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Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon

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LE CONSEIL DES SACHEMS.

Ils veulent du sang, ils disent du sang! du sang! nous voulons du sang!

Quels sont ces gens dont le costume est si étrange, si fané? qui sont sur la terre et ne ressemblent point à ses habitants?

Shakespeare, Macbeth.
CHAPITRE IX.

Revenons à ceux de nos pionniers que nous avons laissés campés dans la prairie, et attendant leurs compagnons. Un des fils d'Aaron Percy, et un jeune Écossais, qui avaient conduit les bestiaux aux pâturages, prétendaient avoir vu un homme rouge traire une vache qui s'était un peu éloignée des autres; ils avaient été saisis de frayeur à cette apparition; Mac, l'Écossais, très superstitieux de son naturel, crut voir le nain du rocher195 qui faisait tourner le lait des vaches: les deux enfants avaient jugé prudent de reconduire le bétail au campement avant le coucher du soleil.

[195] Voyez le nain noir (The black Dwarf) de Walter-Scott.

—Bien douce est la bête qui se laisse traire par tout le monde, dit le petit Albert sans attendre que son père l'interrogeât; Betsy (c'était le nom de la vache) ne porte pas le tribut que chaque soir elle donnait à Julia…

—Et l'on sait que les sorciers ne boivent que du lait pur,—ajouta le jeune Écossais;—les hommes ne sont pas des objets si communs dans ces prairies; si nous étions aux Grampians196, la vieille Anna me dirait la vérité sur ce que nous avons vu.

[196] Montagnes d'Écosse.

—Paix, Mac,—dit Aaron au superstitieux bouvier.—Est-ce bien un homme que vous avez vu Albert?…

—Oui, Pa, un homme rouge; demandez à Mac: du reste, ma sœur Julia peut s'en assurer; Betsy ne recevra pas sa portion de sel ce soir, et nos jeunes amis doivent compter sur un peu moins de lait qu'à l'ordinaire,—ajouta Albert en indiquant les enfants des pionniers qui attendaient avec leurs pots.—Oui, Pa, pendant que les vaches paissaient encore, un être hideux sortit des buissons, aborda Betsy, et la débarrassa d'une partie de son lait.

—C'est possible, Albert c'est possible,—dit Percy;—votre camarade Mac, parce qu'il a lu plus de livres de sorcellerie, de chevalerie et de phyllorhodamancie que Don Quichotte, croit voir des apparitions partout… Mac, tracez des cercles magiques; calculez le nombre des ennemis sur le plus ou moins de consistance du marc de café, ou sur les oscillations d'une bague suspendue à un cheveu; bientôt vous n'oserez plus sortir, de peur de prendre votre ombre pour quelque spectre menaçant… M. Frémont Hotspur, allons en quête de cet espion…

Les pionniers partirent, et après une heure de perquisitions, Aaron Percy pénétra seul dans un taillis dont le silence mystérieux éveilla ses soupçons; il se trouva face à face avec le plus vigoureux Pawnie de l'Ouest. Le Sauvage lui décocha une flèche et s'enfuit: les cris d'Aaron attirèrent ses compagnons qui le transportèrent au camp. L'ennemi était dans les environs; il était donc urgent de procéder immédiatement à l'élection d'un nouveau chef; les yeux de miss Julia se portèrent sur Frémont-Hotspur; les pionniers comprirent ce langage muet mais expressif du regard, et Frémont-Hotspur fut proclamé chef à l'unanimité. Les dames avaient été invitées à donner leur vote; les enfants aussi avaient pris part à l'élection; et pourquoi pas? Nos lecteurs savent sans doute, que lors de la mort d'Auxence, évêque de Milan, on s'était réuni dans la cathédrale pour élire son successeur. Le peuple, le clergé, les évêques de la province, tous étaient là et très animés. Les deux partis, les Orthodoxes et les Ariens voulaient chacun nommer l'évêque. Le tumulte aboutit à un désordre violent. Un gouverneur venait d'arriver à Milan au nom de l'empereur; c'était un jeune homme, il s'appelait Ambroise. Informé du tumulte, il se rend à l'église pour le faire cesser; ses paroles, son air plurent au peuple: il avait bonne renommée. Une voix s'éleva du milieu de l'église, la voix d'un enfant, selon la tradition; elle s'écrie: il faut nommer Ambroise évêque. Et séance tenante, Ambroise fut nommé; il est devenu saint Ambroise197. On vit un évêque se proclamer lui-même. A la mort de Pierre Lombard (le maître des sentences), le chapitre à qui était attribuée, à cette époque, l'élection de l'évêque, ne pouvait s'accorder sur le choix; toutes les voix se réunirent pour confier cet important mandat à Maurice de Sully, archidiacre de Paris, ex-mendiant aux environs d'Orléans: «Je ne lis pas dans la conscience des autres, dit-il, mais je lis dans la mienne. Ma conscience me dit que si je prends le gouvernement de ce diocèse, je ne chercherai qu'à le bien régir avec la grâce du Seigneur; si donc vous ne faites opposition, ajouta-t-il en montrant sa poitrine, je me nomme moi-même… voici votre évêque…

[197] M. Guizot; Cours d'histoire moderne.

L'Irlandais O'Loghlin égaya un moment les pionniers, en leur racontant qu'un oracle avait conseillé aux rois Doriens de prendre pour guide (ils voulaient rentrer dans le Péloponèse) celui qui avait trois yeux. Ils ne savaient pas trop ce que cet oracle voulait dire, lorsque le hasard leur fit rencontrer un homme qui conduisait un mulet borgne. Cresphontes conjectura que c'était celui dont l'oracle parlait, et les Doriens se l'attachèrent.

Rarement, avons-nous dit ailleurs, les Sauvages se battent en rase campagne; la guerre chez eux, est une suite de ruses réciproques, à l'aide desquelles chaque parti espère surprendre son ennemi. Retranchés dans les forêts, ils savent échapper aux recherches; mais lorsqu'ils combattent les hommes blancs, assez souvent ils hazardent des engagements en plaine. Frémont-Hotspur, dès qu'il s'aperçut que l'ennemi épiait tous les mouvements de la caravane, songea à faire une retraite nocturne; mais comment partir? comment traverser la rivière qui n'était pas guéable en cet endroit!… plus bas, un pays vaste et ouvert, offrait une retraite sûre et facile… Maîtres de la vallée, et approvisionnés de vivres pour quelques jours encore, les pionniers se flattaient de lasser la patience des sauvages, qui n'oseraient les attaquer dans leurs retranchements: ou bien, s'ils en avaient l'audace, une poignée d'hommes suffirait pour les repousser. Frémont-Hotspur tenait à les chasser du défilé, afin de pouvoir gagner la plaine. Quelques sentiers difficiles à franchir, eussent pu conduire d'un revers à l'autre de la colline, des individus isolés, mais pour une caravane, le seul endroit praticable était gardé par les sauvages Pawnies qui connaissaient parfaitement ces parages, depuis longtemps le théâtre de leurs déprédations; le passage que les pionniers avaient surnommé le défilé des Thermopyles, leur parut une position inexpugnable, et ils s'en étaient emparé pendant la nuit précédente; bordé d'énormes rochers à pic et de ravins, on ne pouvait le forcer sans courir les plus grands périls. Les Sauvages se divisèrent en deux bandes; l'une devait attaquer las pionniers, tandis que l'autre veillerait sur le gué pendant le jour, et se retirerait le soir dans le défilé. Le nouveau commandant de l'expédition, Frémont-Hotspur, avait bien examiné les lieux; il voyait l'extrême danger qu'il y aurait à tenter le passage, car l'ennemi, sortant à l'improviste de son embuscade, fondrait sur eux, et nul doute que la caravane entière y resterait. Le jeune américain sentait l'importance du combat qu'il fallait livrer; le sort de l'expédition, par conséquent leur ruine ou leur triomphe, en dépendait. Après ces réflexions, qui lui furent inspirées par le caractère d'une lutte où la barbarie était aux prises avec la civilisation, Frémont-Hotspur convoqua un conseil de guerre: les pionniers décidèrent qu'ils se tiendraient sur la défensive. Vers le coucher du soleil il s'éleva tout-à-coup un tel concert de hurlements que la terre et les lieux d'alentour semblaient à l'envi pousser des cris; les mères saisissent leurs enfants: la terreur multiplie tous les bruits d'alentour; on prête l'oreille… le cœur palpite… chacun écoute avec la plus vive anxiété, et communique ses conjectures; on croit deviner… on se flatte que ce n'est qu'une fausse alarme. Un des pionniers, qui était monté sur un arbre, pour observer, indiqua, en ouvrant et en fermant plusieurs fois la main, le nombre de Pawnies qu'il apercevait: il descendit ensuite, saisit son fusil et se rendit au poste que lui assigna Frémont-Hotspur. Les ennemis parurent sur la colline, et se rangèrent en bataille. Il y avait quelque chose de bizarre et d'effrayant dans la contenance et les gestes des vigoureux géants qui se montraient au premier rang. L'armure défensive du sauvage est presque nulle. S'ils nous sont inférieurs dans la tactique du combat, ils excellent dans le maniement des armes à feu, et ne se précipitent pas sur leurs ennemis avec cette impétuosité qui rappelle la rage aveugle des barbares du moyen âge. Ils entonnèrent leurs chants de guerre, et défièrent les pionniers au combat, par des hurlements que l'écho de la vallée rendait encore plus effrayants. Voyant qu'on ne sortait pas, ils se décidèrent à attaquer le camp et s'avancèrent jusqu'aux pieds des retranchements: on combattit un moment, mais un orage éclata avec violence, et les sauvages battirent en retraite. A cette journée qui finissait sous de si funestes auspices, succédait une nuit non moins terrible. A une heure assez avancée, les sentinelles crurent entendre les mouvements d'une marche nocturne et les pas lointains de chevaux; la profonde obscurité ne leur permettait de rien distinguer; elles donnèrent l'alarme. La faim, les dangers, et les événements extraordinaires qui s'étaient succédé depuis quelques jours, avaient un peu ébranlé les imaginations. A ce cri «l'ennemi arrive» les pionniers saisirent leurs armes croyant le camp envahi. Frémont-Hotspur parcourait les rangs, le fusil sur l'épaule, et engageait ses compagnons à une vigoureuse résistance; quoique harassés de fatigue (car ils avaient travaillé aux retranchements pendant une grande partie du jour), pas un ne murmura. Les dames même montrèrent une énergie toute virile; armées de pelles et de pioches, elles s'étaient chargées de tous les travaux que la faiblesse de leur sexe leur permettait, afin de laisser aux hommes plus de liberté pour combattre.

—Voilà en effet des cavaliers qui galopent dans la plaine;—dit miss Julia Percy—ils s'avancent vers le camp.

Frémont-Hotspur, debout sur un des charriots, cria d'une voix stentorienne «Qui Vive!» «Pionniers de l'Orégon» répondit le capitaine Bonvouloir. Les émigrants poussèrent un grand cri de joie.

—Descendez de cheval, et venez partager avec nous tout ce que nous pourrons vous offrir,—dit Frémont-Hotspur.

Les pionniers mirent pied, à terre, et Frémont-Hotspur reconnut le marin français, le capitaine Bonvouloir, et le docteur Wilhem…

—Peste; quelles palissades!—s'écria le capitaine—l'ennemi est donc à vos portes?…

—Oui.

—Quand s'est-il montré?—demanda vivement Daniel Boon.

—Aujourd'hui, pour la première fois;—répondit Hotspur, et ils sont nombreux.

—Les palissades sont-elles solides et bien défendues?

—Vous pouvez vous en assurer; c'eût été montrer peu de sollicitude pour les femmes et les enfants qui nous accompagnent, que de négliger ce qui pouvait leur offrir un refuge. Notre vigilance n'a pas été en défaut un seul instant. Les jeunes gens ont gardé les palissades pendant tout le jour, et nous nous proposons d'aller à la découverte dans les bois vers le milieu de la nuit, afin de nous assurer du nombre de nos ennemis;… à vos postes… à vos postes…—dit Frémont-Hotspur aux pionniers qui se groupaient autour des nouveaux venus.—Colonel Boon, vous avez avec vous un bon nombre de guerriers indiens; ils nous seront d'un grand secours pour débusquer ces coquins de Pawnies… Miss Julia, hâtez-vous d'aller rassurer votre père; les amis que nous attendions sont arrivés, et nous allons immédiatement concerter ensemble les meilleures mesures à prendre pour sortir de ce mauvais pas.

La belle Américaine disparut dans l'obscurité afin de s'acquitter de la commission de Frémont-Hotspur; il eût été impossible de reconnaître le moindre signe d'inquiétude sur les traits de celui-ci; il était trop familiarisé avec les grands dangers pour s'en alarmer…

—Vous m'avez dit que vous avez été attaqués aujourd'hui même?—demanda Daniel Boon au jeune Américain…

—Il y a quelques heures, avant que l'orage n'éclatât, nous avions l'ennemi sur les bras; notre chef, Aaron Percy, a été dangereusement blessé ce matin; nous craignons même pour ses jours: le commandement m'a été déféré par intérim, mais je suis prêt à le résigner…

—M. Frémont-Hotspur,—dit Boon,—si vos compagnons vous ont choisi, il faut qu'ils aient eu de bonnes raisons pour cela; on dit que vous avez été proclamé à l'unanimité; mes amis et moi nous confirmons ce choix; continuez donc d'exercer vos fonctions; nous serons heureux de recevoir et d'exécuter vos ordres. Le camp a été fortifié par vos soins, voilà déjà qui dénote chez vous des connaissances stratégiques; c'est précisément ce qu'eût fait le grand Napoléon…

—Nos retranchements, que vous admirez, sont l'ouvrage des dames;—dit Frémont-Hotspur;—oui, elles ont exécuté, de bonne volonté, ce que les sauvages eussent commandé aux leurs, vu que, chez eux, les pauvres squaws198, sont chargées des travaux les plus pénibles… Miss Julia vient-elle réclamer nos services?…

[198] Femmes.

—N'interrompez pas votre conférence, M. Hotspur,—dit la jeune fille;—je viens de la part de mon père; le vieillard désirerait savoir si vous avez l'intention de lever le camp cette nuit? Il est prêt à se conformer à tout ce que vous déciderez pour notre salut…

—Nos amis, les guerriers sauvages, jugent nécessaire d'avoir recours à une médecine de guerre pour connaître la véritable position de l'ennemi qu'ils veulent surprendre cette nuit,—dit Frémont-Hotspur à la fille d'Aaron Percy;—j'ose espérer que miss Julia et ses amies ne témoigneront aucun mépris pour ces prétendues révélations du Grand-Esprit; leur scepticisme blesserait les docteurs sauvages qui aiment à se présenter de sa part;… en encourant leur mauvais vouloir, nous nous exposerions peut-être à de grands dangers…

—Nous savons que les sauvages sont superstitieux, M. Hotspur,—dit la belle Américaine;—que nos amis procèdent à toutes les cérémonies en usage chez eux dans de pareilles circonstances; les femmes, nous a-t-on dit, ne prennent point part aux danses guerrières: nous devons donc désespérer d'être invitées à y figurer…

Des nuages rouges et noirs, sillonnés par l'éclair, s'avancent lentement de l'ouest; le vent agite la cime des arbres, sort des forêts, avec d'horribles sifflements et courbe tout devant lui. Les ombres de la nuit s'étaient répandues peu à peu, et bien que l'heure ne fût pas avancée, des ténèbres épaisses couvraient la vallée.

Nous devons dire que chaque sauvage se choisit un objet de dévotion qu'il appelle sa médecine; c'est, ou quelque être invisible, ou, le plus souvent, quelque animal qui devient son protecteur et son médiateur auprès du Grand-Esprit; il ne néglige jamais de se le rendre propice. Les guerriers commencèrent leurs cérémonies par la danse de l'approche, qu'ils exécutent lorsqu'ils sont sur le point de partir pour une expédition militaire: elle fait partie de la danse de guerre… Par leurs mouvements, et leurs poses, les sauvages indiquent leur manière de surprendre l'ennemi. Les scalps du Natchez Whip-Poor-Will furent fixés à des perches, et les guerriers dansèrent à l'entour en brandissant leurs tomahawcks et en criant de toute la force de leurs poumons. La danse du scalp a lieu ordinairement à la lueur des torches et à une heure fort avancée de la nuit. Le bruit sourd et éloigné du tonnerre se fit entendre: «C'est une divinité qui gronde, qui menace, et qui vient, sur les ailes de l'orage, pour punir les hommes,» dirent les sauvages; et ils tirèrent tous leur médecine. C'étaient de petits sacs en cuir contenant certaines racines pulvérisées. Quand les sauvages veulent faire mourir un ennemi, ils en dessinent l'image, piquent avec un instrument aigu la partie qui représente le cœur, et y appliquent un peu de médecine. Nous lisons dans les vieilles chroniques que Robert d'Artois chercha à faire mourir le roi Philippe et ses autres ennemis en les envoûtant, c'est-à-dire en faisant baptiser par un sorcier des figures de cire à l'image des personnes qu'il voulait détruire, et en les piquant au cœur avec une aiguille. Philippe, qui apprit cette manœuvre, en eut grand'peur.

L'obscurité augmentait l'effet éblouissant des éclairs; la foudre éclatait, et les forêts d'alentour répétaient en échos prolongés ce roulement majestueux. Un jeune guerrier se leva, entonna son chant de mort et dansa longtemps seul. A cent pas de l'arbre qui abritait la cabane à mystères, un sycomore fut frappé de la foudre et embrasé: le feu du conseil étant éteint, les sauvages, qui ont une terreur superstitieuse des éclairs, en allèrent chercher; de retour dans la loge, ils continuèrent leurs cérémonies. Effrayés de la violence de la tempête, les principaux guerriers se levèrent, et offrirent du tabac au Grand-Esprit en le suppliant de cesser de gronder. Les docteurs sauvages prétendent qu'en fouillant à l'instant même au pied de l'arbre frappé de la foudre, on doit trouver une boule de feu… Les anciens avaient des idées non moins bizarres concernant la foudre. Je ne veux pas nier, dit Pline, qu'il peut arriver aussi que des feux tombent des étoiles sur les nuages, comme nous le remarquons par un temps serein; le trait siffle en volant; la chute de ces feux ébranle l'air; en entrant dans la nue, ils produisent des vapeurs frémissantes, accompagnées d'un tourbillon de fumée, comme l'eau où l'on plonge un fer incandescent. De là les tempêtes… Une longue suite d'observations des astres a prouvé aux maîtres de la science que ces feux qui tombent du ciel, et qui ont reçu le nom de foudres, viennent des trois planètes supérieures, mais principalement de celle qui se trouve au milieu des deux autres. Peut-être cette planète ne fait-elle par là qu'évacuer la surabondance d'humidité qu'elle reçut de l'orbite supérieure et de l'excès de chaleur que lui envoie le globe qui est le plus bas… Les Romains appelaient foudres domestiques et regardaient comme l'augure de toute la vie, celles qui éclataient lorsqu'un homme s'établissait et obtenait de la famille; mais ils pensaient que leur influence ne durait que pendant dix ans pour les particuliers, à moins qu'elles n'arrivassent le jour de la naissance, ou à l'époque d'un premier mariage; et que celles qui étaient d'un augure public n'avaient plus d'influence après trente ans, hors les cas où elles se faisaient entendre le jour même de l'établissement d'une colonie… Quand la foudre grondait à gauche, on le regardait comme un heureux présage, parce que l'Orient est à la gauche du monde… Chez toutes les nations, il est d'usage de frapper des mains quand l'éclair brille199.

[199] Pline, lib. II, De tonitribus et fulgetris; Du tonnerre et des éclairs.

«Les Thraces tiraient des flèches contre le ciel, quand il tonnait, pour menacer le dieu qui lance la foudre… persuadés qu'il n'y a d'autre dieu que celui qu'ils adorent200

[200] Hérodote, liv. IV. Melpomène.

Les cérémonies terminées, tous les sauvages se levèrent en même temps et restèrent immobiles; les pionniers les observaient dans le plus grand silence: le Natchez semblait agité d'une crainte superstitieuse; on eût dit qu'il écoutait une voix qui se faisait entendre au milieu de l'orage; ses compagnons attendaient ses ordres. Il choisit quelques jeunes guerriers des plus braves et sortit du camp: les pionniers les suivirent des yeux pendant quelques instants; enfin ils disparurent dans l'obscurité…

—Partageons les dangers du Natchez,—dit le capitaine Bonvouloir…

Un grand nombre d'Américains et d'Allemands répondirent à ce généreux appel; ils sortirent tous bien armés, et rejoignirent Whip-Poor-Will.

—Le Natchez court à une mort certaine,—dit miss Julia à Daniel Boon.

—Il faut laisser le sauvage agir et combattre l'ennemi à sa manière. Les Pawnies font de la guerre un brigandage; cachés dans les broussailles, il est difficile de les découvrir, et les hautes conceptions des blancs doivent faire place à la ruse pour qui veut les atteindre. Ne craignez rien pour notre ami, le Natchez… Les Pawnies savent qu'il est ici pour éteindre leurs feux201, comme ils disent; c'est le guerrier le plus redoutable de l'Ouest: tous leurs efforts tendront à s'en emparer, car ils ont de terribles vengeances à exercer sur lui.

[201] Les tuer.

—Infligent-ils toujours d'affreux supplices à leurs prisonniers?—demanda miss Julia avec anxiété;—on m'a dit qu'ils les mangeaient quelquefois…

—Rarement,—dit Boon;—mais Whip-Poor-Will ne peut espérer un traitement humain, car il en use largement lorsque l'occasion se présente; d'ailleurs il s'y attend. Vous avez dû remarquer qu'il s'est frotté avec de la racine de yarrow, qui a la propriété de garantir contre l'action du feu. Arrivé au camp ennemi, il s'y glissera avec les précautions d'un tigre, et demain… Eh bien! demain vous verrez à sa ceinture des échantillons des plus belles chevelures de l'Ouest…

—Oh! l'horreur!—s'écria la jeune Américaine,—est-ce que le Natchez n'a pas renoncé à cet usage?

—Il renoncerait plutôt à la vie…

—Mais vous, colonel Boon, pourquoi vous tenir dans les bois, si loin de l'aisance qu'on trouve dans les villes?…

—Moi?…—dit le guide un peu embarrassé par cette question,—je… mais chut!… regardez là-bas… miss… ne distinguez-vous pas une créature vivante qui se dirige de notre côté?… c'est quelque ennemi qui veut pénétrer dans le camp… voyez… Cet être semble parfois s'élever à la hauteur de l'homme pour reprendre ensuite de moindres proportions;… il n'est plus qu'à quelques pas… M. O'Loghlin, vous chargez-vous de le dépêcher?…

L'Irlandais tira son couteau et alla au-devant de l'ennemi; mais sa colère fut au comble quand (après avoir été un quart d'heure sous les armes) il découvrit que c'était un chat sauvage: il n'y a point de mauvais traitements qu'il ne lui fît subir avant de le laisser échapper…

Transportons-nous dans une autre partie de la prairie; Whip-Poor-Will et ses compagnons atteignirent, à la faveur des ténèbres, un coteau boisé; le Natchez se traîna jusqu'à une petite distance du feu des Pawnies; ils tenaient conseil; un de leurs orateurs allait parler: les Sachems, trop attentifs à la délibération, ne s'aperçurent pas de sa présence. Après un long silence, un des principaux guerriers se leva et dit: «Le plus grand de nos malheurs, frères, est la diminution de notre sang, et l'augmentation de celui des blancs. Cependant, nous dormons, aujourd'hui que nous sommes faibles, comme lorsque nous étions nombreux et redoutables!… D'où sont-ils venus, ces visages-pâles? qui les a conduits au-delà du grand Lac salé202? Pourquoi nos frères, qui en habitaient alors les rivages, ne fermèrent-ils pas leurs oreilles aux belles paroles de ces renards? Oui, leurs paroles ont été fausses et trompeuses comme l'ombre du soleil couchant: depuis cette époque ils ont multiplié comme les fourmis au printemps. Il ne leur faut qu'un petit espace pour vivre; pourquoi cela? parce qu'ils cultivent la terre. Avant que les cèdres du village soient morts de vieillesse, et que les érables de la vallée aient cessé de donner du sucre, la race des semeurs de petites graines aura éteint celle des chasseurs de chair203. Où sont les wigwhams des Pécods? allez voir les lieux qu'ils occupaient, vous n'y trouverez pas un seul guerrier de leur sang, ni la moindre trace de leurs villages; les habitations des visages-pâles les ont remplacés; les charrues labourent la terre où reposent les ossements de leurs pères… Qui d'entre vous dira que non ou voudra nier quelque partie de mon discours? Si quelqu'un se présente, je m'arrête pour l'entendre. Mais qu'il s'élève, qu'il s'élève aussi haut qu'une montagne afin que ses paroles puissent courir comme le vent… Quand il aura parlé, qu'il ne descende pas pour se cacher avant qu'on lui ait répliqué… Personne ne parle?… je continue… Les blancs disent: «une carabine est bonne, mais une charrue vaut encore mieux; un tomahawck est bon, mais une hache vaut encore mieux; un wigwham est bon, mais une maison vaut encore mieux.» Renvoyons les visages-pâles sous le soleil qui se lève204 quand le nôtre se couche: ces renards du point du jour (Orient) nous trompent avec l'eau de feu205, qui brûle la gorge et l'estomac; elle rend l'homme semblable à l'ours gris; dès qu'il en a goûté, il mord, il hurle et finit par tomber comme un arbre mort… Mais je m'arrête; peut-être que parmi nos jeunes guerriers il y en a qui n'approuvent pas mes paroles…»

[202] La mer.

[203] Les Sauvages.

[204] Orient.

[205] Eau-de-vie.

A peine ce dernier mot fut-il sorti de sa bouche que Koohassen laisse tomber son manteau de peau et se lève; le feu de ses yeux annonce un caractère indomptable et la trempe vigoureuse de son âme. Il dit: «Mawhingon, nous approuvons tout ce que tu viens de dire; la puissante tribu des Pawnies fait trembler toutes les peuplades de ces prairies; nos guerriers peuvent vivre sans remuer la terre comme des Squaws; le gibier ne manque qu'aux lâches; peut-on être brave et guerrier quand on a de la terre qui produit des graines, et quand on a des vaches et des chevaux?… non… Et quand la guerre est déclarée, comment se partager en deux? peut-on être à la fois dans les bois pour manier le tomahawck, et dans les champs pour conduire la charrue?… non… Ceux qui cultivent la terre passent trop de temps sur leurs peaux d'ours… Qui veut frapper fortement son ennemi doit avoir longtemps tourné le dos au wigwham. En vivant comme les visages-pâles, nous cesserons d'être chasseurs et guerriers. Eh bien! ces blancs avec leurs chevaux et leurs champs, vivent-ils plus longtemps que nous? savent-ils dormir sur la neige ou au pied d'un arbre?… non… ils ont tant de choses à perdre que leur esprit veille toujours. Savent-ils mépriser la vie et mourir, comme nous, sans plaintes ni regrets?… non… Qu'est-ce qu'un homme qui ne peut plus aller où il veut?… fumer, dormir et se reposer?… Au lieu de ployer comme le roseau du rivage, les peaux-rouges résisteront comme le chat des montagnes, ou ils fuiront comme des abeilles; oui, plutôt que de nous soumettre, nous irons rejoindre nos ancêtres… Qui enseignera à nos enfants à ne pas redouter la dent et la chaudière de nos ennemis, et à mourir comme des braves en chantant leurs chansons de guerre… Voyez les Chactaws et les Natchez qui ont cessé de chasser pour se courber vers la terre, que sont-ils devenus?… Faut-il, comme eux, boire l'eau de feu et oublier la vengeance? Les lunes n'impriment sur nous aucune tache, comme la flèche qui traverse les airs ou l'épervier qui poursuit sa proie… Respectons les forêts, ne déchirons point la terre où reposent les os de nos ancêtres!… J'espère que la vérité a éclairé mes paroles, comme le soleil luit sur la surface du lac… J'ai dit ce que le Grand-Esprit m'a inspiré: Chassons les blancs!…»

Ce discours, prononcé au bruit de la foudre, à la lueur des éclairs, remplit les guerriers d'un enthousiasme surnaturel. Un des Sachems proposa d'incendier le camp des pionniers; les voix furent partagées dans le conseil. Ceux à qui l'âge et l'expérience donnaient plus d'autorité firent observer qu'il serait dangereux d'attaquer les blancs dans leurs retranchements… mais les jeunes et fougueux guerriers étaient en majorité. Jetant leurs manteaux de peaux, ils montrèrent leurs poitrines haletantes et leurs bras souples comme des serpents. Une sorte de rage délirante semblait les transporter; des sifflements, des cris rauques et des hurlements interrompaient les chants et se confondaient dans un concert infernal…

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