterloo, et l'empereur sut que j'y fis mon devoir, bien que la terre ne soit pas mon élément;… mais combattre un ennemi qui ne se montre pas!… Si c'est un catamount167, il aura beau jeu, car le peu de sang que l'Anglais me laissa dans les veines n'est pas à la disposition d'un quadrupède, quelque noble qu'il soit; d'abord, je joue du couteau au premier coup de dent; encore, si j'avais mon collègue168!… Parlez-moi de l'Océan en courroux, et des vents déchaînés, mais…—le marin s'interrompit en apercevant un animal de la taille d'un chien, qui pénétra dans le camp, ramassa quelques os, les emporta dans les broussailles, et se mit à les ronger avec un grand bruit de mâchoires.

[165] Poste aux choux: c'est le nom que les marins donnent au canot, qui, chaque matin, va chercher les provisions.

[166] Pot au noir: la région des calmes qui s'étend à peu près à cent lieues au nord et au sud de l'équateur; la mer y roule des flots huileux.

[167] Catamount; felis montana: chat des montagnes.

[168] Collègue: un maillet.

—Par St-Nicolas!—s'écria l'irlandais Patrick en tremblant comme une feuille;—docteur Wilhem, avez-vous entendu? c'est une panthère très-certainement; à l'entendre ronger les restes du chevreuil, il est facile de calculer le peu de résistance que feraient nos membres sous sa dent meurtrière; quant à moi je n'ai que des os à son service;… et comment nous emparer du monstre!…

—Les barbares les prenaient en leur jetant pour appât, des viandes frottés d'aconit, qui est un poison,—dit le docteur Hiersac;—aussitôt que ces animaux en avaient goûté, leur gorge se serrait… occupat illico fauces earum

—Comment nous tirer d'ici?…—s'écria le marin,—malheureusement nostr'homme dort!169 si nous mettions le pavillon en berne?…170

[169] Le maître d'équipage: le Natchez Whip-Poor-Will.

[170] Signe de détresse.

—Quelle enfilade de mots étranges!—dit Daniel Boon, que les premières paroles des deux pionniers avaient éveillé;—capitaine Bonvouloir, vous vous croyez donc toujours à bord de votre corvette? sont-ce des moustiques qui vous tourmentent? elles ne sont guère tracassières que dans la baie de Fondy; l'Angleterre y tenait une garnison de trente hommes. Sur la liste de cet établissement militaire, j'y ai vu quatorze guinées allouées (per annum) à un soldat pour y entretenir de la fumée. Moi-même, ayant eu occasion de bivouaquer dans ces parages, j'étais obligé d'entourer mon lit de pierres plates, et d'y entretenir une fumée perpétuelle171. Sont-ce des hurlements que vous avez entendus? c'est sans doute un loup; vous savez que le petit loup de médecine est un manitou pour les sauvages; ils attachent une idée superstitieuse à son apparition, et prétendent comprendre les nouvelles qu'il vient leur annoncer. La rapidité ou la lenteur de sa marche, ainsi que le nombre de ses hurlements servent de règle à leurs interprétations. Ce sont, ou des amis qui approchent de leurs camps, ou des ennemis aux aguets, prêts à fondre sur eux; capitaine, il est possible que ce que vous avez entendu soit un stratagème imaginé par les Pawnies pour nous frapper de terreur…

[171] Il y a, en Égypte, une quantité prodigieuse de moucherons. Les Égyptiens, au dire d'Hérodote, pour se garantir de leurs piqûres, couchaient sur le haut des tours; le vent empêchait les moucherons d'y voler. Les habitants des parties marécageuses de l'Égypte, étendaient la nuit, autour de leurs lits les filets dont ils se servaient, pendant le jour, pour prendre le poisson.

Voy. Hérodote, liv. II. Euterpe.
(N. de l'Aut.)

—Plaît-il?… des Pawnies!—s'écria le marin—les brigands qui ont dévoré le cœur de cette jeune fille?

—Oui, capitaine,—dit Boon;—aussitôt que la guerre est résolue, la jeunesse s'assemble, et élit un chef; tous se peignent le visage et le corps; ils suspendent la chaudière autour de laquelle ils dansent en hurlant, et s'imposent une abstinence rigoureuse; pour être inexorables, disent-ils, il est nécessaire d'avoir été longtemps aigri par les irritations de la faim

—S'imposer une abstinence rigoureuse pour être inexorables!—dit le marin—c'est à quoi n'ont jamais songé Néron et Caligula! Colonel, le droit des gens est fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, et dans la guerre, le moins de mal qu'il est possible… sans nuire à leurs véritables intérêts; les sauvages respectent donc bien peu les conventions humaines? s'imposer une abstinence rigoureuse pour être inexorables!… est-ce le démon qui leur a enseigné ce moyen d'exciter leur férocité!… c'est digne de ce tireur d'or qui mangeait avec les mains rouges de ses meurtres, se faisant honneur de mêler à sa nourriture le sang qu'il versait en trahison! c'est digne de ce Montluc qui mettait, à dresser ses enfants au carnage, sa sollicitude paternelle, et aimait à marquer sa route avec des lambeaux humains attachés aux branches des arbres…172

[172] Aussi le craignait-on plus que la tempeste qui passe par de grands champs de bled, dit Brantôme.

(N. de l'Aut.)

—Après un court noviciat, vous prendrez les choses aussi philosophiquement que le Natchez et moi;—reprit Boon,—et la crainte d'être scalpé ne vous empêchera pas de courir dans les bois…

—C'est possible, colonel, c'est possible; il y a des situations où l'homme qui pense, sent combien il est inférieur à l'enfant de la nature, et où il doutera si ses opinions les plus invétérées ne sont autre chose que de brillants mais étroits préjugés; j'avoue que j'avais du penchant pour cette existence… paisible… que vous menez dans les forêts de l'ouest, et… ce que… je puis en avoir dit de mal… c'est tout bonnement façon de parler… figure de discours… très-usitées… en notre pays… du reste «Tout boun gascoun ques pot reprenquè très cops.»173

[173] Tout bon Gascon peut se dédire jusqu'à trois fois.

—Comme «Tout bon normand meurt sur la potence»,—dit Daniel Boon, en riant;—ce sont des proverbes indigènes. Mais rassurez-vous, capitaine; nous ne sommes plus au temps où les courils174, et autres esprits des ténèbres se plaisaient à tourmenter les malheureux humains…

[174] Courils, ou sorciers bretons; petits hommes lascifs, qui, le soir, barraient le passage aux voyageurs, et les forçaient à danser avec eux jusqu'à ce qu'ils mourussent de fatigue.

—Colonel Boon, ce n'est pas que cette obscure clarté de la nuit ait rien de lugubre,—reprit le marin en feignant beaucoup d'assurance;—nous avons un clair de lune élyséen; ces lieux plairaient beaucoup… aux imaginations mélancoliques… qui aiment à s'approcher de la mort, et à en sentir les ténèbres… Habitué à coucher sur les vaigres175 d'un navire, je ne me plains pas, non plus, de la peau d'ours qui me sert de matelas…

[175] Vaigres, planches d'un navire.

Pour le coup le vieux Hiersac ne put résister au Dieu qui l'agitait, et la science déborda.

—Chez les anciens,—dit-il,—on faisait asseoir les époux sur une peau (in lanata pelle) pour leur rappeler la couche nuptiale des hommes des premiers siècles, lesquels n'avaient point d'autre lit que les dépouilles des bêtes prises à la chasse, ou des victimes immolées. Apollonius de Rhodes fait consister toute la magnificence du lit nuptial de Médée, dans la toison d'or que Jason avait enlevée à Colchos par son secours… Hippocrate remarque, en parlant des Lybiens qui habitaient le milieu des terres, qu'ils dormaient sur des peaux de chèvres, et qu'ils mangeaient la chair de ces animaux; ils n'avaient, ajoute le Maître, ni couverture, ni chaussure, qui ne fût de peaux de chèvres… car ils n'élevaient point d'autre bétail… Apollonius de Rhodes (qui est un exact observateur des costumes, n'est-ce pas, capitaine?), Apollonius de Rhodes, dis-je, décrit ainsi les trois héroïnes Lybiennes qui apparurent à Jason: tandis que j'étais plongé dans l'affliction, trois déesses m'apparurent; elles étaient habillées de peaux de chèvres, qui leur prenaient depuis le haut du cou et leur couvraient le dos… et les reins…

—Colonel Boon, je le répète, une simple peau d'ours me suffit,—reprit le capitaine;—tout bon marin doit parler de même, et Dieu m'est témoin que j'ai du goût pour le goudron, mais combattre la nuit!! la fortune se plaît à obscurcir les belles actions, de même qu'un fleuve couvre de son limon, une pierre précieuse; combattre des sauvages!!… ils nous cribleront de flèches avant qu'ils ne soient découverts…

—Les sauvages!—s'écria le docteur Canadien,—ce sont les cigognes de Pline; d'où viennent-elles?… où se retirent-elles?… c'est encore un problème; nulle ne manque au rendez-vous, à moins qu'elle ne soit captive;… personne ne les voit partir… quoiqu'elles annoncent leur départ;… personne, non plus, ne les voit venir… on s'aperçoit seulement qu'elles sont venues;… le départ et l'arrivée, ont lieu la nuit… et qu'elles volent en deçà ou au delà… on croit qu'elles n'arrivent jamais que la nuit… Les ténèbres sont le symbole de la tranquillité, du calme et du repos… quel silence!… quelle fraîcheur!… quelle soirée mélancolique et délicieuse sous ces ombrages épais, et dans ces sentiers solitaires!… capitaine Bonvouloir, rassurez-vous; le Natchez a le réveil tragique; on ne l'aborde pas impunément? même lorsqu'il dort…

—Il est possible que notre ami, le Natchez, connaisse de bons coups, mais je vous préviens que si l'on me touche, je crierai comme une poulie gémissant sous ses moufles…176

[176] Moufles, appareils de poulies.

Nous sommes en nombre;—dit à son tour, le biblique Irlandais Patrick—«Voici le lit de Salomon environné de soixante hommes des plus vaillants d'entre les forts d'Israël; ils sont tous expérimentés; chacun a l'épée au côté à causes des surprises qu'on peut craindre pendant la nuit…»

—Fort bien, M. Patrick, fort bien,—reprit le marin;—cependant, vous conviendrez que nous sommes ancrés dans un vilain parage; la côte n'est pas saine; diable!… peut-être faudra-t-il rester longtemps à la cape à sec de toile177; encore si Neptune nous envoyait une brise carabinée178 il y aurait moyen de transfiler les hamacs, et de torcher de la toile en silence, car ce n'est pas chatouiller avec une plume que de vous envoyer une flèche à pointe de caillou jusque dans l'os!… Ainsi, colonel, vous croyez que ce sont des Pawnies?…

[177] Être à la cape, être dans l'impossibilité de doubler le cap Fayot sur lequel les jette la raffale de la gamelle; ce qui veut dire, en style maritime, le dénûment qui réduit les marins à se nourrir de fayots (haricots secs).

[178] La brise augmente avec régularité et lenteur; elle commence par être une jolie brise, fraîchit et devient bonne, puis forte, et enfin brise carabinée. Lorsqu'elle suit cette marche progressive, on torche de la toile, c'est-à-dire que l'on conserve les voiles le plus longtemps possible.

(Voy. M. Paccini: de la Marine.)

—Oui, capitaine; malheur aux voyageurs qui seraient aperçus dans la prairie après une marche fatigante; les Pawnies emploient, dans leurs guerres, la méthode de tous les peuples sauvages; ils préfèrent la ruse à la force ouverte, et choisissent ordinairement la nuit pour l'attaque.

—Comment!… quand Vénus, l'étoile du marin, brille dans le ciel, ils nous attaqueraient! voyez, colonel; le firmament resplendit de cette délicieuse teinte bleue qui distingue le ciel d'Italie; une nuit étoilée des prairies est vraiment admirable;… mais les Pawnies!…

—Les Pawnies sont de vrais pharisiens dans l'observation de leur culte; le plus ordinaire est celui qu'ils rendent à un oiseau empaillé (un canard, je crois) rempli d'herbes et de racines, auxquelles ils attribuent une vertu surnaturelle179. Ils disent que ce manitou a été envoyé à leurs ancêtres par l'étoile du matin, pour leur servir de médiateur, quand ils auraient quelque grâce à demander au ciel. Toutes les fois qu'il s'agit d'entreprendre une affaire importante, ou d'éloigner quelque fléau de la peuplade, l'oiseau médiateur est exposé à la vénération publique; on fume le calumet, et le chef de la tribu en offre les premières bouffées à l'astre protecteur; si, comme vous le dites, c'est Vénus, l'étoile du marin, qui brille en ce moment dans le ciel, elle vous rend un mauvais service en paraissant dans ces parages, car les Pawnies la vénèrent spécialement, et lui sacrifient leurs prisonniers180. Pour obtenir ses faveurs, les sauvages lui offrent annuellement les premiers produits de leurs chasses… et leurs prisonniers à mesure qu'ils en font. Par ces offrandes, ils s'efforcent de se rendre propice cet oiseau qu'ils supposent avoir une grande influence sur l'astre, leur protecteur; ils le supplient d'être l'interprète de leurs vœux, et de leur faire obtenir tout ce qu'ils désirent, par exemple du succès dans leurs chasses, des chevaux légers et (permettez-moi de le dire) des femmes soumises

[179] V. Correspondance du P. Desmet, missionnaire.

[180] Nous parlons des Sauvages des prairies, en général; ceux de nos lecteurs qui désireraient connaître les pratiques religieuses de chaque tribu, en particulier, peuvent consulter l'ouvrage de notre savant compatriote, M. Georges Catlin (The north american indians).

—Allons, à la guerre comme à la guerre,—dit le marin;—les filets sont tendus; la nuit, au clair de la lune, les poissons s'y jetteront en foule… Il faut donc s'arranger selon la morale turque, qui veut qu'on n'établisse ici-bas aucun domicile durable.

—Capitaine Bonvouloir,—dit le jeune Allemand Wilhem à son ami,—dans la marine, l'officier de quart est un souverain déclaré habile ou mal habile le lendemain d'une mauvaise nuit. Du reste, le docteur Franklin dit que «l'homme n'est complétement né que du moment où il est mort,» pour un perfectibiliste vous n'êtes pas des plus zélés.

—Le docteur Franklin était un mauvais plaisant,—répliqua le capitaine;—peste! je n'ambitionne pas cette perfection. Satan dit à Job: L'homme donnera toujours peau pour peau, et il abandonnera tout pour sauver sa vie. Voulez-vous connaître la devise des sauvages? la voici: vitetôtempoignezscalpez… et qui qu'en grogne tel est mon bon plaisir. Les Parques ne dépêcheraient pas plus lestement. Être attaqués la nuit par des Peaux-Rouges!!… Je ne sais qui s'avisa d'écrire181 que les marques d'une crainte réciproque engagent bientôt les hommes à s'approcher, et que, d'ailleurs, ils y seraient portés par le plaisir qu'un animal sent à l'approche d'un animal de son espèce. Colonel Boon, la violence de la douleur contraint quelquefois les animaux les plus inoffensifs à recourir à tous les moyens. Les chats-huants, par exemple, investis par un nombre supérieur, se renversent sur le dos, et se défendent avec les pattes; ils ramassent leur corps qu'ils couvrent tout entier de leur bec. Dieu sait ce que les sauvages Pawnies nous préparent, mais les naturalistes prétendent que les animaux venimeux sont tous plus dangereux lorsque, avant de blesser, ils ont mangé quelque bête de leur espèce… Il n'y a que le diable qui soit capable de brûler les gens en dépit de la loi, et d'infliger des supplices qui feraient trembler… même… un czar de toutes les Russies!! Messieurs, je ne suis pas des plus robustes, mais puisqu'il est dans la manière de penser des hommes, que l'on fasse plus de cas du courage que de la timidité, je vous déclare que je me défendrai bravement une fois à l'abordage, car Rousseau nous conseille, dans l'Émile, de saisir hardiment celui qui nous surprend la nuit, homme ou bête, il n'importe; de l'empoigner; de le serrer de toute notre force; s'il se débat, de le frapper, de ne point marchander les coups, et quoi qu'il puisse dire ou faire, de ne lâcher jamais prise, que nous ne sachions ce que c'est. Le poète Homère peint Achille féroce comme un lion. Par mon père!! Achille Bonvouloir (ex-capitaine de corvette) aux prises avec son ennemi, ressemblera à une bête fauve, et n'aura rien d'humain!… Cependant, colonel, n'y aurait-il pas moyen d'éviter le supplice en se faisant adopter?…

[181] Montesquieu: Esprit des lois.

—Ils accordent rarement cette faveur,—répondit Boon;—«si nous adoptions tous nos prisonniers, disent-ils, comment apaiserions-nous les mânes de nos guerriers? Comment le village participerait-il à nos triomphes! N'est-il pas nécessaire que notre jeunesse, en les voyant mourir comme des braves, apprenne à subir le même sort avec un égal courage?… Cependant ils les épargnent quelquefois, et leur disent, pour les rassurer: «Soyez sans crainte, vous n'irez pas dans nos chaudières; nous ne boirons point le bouillon de votre chair; nous vous donnerons des peaux d'ours pour la nuit182

[182] Voy. Travels in high Pensylvania.

—N'y a-t-il pas quelques petites formalités à remplir?—demanda le marin.

—Oh! un grand nombre,—répondit Boon; d'abord, comme tous les jeunes gens, il vous faudra passer par une série de tortures volontaires;… on commence par jeûner pendant quatre jours et quatre nuits…

Der teufel!—s'écria un Allemand;—quatre chours sans joucroute!… der teufel!…

—C'est sans doute la plus rude épreuve qu'ils aient à subir!—dit le gastronome gascon stupéfait.

—Pas précisément, capitaine,—continua Boon en conservant son sérieux;—des crochets passés dans les muscles pectoraux soulèvent les martyrs volontaires, qui doivent sourire lorsqu'on les hisse…

Der teufel!—s'écria le même Allemand.

—J'en ai la sueur froide!—dit le marin.

—Ainsi suspendu entre ciel et terre, on vous fera pirouetter sur vous-même jusqu'à ce que vous perdiez connaissance. Revenu à vous, vous serez décroché et traîné à l'entrée de la cabane à mystères, et vous offrirez en sacrifice, au Grand-Esprit, le petit doigt de votre main gauche; vous poserez le membre sur un crâne de buffalo, et un guerrier vous le fera sauter d'un coup de tomahawck. Cette formalité remplie, vous serez saisi par deux jeunes gens des plus robustes, et traîné, le visage dans la poussière; on vous abandonnera ensuite à vous même… jusqu'à ce que le Grand-Esprit vous donne assez de force pour vous relever183

[183] Voy. l'ouvrage de M. Georges Catlin: The north american Indians.

—Quelle énumération!—s'écria le capitaine Bonvouloir;—ceci égale presque les tortures de la sainte inquisition! c'est une violation cruelle du droit des gens! Colonel Boon, vous avez parlé, je crois, de crochets, de couteau, et de l'amputation d'un membre? Miséricorde!… je renonce à ce moyen d'échapper au supplice!… Docteur Wilhem, nous étions en quête d'aventures, nous voilà servis à souhait!… peut-être n'avons-nous affaire qu'à une panthère.

—Cette rencontre serait peu agréable,—observa le vieux naturaliste Canadien;—selon l'illustre Cuvier184, tous les animaux du genre chat ont des ongles rétractiles, c'est-à-dire munis de ligaments élastiques qui les redressent et en dirigent la pointe vers le haut pendant tout le temps que l'animal ne fait pas agir ses muscles; il les rabaisse à l'instant où il veut s'en servir pour agripper

[184] Cuvier. Notes sur Pline.

—Si le ciel ne nous vient en aide, je ne sais comment nous nous tirerons d'ici!—dit le marin…

—Lampride assure, cependant, qu'Héliogabale fit atteler des tigres à son char, pour mieux représenter Bacchus,—continua le vieux Canadien;—preuve que le tigre n'est pas indomptable. Démétrius rapporte, d'une panthère, un trait digne d'être cité. Elle était couchée au milieu du chemin en attendant qu'il passât quelque voyageur…

—Pour l'agripper, sans doute,—observa le capitaine.

—Non,—continua le docteur Hiersac;—elle fut aperçue par le père du philosophe Philinus. Saisi d'effroi, il veut retourner sur ses pas, mais l'animal se roule devant lui, joignant aux caresses les plus pressantes, des signes de tristesse et de douleur très intelligibles… même dans une panthère… Elle était mère, et ses petits étaient tombés dans une fosse, à quelque distance de là. Le premier effet de la compassion… fut de ne plus craindre… le second… d'examiner ce qu'elle demandait.

—C'est logique,—observa encore une fois le marin;—la prudence lui dictait cette conduite…

Elle tirait le philosophe, doucement… avec ses griffes.

—Et il se laissa conduire?…

—Certes,—lorsqu'il découvrit la cause de sa douleur, et par quel service il devait acheter la vie, il retira les petits de la fosse; avec eux, la mère escorta…

—Quelle escorte!—s'écria le capitaine. Ce sont de ces politesses de tigres qui semblent vous sourire au moment où ils vont vous étrangler!

—Avec les petits, dis-je, la mère escorta son bienfaiteur jusqu'au-delà des déserts, en bondissant de joie autour de lui, et témoignant ainsi le désir de payer sa dette de reconnaissance… sans rien demander… chose rare… même chez l'homme…

—Que craignent nos amis?—demanda le Natchez Whip-Poor-Will à Daniel Boon;—le jeune sauvage n'avait encore rien dit, mais ses sens ne le trompaient pas sur la nature du danger qui les menaçait.

—Natchez,—dit le marin au guerrier;—puisque les ténèbres n'ont aucune obscurité pour toi; que la nuit est aussi claire que le jour, et que les ténèbres sont à ton égard comme la lumière du jour même…, bon…, voilà que je m'embrouille… ce n'est pas que j'aie peur, quoique tout homme soit sujet à la crainte, de quelque ataraxie stoïque qu'il veuille se parer, car l'histoire nous apprend que l'orateur Démosthènes, fuyant un champ de bataille, rendit ses armes à un buisson auquel ses vêtements s'étaient accrochés… On dit même que si César se fût trouvé seul (pendant la nuit) exposé au feu d'une batterie de canon, et qu'il n'y eût eu d'autre moyen de sauver sa vie qu'en se mettant dans un tas de fumier… ou dans quelque chose de mieux… on y eût trouvé, le lendemain, Caïus Julius enfoncé jusqu'au cou… Colonel Boon, est-ce que ces barbares Pawnies attaqueront toujours les gens comme des houssards?… ne se présenteront-ils jamais bien serrés pour être enfilés dans les règles!… Je crois qu'il serait bon de leur envoyer quelques balles pour leur faire une douce violence? qu'en pensez-vous?—et le marin ajouta vivement—Vois-tu, Natchez, vois-tu des yeux qui brillent dans les broussailles?…

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