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Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon

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LE CAMP D'AARON.

(Ce chapitre est dédié à Madame Julia DARST.)

On nous dit que la nature sera plus forte que nous; cette objection soulève mon âme. Ne lisons-nous pas dans les livres sacrés qu'un grain de foi soulève des montagnes? Eh bien! ce grain de foi, qu'est-ce autre chose que le génie humain, assisté de son premier ministre, la science, parvenant à l'aide de la persévérance, à dompter la création.

(M. de Lamartine, Discours du 4 mai 1846.)

Or, il n'y avait point d'homme dans tout Israël qui fût aussi beau ni aussi bien fait que l'était Absalon; depuis la plante des pieds, jusqu'à la tête, il n'y avait pas en lui le moindre défaut. Lorsqu'il se faisait les cheveux, ce qu'il faisait une fois tous les ans, on trouvait que sa chevelure pesait deux cents sicles selon la mesure ordinaire.

(Les Rois. Liv. II. §14.)
CHAPITRE II.

Nous allons parler, dans ce chapitre, de ces courageux pionniers qui tracent les sillons de nos provinces les plus éloignées; c'est par amour pour leurs enfants qu'ils vont s'établir au milieu des bois, et recommencer la pénible carrière des défrichements. Les nouvelles terres promettent, au travail, bonheur et indépendance: mais quelles fatigues! quelle incertitude dans les premiers pas! Il faut suivre l'Américain dans les déserts de l'Ouest; il faut surprendre cet homme, la hache à la main, abattant les vieux sycomores, et les remplaçant par l'humble épi de blé; il faut observer le changement qu'éprouve sa cabane lorsqu'elle devient le centre de vingt autres qui s'élèvent autour d'elle… Partout où nos colons s'établissent en nombre un peu considérable, ils portent des habitudes d'organisation parfaites; la sagesse des vues et des combinaisons, le courage et la persévérance dans la conduite et l'exécution, président à ces établissements. Ils s'attachent au sol par un lien étroit, et y sont, pour ainsi dire, enracinés; la relation est intime entre les terres et les propriétaires qui ont versé des sueurs pour les féconder. Nous savons que Solon fit un crime de l'oisiveté, et voulut que chaque citoyen rendît compte de la manière dont il gagnait sa vie. Chez nous, l'oisiveté est également un crime, car l'homme trouve des motifs d'action bien plus puissants qu'ailleurs; aussi notre industrie sait tirer parti de tout ce que la nature lui offre avec une si grande profusion. Si l'on veut pénétrer la sagacité qui assure aux Américains le produit de riches territoires, il faut, avons-nous dit, les suivre dans les profondeurs des forêts, et étudier sur les lieux mêmes leur activité, et leur persévérance. En effet, l'homme placé comme cultivateur au sein des bois, passe sa vie à vaincre une foule d'obstacles, qui, sans cesse, exercent ses forces et excitent son génie; il y acquiert une énergie qui le rend supérieur à l'habitant des villes: le laboureur courbé vers la terre et rompu aux travaux rustiques, ne se redresse que mieux devant l'ennemi, dit Mirabeau. Mais quelles ressources dans nos territoires!… une heureuse variété dans les productions, est la base de nos besoins, de nos secours mutuels, de notre union. Il était donc nécessaire, pour prospérer, de donner à nos jeunes sociétés toute l'énergie possible; il était nécessaire que les principes sages et simples qui nous gouvernent et règlent notre existence sociale, fussent établis pour le bien-être général, et que le bonheur de tous ne pût jamais être sacrifié au bien-être de quelques-uns. Ce concours de circonstances qui ont tant de pouvoir sur l'homme, la liberté et la justice, ont introduit dans nos mœurs, un esprit doux et tolérant, qui est devenu le premier trait de notre caractère national.


Transportons la scène à plusieurs centaines de milles du lieu que nous avons décrit dans le chapitre précédent. Une file de waggons s'avançait lentement dans ces immenses régions inconnues qu'arrosent le Missoury et ses tributaires; en suivant les détours des collines, elle se déroulait en mille aspects divers; quelquefois elle disparaissait en partie; puis, tout-à-coup, dans le lointain, on découvrait l'avant-garde qui marchait lentement, tandis que le corps général suivait dans le plus bel ordre: c'était des pionniers de l'Orégon. «Le prédicant américain, (dit M. Poussin), escorté de sa compagne courageuse et résignée, tous deux animés de la même foi, ont déjà franchi les montagnes rocheuses; d'autres missionnaires, préoccupés des mêmes intérêts, ont suivi les mêmes sentiers, et répandent partout avec eux la foi, la langue, l'influence, l'autorité de leur pays et de leur gouvernement… Autour d'eux viennent se réunir les enfants des forêts, pour recevoir les premières influences de la civilisation. Bientôt, quelques familles américaines, entraînées par le même sentiment de prosélytisme, sont venues se fixer également dans ces régions lointaines où elles sont destinées à devenir le noyau d'importantes colonies agricoles; car la vallée de la Colombia offre à l'Américain des attraits irrésistibles55

[55] Voyez la question de l'Orégon par M. le major du génie, G. T. Poussin.

Les pionniers avaient, pour chef, un de ces hommes à organisation puissante, prodige d'activité, de confiance personnelle et d'audace… Aaron Percy (c'était son nom), sans être un grand philosophe, connaissait assez les hommes pour savoir que quiconque veut en être obéi, doit les dominer par la raison et la fermeté. Le vieux pionnier s'était appliqué à ne jamais compromettre sa dignité, et à maintenir dans le camp une discipline sévère: aussi cette troupe fut un modèle d'ordre et de bonne conduite, quoiqu'il s'y trouvât des esprits inquiets et dissipateurs.

Nos colons, pour la plupart Américains, pleins du sentiment de leur force et de leur capacité, vont soumettre de nouvelles régions à l'empire de l'agriculture; renonçant à tous les avantages que procure le voisinage des villes, ils abandonnent les champs cultivés, disent un adieu, éternel peut-être, à leurs amis, et pénètrent dans une forêt immense, où ils doivent abattre le premier arbre, frayer le premier sentier, labourer et semer parmi une multitude de souches qu'ils peuvent à peine espérer de détruire dans tout le cours de leur vie… Estimés dans leurs comtés, ils s'expatrient!… ils se soumettent à toutes les rigueurs de la pauvreté, et consentent à loger sous la cabane d'écorce!… mais aussi, ils voient dans l'avenir, leurs enfants heureux et riches; les privations et les rudes travaux qui attendent ces bons pères ne les découragent pas. La nature se montre devant eux dans toute l'horreur qu'elle déploie avant d'être asservie; elle fait naître des forêts sur des débris de forêts; les lianes embrassent le tronc des arbres, montent jusqu'à leur cime, en descendent, remontent encore, et forment un treillage impénétrable: les pionniers admirent d'abord ces obstacles puissants qui les défient; la hache résonne, et la nature est subjuguée… L'Américain, grâce à son éducation, n'est jamais embarrassé dans les bois; il les parcourt avec facilité, et s'y oriente comme le marin au milieu de l'Océan. Il compte sur sa sagacité pour le choix d'une bonne terre; il juge de sa qualité par la grandeur et la beauté des arbres; les buissons, toutes les plantes qu'il foule, servent à son instruction; il observe les différentes couches du terroir; il suit les sinuosités des montagnes qui règlent la direction des ruisseaux; il cherche une chute d'eau, où il puisse un jour construire un moulin; enfin il examine et pèse tout, car il va mériter le titre de créateur.

Les waggons de la caravane, lourdes voitures à quatre roues, étaient couverts d'une double toile à voile, épaisse et bien cirée; quelques-uns étaient chargés de meubles et d'instruments aratoires. Les provisions étaient considérables, car malgré cette première effervescence qui transporte l'imagination au-delà des bornes ordinaires, nos pionniers surent prendre toutes les précautions contre les maux inévitables d'un long voyage, et qui rappellent à l'homme toute sa faiblesse au milieu de ses plus grands efforts. Les émigrants n'avaient donc rien oublié de ce qui pouvait être nécessaire à la conservation de leurs familles; un petit troupeau de bœufs, de vaches et de chèvres, suivait la caravane; de gros dogues, bien dressés, remplissaient admirablement l'office de bouviers, et veillaient sur le bétail.

Aaron Percy avait pris les devants; à ses côtés se tenait un jeune Américain que nous présenterons à nos lecteurs sous le nom de Frémont-Hotspur. Aaron l'avait choisi pour son lieutenant; aux yeux de miss Julia Percy (fille du vieux pionnier), Frémont-Hotspur était le plus beau jeune homme qu'elle eût encore vu. Monté sur un magnifique destrier, et armé de toutes pièces, il caracolait sur les ailes de la caravane, à droite, à gauche, en avant, en arrière, craignant toujours de donner dans quelque embuscade imprévue. Lorsqu'il se fut assuré qu'aucun danger ne les menaçait, il rejoignit Aaron, et rompit le silence:

—Position magnifique, M. Percy,—dit le jeune Américain en indiquant du doigt une colline verdoyante, à une distance d'environ deux milles de l'endroit où ils se trouvaient.

—C'est vrai; mais pas une seule habitation humaine!—observa Percy;—traverserons-nous ces prairies sans être inquiétés par les maraudeurs?… arriverons-nous sains et saufs au but de notre voyage?…

—Rassurez-vous, M. Percy,—dit Frémont-Hotspur,—votre sagesse nous préservera de ces calamités qui ont perdu la plupart des colonies naissantes. Tant d'obstacles à surmonter exigeraient, il est vrai, les forces d'Hercule, et la longévité d'un patriarche, mais qu'importe! nous l'entreprendrons, et certainement les générations futures nous devront quelque reconnaissance. La prospérité de nos États étonne déjà la vieille Europe, dont les débris viennent accélérer notre marche en dépit des entraves. N'oublions pas que nous laissons, dans le Kentucky, des amis qui admirent notre courage; nous trouverons peut-être, au-delà des montagnes rocheuses, des frères qui nous accueilleront et nous aideront. Nous signalerons notre récente existence par de vigoureux efforts…

—Craignez les illusions de l'imagination qui, trop souvent, embellissent ce qu'on voit dans une perspective éloignée, dit Percy;—car rien n'est si séduisant que le projet de former un nouvel établissement… Mais nous comptons tous sur vous, M. Frémont-Hotspur; vous êtes jeune, courageux et prudent; vous agissez, en toutes choses, avec résolution et promptitude; vous vendriez chèrement votre vie dans un combat avec les sauvages Pawnies56

[56] Les sauvages les plus redoutables des Prairies.

—Ma vie… ma vie… je voudrais avoir autre chose à défendre,—dit Frémont-Hotspur, après un moment d'hésitation.

—Je ne vous comprends pas, M. Frémont-Hotspur—observa Percy dans le plus grand étonnement;—regrettez-vous d'avoir quitté le Kentucky?… Quelque jeune lady de Boon'sborough vous aurait-elle inspiré des sentiments que vous n'osez avouer, même à un ami?… Vous craignez, peut-être, de ne pas rencontrer le bonheur dans le nouvel établissement?

Le vieux pionnier jeta un regard à la dérobée sur son jeune compagnon qui lui répondit avec un admirable sang-froid.

—M. Percy, un philosophe, prétend que «là où deux personnes peuvent vivre aisément ensemble, il se fait un mariage57:» Or, il a été prouvé que l'homme était doué d'une activité qui le portait à multiplier perpétuellement ses jouissances… donc…

[57] Montesquieu, Esprit des Lois.

—Au fait, au fait, M. Frémont-Hotspur; vous ne procédez que par circonlocutions; ainsi «là où deux personnes peuvent vivre aisément ensemble, il se fait mariage;» la conclusion de tout ceci?

—M. Percy, on a encore observé que la fortune changeait souvent, et pouvait beaucoup; et que si elle peut faire quelque chose pour quelqu'un… c'est pour un vivant: il faut donc se mettre sur son chemin. Je suis pauvre,—continua Frémont-Hotspur:—je n'ai pour tout bien qu'un waggon de marchandises; il est temps de songer à l'avenir; ce n'est pas que je me repens d'avoir fait le tour du monde… non…

Aaron Percy regarda son compagnon en ouvrant de grands yeux qui lui disaient assez qu'il ne comprenait pas où il voulait en venir.

—Vous savez, M. Percy,—continua Frémont-Hotspur,—que deux maladies travaillent nos compatriotes… celle des manufactures… et celle des émigrations à l'Ouest… Voici donc ce que je demande au ciel…

—Ah!… vous allez, enfin, vous expliquer; vos périphrases me donnaient de l'inquiétude… Allons… courage…

—Je demande au ciel un cottage58 dans la fertile contrée où nous allons, un cottage près d'une rivière, et au milieu de nombreux amis… Mais il manque quelque chose à ce tableau…

[58] Maison de campagne.

—Un moulin, sans doute;—dit vivement Percy.

—Fi! M. Percy… je voulais parler d'une femme…

—Une femme!…—s'écria Aaron stupéfait—et c'est dans l'Orégon que vous allez chercher une partner?…

—Eh! M. Percy… qui vous dit… qu'elle… n'est pas déjà trouvée?…

—Ah!… vous avez déjà fait un choix!… Vous avez raison, M. Frémont-Hotspur, il faut vous marier,—continua le vieux pionnier comme quelqu'un qui se rappelle avec une douce mélancolie les souvenirs de sa jeunesse;—oui, mariez-vous; je me souviens qu'étant jeune homme, j'eus honte d'être si peu utile au monde; j'épousai Suzanna Howard; ma maison en devint plus gaie et plus agréable; un nouveau principe anima toutes mes actions… Mariez-vous, M. Frémont-Hotspur, mais épousez une femme laborieuse; car, qu'un homme travaille, qu'il s'épuise en sueurs, qu'il fasse produire à la terre les meilleurs grains, et les fruits les plus exquis, si l'économie de la femme ne répond pas à l'industrie du mari, le repentir suivra de près… M. Frémont-Hotspur, pourrait-on, sans indiscrétion, vous demander le nom de celle à qui s'adressent vos vœux!…

Le jeune Américain fut un peu embarrassé par cette question, mais il résolut d'en finir…

—M. Percy, me croyez-vous uniquement saisi de l'humeur voyageuse qui, chaque année, enlève aux États atlantiques de nombreuses phalanges de cultivateurs?… Le docteur Franklin dit que «trois déménagements équivalent à un incendie;» or, j'ai fait naufrage sur les côtes de l'Écosse… premier déménagement; et comme on n'échappe jamais d'un écueil sans courir d'autres dangers, je fis un second naufrage sur les côtes de France… deuxième déménagement; je ne sais ce qui m'attend dans l'Orégon, mais celui qui fait naufrage une troisième fois a tort d'en accuser Neptune; il est donc peu probable que j'eusse quitté le Kentucky, si la Dame de mes pensées y eût été…

—D'accord,—dit Percy.

—Il est encore moins probable qu'elle se trouve dans l'Orégon, pays que je ne connais pas… vu que je n'y ai jamais fait naufrage…

—C'est logique…

—Le docteur Franklin dit encore,—continua Frémont-Hotspur;—que si vous voulez que vos affaires se fassent, allez y vous-même; si vous ne voulez pas qu'elles se fassent… envoyez-y…; or, mes affaires ne sont pas de celles qui se font par procuration; la compagne que je cherche ne peut donc être bien loin, et si dans deux mois je ne suis pas marié… j'embrasserai la vie sauvage…

Aaron Percy comprit enfin.

—M. Frémont-Hotspur,—dit-il au jeune Américain,—vous êtes un homme laborieux, et élevé dans les plus purs sentiments démocratiques; vos qualités vous ont conquis l'estime générale; je serai fier de vous nommer mon gendre…

—Vous comblez tous mes vœux,—dit Frémont-Hotspur avec joie.

—Mais ne concluons rien avant d'avoir consulté Julia; je doute, cependant, qu'elle se refuse à… l'annexion

Les deux pionniers parcoururent une grande partie de la prairie, en gardant le plus profond silence; les oiseaux fuyaient à leur approche; les antilopes se levaient presque sous les pieds des chevaux; rien ne surpasse leur légèreté et leur délicatesse; elles habitent les plaines découvertes; sauvages et capricieuses, promptes à prendre l'alarme, elles bondissent, et fuient avec une rapidité qui défie la balle du chasseur; quand elles effleurent ainsi les prairies pendant l'automne, leurs couleurs fauves se confondent avec les teintes des herbes desséchées, et l'œil peut à peine les suivre. Tant qu'elles se tiennent en plaine, elles sont en sûreté; mais la curiosité les entraîne souvent à leur perte. Les sauvages, pour les tuer, ont recours à un stratagème qui manque rarement son effet; ils se cachent dans les herbes, et attachent, à un bâton fiché en terre, un morceau de drap rouge ou blanc; les antilopes approchent en troupes, et les chasseurs leur décochent alors des flèches avec leur adresse sans égale.

—Halte!—s'écria Aaron Percy d'une voix de stentor, lorsque le waggon, qui marchait en tête, ne fut plus qu'à quelques pas de l'endroit où il se tenait avec son jeune lieutenant.—M. Frémont-Hotspur, examinons les voitures.

Les deux pionniers descendirent de cheval, et commencèrent l'inspection. La plupart des émigrants avaient beaucoup d'enfants; Aaron Percy en comptait sept. Lorsqu'il arriva à son waggon, qui se trouvait au milieu de la file, la bégayante couvée était en émoi; l'apparence lugubre de la forêt, la solitude dans laquelle ils se trouvaient, tout faisait vivement sentir aux petits Américains la privation des biens qu'ils avaient quittés;… aussi pleuraient-ils à chaudes larmes…

—Qu'est-ce que j'entends! et vous aussi ma fille Julia!—s'écria Percy avec autant de sévérité qu'il en pouvait montrer à une créature si douce,—que veut dire cette terreur? est-ce ainsi qu'on commence un établissement? Nos pères, persécutés en Europe, n'abordèrent-ils pas sur ce continent, où ils ne trouvèrent ni vaches, ni chèvres?… et nous avons tout cela, nous!!… Cessez donc de verser des larmes; nous avons un but qu'il faut atteindre, et plutôt que d'abandonner notre projet d'arriver les premiers dans l'Orégon, je livrerai aux périls du désert tout ce que nous possédons, et si c'est la volonté de Dieu, notre existence même!…

—Nous aurons tous du courage,—dit mistress Suzanna Percy avec calme;—prions l'Etre-Suprême de nous accorder la santé, c'est tout ce dont nous avons besoin. Votre mère n'a point de craintes, enfants; elles sera toujours près de vous;—ajouta la courageuse Américaine.

Ce langage simple les rassura, et leur ancienne maison, leurs jeux, leurs petits compagnons, et tous les charmes du Kentucky s'effacèrent de leur souvenir…

Mistress Suzanna Percy était une femme courageuse et résignée; le pionnier n'eût su mieux placer ses affections, et il avait toujours trouvé en elle une amie pleine de douceur et de dévouement… Si l'Américain veut être heureux, dit un proverbe du pays, qu'il consulte celle que le ciel lui a donnée pour compagne. Le lecteur connaît sans doute la base de la prospérité de nos familles; cette prospérité est uniquement fondée sur l'utilité réciproque de l'homme et de la femme, c'est-à-dire sur l'ordre d'un travail réglé et assidu, et sur cet amour fondé sur la conscience du devoir. Les mariages sont, en général, très heureux dans notre Amérique, parce que les jeunes personnes n'ont, le plus souvent, d'autre dot que leurs vertus et leur esprit d'économie; le bien-être d'une famille dépend donc, en grande partie, du savoir, de l'intelligence et de l'habileté de la femme. Dans nos habitations, jetées, pour ainsi dire, au milieu des forêts, nous goûtons un bonheur réel, ce bonheur qui se trouve au sein d'une famille bien ordonnée et dont les membres sont étroitement unis, car les affections sociales sont d'autant plus durables et plus énergiques qu'elles sont sans distractions et plus concentrées.

—Écoutez, enfants,—reprit Aaron Percy;—écoutez les instructions de vos parents; étant moi-même fils d'un père qui m'a élevé, et d'une mère qui m'a chéri comme si j'eusse été leur unique soutien, vous me devez le même respect que je leur portais. Enfants, notre sentier sur la terre est difficile et rude, car la sagesse se tient sur les lieux les plus élevés; pour y marcher avec assurance, il faut que les faibles s'appuient sur les forts. Honorez donc vos parents qui éclairent vos premiers pas; vous manquez d'expérience, il est donc nécessaire que vous soyez guidés dans la bonne voie par leur raison. La nature vous commande de les respecter, de leur obéir et de prêter une oreille docile à leurs enseignements et à leurs conseils. Si vous ne pouvez encore partager leur tâche, rendez-la-leur moins rude en vous efforçant de leur complaire et de les aider selon votre âge et vos forces… Ecoutez, enfants; c'est pour vous que nous avons entrepris ce nouvel établissement; nos peines seront légères si vous êtes tous industrieux; avec une volonté ferme, peu d'obstacles sont insurmontables: je vous promets, à chacun, cinq cents acres de terre au moins, quand vous songerez à vous marier; mais n'épousez que des femmes sages et laborieuses, car une femme querelleuse, dit le roi Salomon, est comme un toit d'où l'eau dégoutte toujours; il vaudrait mieux demeurer en un coin, sur le haut de la maison, que d'habiter avec une femme querelleuse dans un domicile commun; le père et la mère donnent la maison et les richesses, mais c'est le Seigneur qui donne à l'homme une femme sage… Enfants, celui qui a trouvé une bonne femme, a trouvé un grand bien, et il a reçu du Seigneur une source de joie… Vous rappelez-vous ce que je vous lisais l'autre jour dans mon livre?… on représentait anciennement un homme tressant une corde de paille, et une biche mangeait cette corde à mesure qu'il la tressait; quelle est la morale de cette histoire, Albert?—demanda Aaron à un petit garçon de douze ans qui s'essuyait les yeux en soupirant.

—Cet homme était, sans doute, un artisan laborieux, qui avait une femme peu économe; de sorte qu'elle avait bientôt dépensé ce que le pauvre diable avait amassé à la sueur de son front…

—Oui, à la sueur de son front, c'est vrai, c'est vrai,—reprit le bon père;—mais, écoutez-moi, Albert; à vingt-et-un ans, je vous donnerai ce que vous avez vu tracé en encre rouge sur ma carte de l'Orégon; vous aurez donc trois cents acres de terre, et une chute d'eau; vous y construirez un mill (moulin): vous vous rappelez sans doute ce que je disais hier, Albert? Si la roue d'un moulin dépasse quatre mètres de diamètre, elle doit avoir en vitesse, une force telle qu'elle fasse au moins cinq tours par minute, ou un tour toutes les douze secondes; vous me comprenez, n'est-ce pas, Albert?…

—Oui «Pa»59.

[59] Pa, pour papa.

—Vous savez qu'autrefois on laissait perdre une grande partie de la force motrice; aujourd'hui, au contraire, on met à profit les lois rigoureuses de la mécanique. Entre autres perfectionnements… car il faut perfectionner, n'est-ce pas, Albert?…

—Oui, «Pa.»

—Entre autres perfectionnements, dis-je, on a substitué des axes et des roues en fonte et en fer, aux roues et aux axes en bois; et tandis qu'anciennement on donnait à chaque moulin une roue hydraulique particulière, on n'établit plus maintenant qu'une seule roue hydraulique pour mettre en mouvement autant de moulins que peut le permettre la force motrice de l'eau qu'on possède… Cependant en présence des découvertes de chaque jour (car il faut perfectionner, vous en convenez vous-même, n'est-ce pas, Albert?… la tendance directe du progrès étant de substituer à la force de l'homme, dans tous les labeurs matériels, les forces brutes de la nature soumises à l'empire de son intelligente volonté); en présence des découvertes de chaque jour, dis-je, on a peine à comprendre comment les petits meuniers ne cherchent pas à sortir de l'ancienne routine, si contraire à leurs intérêts;—les yeux du petit garçon brillaient—ce n'est point que je fasse peu de cas de votre opinion, Albert? mais vous convenez vous-même qu'il faut perfectionner, or, ce mot équivaut à ceci «qu'il faut renoncer à l'ancienne routine.» Certes, je respecte votre avis, Albert; mais vous me permettrez de vous exposer, avec la franchise d'un sincère ami de la vérité, mon opinion qui n'est pas méprisable en ceci… car, après tout, j'ai de l'expérience;—et pour donner plus de poids à son argument, le vieillard ôta son bonnet de peau et laissa voir ses cheveux blancs: l'enfant cessa de sangloter et l'écouta respectueusement.—Je disais donc, que les petits meuniers n'ont à leur disposition qu'une force minime et ils continuent néanmoins à employer des meules dont les dimensions et le défaut de rayonnage réclament une grande puissance d'action… vous m'entendez, Albert? de là résulte pour eux un chômage fréquent qui les prive de tout gain; ajoutez à cela que leur manière de moudre échauffe la farine, la détériore et la rend moins productive dans la panification, chose essentielle, n'est-ce pas, Albert?

—Oui «Pa».

—Vous savez que les moulins les plus ordinaires se composent d'une roue extérieure qui est mise en mouvement par l'eau; votre maître, M. Harris et vous, êtes partisans de ce système; il est possible que vous ayez raison Albert; le procédé est assez simple: si je vous ai bien compris tantôt (et nous reviendrons sur cette discussion), si je vous ai bien compris, dis-je, au centre de la roue dont nous avons parlé, passe un essieu soutenu par deux pivots; à la partie de l'essieu qui donne dans le moulin est attaché un rouet à la circonférence duquel sont implantées quarante huit chevilles qui s'engrennent dans la lanterne, laquelle est composée de deux plateaux qui la terminent en haut et en bas, et de neuf fuseaux qui forment son contour… avez-vous une observation à faire, Albert?

—Non «Pa»; cependant n'oubliez pas que la lanterne est traversée par un axe de fer, qui d'un bout porte sur le palier

—Certes, Albert; et si je vous ai bien compris le palier est une pièce de bois d'environ un demi pied de largeur, sur cinq pouces d'épaisseur et neuf pieds de longueur entre ses deux appuis, et qui, de l'autre bout, supporte à son extrémité la meule supérieure, laquelle est mise en mouvement par la lanterne, qui, elle-même, est mue par le rouet. N'avez-vous aucune objection à faire, Albert?

—Non, «Pa.»

—Je continue donc; les meules sont renfermées dans un cintre de bois de la même forme. La meule inférieure, qui est immobile, forme un cône dont le relief depuis les bords jusqu'à la pointe, est de neuf lignes perpendiculaires; la meule tournante ou supérieure en forme un autre en creux, dont l'enfoncement est d'un pouce environ. Vous ai-je bien compris, Albert?

—Oui, «Pa,» mais il faut dire que le choix des meules est chose très importante, quel que soit le moulin…

—C'est vrai, Albert; je terminerai, en disant que pour chaque moulin du système anglais, il faut au moins la force de trois chevaux, et celle de quatre chevaux pour nos grands moulins à meules de six pieds: la force d'un cheval est représentée par cent soixante livres d'eau élevée à un mètre par seconde… Mais nous reprendrons cette discussion, Albert; vous me permettrez de développer mon système… Quant à vous, Arthur—un petit garçon de sept ans—vous entretenez l'esprit de rébellion dans la caravane!… Je m'aperçois que vous vous abandonnez aux penchants que l'on doit sans cesse combattre et réprimer!… Vous serez donc l'éternel jouet des passions! mais après la faute viennent les regrets et les remords; le calme et l'inaltérable contentement sont le partage d'une conscience pure; soyez donc plus sage: vous savez que je vous ai promis de vous faire travailler chez le charpentier… Et vous ma Jenny—(c'était une petite fille de dix ans qui sanglotait près de sa mère)—aidez vos parents, et soignez bien vos moutons et vos chèvres; vous savez que les moutons sont sujets au spleen (mélancolie) comme les hommes; il faut leur donner souvent du sel et y mêler un peu de soufre broyé avec de l'antimoine. S'il neige dans le pays où nous allons, vous ferez balayer votre basse-cour, Jenny, car les moutons deviennent aveugles lorsque la neige dure longtemps…

—Cependant «Pa»,—observa la petite fille—ma tante Molly me disait qu'il valait mieux leur construire un parc bien couvert; les moutons sont les plus délicats des animaux, et doivent toujours être à l'abri des injures du temps; ayant plus chaud dans les parcs qu'en plein air, ils mangent beaucoup moins, ce qui économise le fourrage… Ma tante Molly m'a appris aussi que plus il fait froid, plus la nourriture des bestiaux doit être grossière, le meilleur fourrage devant être réservé pour l'époque du dégel qui relâche leurs dents, et les affaiblit…

—Tout cela est vrai, ma Jenny:—dit Aaron—votre tante Molly est une excellente ménagère; elle ne peut vous avoir appris que des choses utiles; vous ferez donc comme vous le jugerez convenable; nous comptons tous sur votre diligence pour nous approvisionner abondamment de miel et de sucre d'érable…

La petite Jenny essuya ses larmes, et descendit de voiture; aussitôt les poulains de hennir, les moutons et les chèvres de bêler; jamais concert de basse-cour ne fut plus bruyant; tous s'empressent d'accourir à sa voix, les plus agiles arrivant les premiers. Jenny répand du sel sur des feuilles placées à une certaine distance les unes des autres; car, comme les hommes, les animaux ont des passions qui les excitent; ils connaissent la jalousie, la rancune et le plaisir de la domination; les plus forts, arrogants et impérieux, profitent de leur supériorité, et en abusent pour anticiper sur la part des plus faibles, qui mourraient de faim, sans une surveillance particulière, ou l'usage des subdivisions dans les basses cours. Chaque mouton, chaque chèvre de la caravane avait son nom, et obéissait quand Jenny lui parlait; elle faisait mettre des entraves de cuir aux jambes des plus obstinés; une chèvre (chose inouie!) fut fouettée trois fois pour la même faute!! Les poulains, inquiets et farouches, osent à peine approcher; ce n'est cependant pas la voix qui doit un jour leur commander; ils caracolent dans la prairie, leur crinière flottant au gré du vent, et distribuent des ruades aux pauvres chevaux attelés aux waggons; ceux-ci prennent la chose assez philosophiquement, et se consolent en pensant que les harnais qu'ils humectent actuellement de leurs sueurs, serviront, un jour, à dompter les petits insolents qui viennent les insulter, comme on dit, jusqu'à la bride. Jenny reste immobile; les poulains les plus hardis font un pas puis s'arrêtent, les jambes pliées et prêtes à se détendre comme des ressorts; ils font un autre pas, puis s'arrêtent encore; enfin, rassurés par l'immobilité de Jenny, ils s'approchent en tremblant de tous leurs membres; leurs yeux saillants brillent et roulent dans leurs orbites; leurs mères leur lèchent l'encolure pour les encourager; ils tendent enfin le cou, tirent la langue, et savourent le sel que la petite fille leur présente à pleine main… Un chevreau, qui voyageait en voiture avec la famille Percy, fut déposé sur l'herbe; il fit mille cabrioles en bondissant sur le gazon de la prairie, et après avoir reçu les caresses maternelles en remuant la queue, il revint prendre sa place ordinaire dans les bras de la petite Jenny. On eût dit un de ces daims du pays d'Akra, qui n'ont pas plus de dix pouces de hauteur, et dont les jambes ressemblent à de petites baguettes. Rien, au dire des voyageurs, n'est si doux si joli, si caressant que ces petites créatures; mais elles sont si délicates qu'elles ne peuvent supporter la mer, et meurent toutes avant d'arriver en Europe. Les moutons de la caravane étaient superbes, grâce aux soins de Jenny qui se fût privée de tout pour ses ouailles…

Nous avons vu qu'Aaron Percy parlait à ses enfants comme à des petits hommes. Cependant le sage roi, Salomon, nous a transmis quelques maximes qui peuvent trouver leur application; les voici telles qu'elles sont consignées dans la Bible:


Celui qui épargne la verge, hait son fils; mais celui qui l'aime s'applique à le corriger.


La verge et la correction donnent la sagesse; mais l'enfant qui est abandonné à sa volonté couvrira sa mère de confusion.


La folie est liée au cœur des enfants, et la verge de la discipline l'en chassera.


N'épargnez point la correction à l'enfant; car si vous le frappez avec la verge, il ne mourra point; vous le frapperez avec la verge, et vous délivrerez son âme de l'enfer.


Elevez bien votre fils, il vous consolera, et deviendra les délices de votre âme60.

[60] Voy. la Bible. Proverbes de Salomon.


Luther dit quelque part: «Qu'il faut fouetter les enfants, mais qu'il faut aussi les aimer»… Nous sommes de l'avis de Luther…

Revenons à nos pionniers; que feront-ils pour prévenir les accidents, les maladies qui peuvent affliger leurs familles? Il est aussi impossible de prévoir tous les maux qu'il est peu prudent de chercher à les deviner. Du reste, dans le nombre des émigrants, il y en a toujours un qui est à la fois mécanicien, laboureur, médecin… suivant la circonstance…

Aaron Percy, assisté de Frémont-Hotspur, continua l'inspection des voitures. Le waggon qu'habitait mistress Suzanna Percy et ses enfants avait été grandement endommagé par les cahots de la route, et nécessitait une prompte réparation. Pendant l'examen qu'en fit le vieux pionnier, miss Julia, sa fille, avança la tête hors du chariot, et Frémont-Hotspur osa regarder cette belle créature… Sa jeunesse, sa douce modestie, ses charmes simples mais puissants, tout cela formait un ensemble auquel le jeune pionnier ne put résister.

A la vue du lieutenant de son père, la joie se peignit sur les traits de la belle Américaine; Frémont-Hotspur toucha son bonnet de peau et salua: mistress Suzanna et sa fille s'inclinèrent légèrement.

—M. Frémont-Hotspur,—dit Percy,—les roues du waggon des dames se fendent; l'essieu crie; profitons de cette halte pour tout réparer… Du reste nous pouvons dresser ici nos tentes, et y attendre nos amis…

—Ce waggon, est le vaisseau de Thésée,—dit Frémont-Hotspur,—renouvelé pièce à pièce, il n'aura bientôt plus rien de lui-même…

Percy explora ensuite les environs, et découvrit que la colline, s'abaissant à son revers par une pente insensible et douce, les conduirait sans dangers dans un pays charmant, où se trouvaient réunies les trois choses qui leur étaient indispensables, l'eau, le bois et le fourrage. Mais pour arriver dans cette riante prairie, il fallait d'abord franchir une colline presque inaccessible, ou faire un long circuit dont le pionnier ne connaissait pas le terme. Persuadé que la patience et la ferme volonté triomphent de tout, Aaron Percy avait peine à croire que cette entreprise fût plus difficile pour la caravane, que ne l'avait été le passage des Alpes aux armées d'Annibal, de Charlemagne, et de Bonaparte; or, Annibal, Charlemagne et Bonaparte avaient franchi les Alpes… Aaron se disposa donc à gagner le terrible sommet… ce qui ne pouvait s'effectuer sans les plus grandes précautions… On conduit les chariots les uns après les autres; huit chevaux traînent péniblement le premier… Il touche presque au but, mais la chaîne qui retient l'attelage se rompt, et la voiture roule rapidement jusqu'au pied de la colline… Aaron la suit des yeux; vingt fois il la voit près de culbuter dans les ravins qui bordent la route… enfin elle s'arrête le long d'un torrent; les pionniers poussent un cri de joie, puis immédiatement ils disposent tout pour une seconde ascension… Aaron suivait involontairement les mouvements du waggon, et semblait le redresser par ceux de son corps et les gestes de ses bras: chaque secousse retentissait jusqu'au fond de son cœur; enfin le véhicule atteignit le sommet de la colline, et s'avança dans la plaine par une pente des plus douces. Les pionniers descendirent avec autant de plaisir et de tranquillité qu'ils avaient eu de peine de l'autre côté, et ils campèrent sur les bords d'une petite rivière tributaire du Missoury; des eaux fraîches et limpides arrivaient de tous côtés, des montagnes de l'Ouest. Le lieu choisi par Aaron Percy était un de ces sites qui prouvent que l'imagination des poètes n'est pas toujours au-dessus de la nature et de la vérité; de riantes collines, couronnées de superbes bouleaux, se prolongeaient au loin, offrant à l'œil cent bocages naturels et variés. Les voyageurs firent leurs dispositions pour la nuit; on dressa les tentes, et les jeunes gens roulèrent les waggons de manière à former une espèce de poste avancé qui devait protéger le camp contre toute surprise nocturne.

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