Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon
LE TORRERO.
J'ai été environné par un grand nombre de jeunes bœufs, et assiégé par des taureaux gras; ils ouvraient leurs bouches pour me dévorer comme un lion rugissant.
(Psaumes.)
Vous poursuivrez vos ennemis et ils tomberont en foule devant vous. Cinq d'entre vous en poursuivront dix mille… Vos ennemis tomberont sous l'épée devant vous…
(Bible. Le Lévitique.)
Nos pionniers avaient entendu parler de la chasse aux buffalos, et désiraient, depuis longtemps, en être témoins. On leur avait dépeint l'énorme animal, dont la force semble défier toute arme lancée par la main de l'homme, succombant aux fatigues d'une longue poursuite. Le buffalo, tel qu'il existe dans les plaines de l'Amérique du Nord, diffère essentiellement du bison de l'Europe et de l'Asie, par sa forte tête couverte d'un poil noir et crêpu, ses larges naseaux, ses cornes courtes, solides et légèrement arquées; une excroissance de chair s'élève sur le garrot, entre les deux épaules; cette loupe, caractère distinctif du buffalo, est réputée un morceau délicat… Les buffalos se réunissent en hordes considérables, et sont conduits aux pâturages de l'Ouest, par quelques vénérables patriarches de la race bovine; on en rencontre quelquefois quatre mille ensemble. En paissant, ils se dispersent et occupent un espace immense dans la Prairie. Lorsqu'ils émigrent, ils forment une colonne compacte, et renversent tout ce qui s'oppose à leur passage; rien ne les arrête, pas même les rivières les plus rapides. Les sauvages profitent habilement des accidents de terrain qui peuvent embarrasser la marche de ces animaux, et forcent quelquefois tout un troupeau à se précipiter, du haut d'un rocher, dans une plaine à cent pieds au-dessous… Ils se contentent de prendre la bosse (l'excroissance qui s'élève sur le garrot), l'aloyau, le filet, et abandonnent le reste aux animaux carnassiers, qui, après un événement pareil, ont de la pâture pour longtemps, les vautours se gorgent tellement de viande, qu'ils ne peuvent plus s'envoler; les petits sauvages s'amusent alors à les tourmenter. On comprend aisément que selon la direction que prennent les buffalos, les tribus indiennes soient souvent exposées à être privées de chasse, et, par conséquent, de nourriture pendant longtemps. Aussi quand l'occasion se présente, ils en profitent, bien qu'ils soient les plus imprévoyants des mortels… Le moyen le plus ordinaire, et en même temps le plus divertissant, de prendre le buffalo, c'est de l'attaquer à cheval; les chasseurs, montés sur d'excellents coursiers, entourent le troupeau, choisissent quelques génisses, les plus grasses de celles qui sont accessibles, et leur lancent leurs flèches dans une succession rapide; dès qu'elles tombent, ils les abandonnent pour d'autres, et ainsi de suite, jusqu'à ce que leurs carquois soient épuisés.
Quelquefois les sauvages, dans les plaines découvertes, tuent le buffalo par surprise; ils se déguisent en loups, et imitent à s'y méprendre, les mouvements et la marche de ces animaux. Les buffalos, ne fuient pas à la vue de ces faux loups, et se mettent seulement en mesure de se défendre avec leurs cornes, mais les sauvages, arrivés à portée, les criblent de flèches…
Les bisons ou taureaux de Péonie, dit Pausanias, sont, de tous les animaux sauvages, les plus difficiles à prendre vivants, aucun filet n'étant assez fort pour leur résister. On les chasse de la manière suivante. Lorsque les chasseurs ont trouvé un endroit en pente rapide, ils l'entourent de palissades, et le garnissent ensuite de peaux fraîches; s'ils n'en ont pas, ils frottent d'huile des peaux sèches pour les rendre glissantes; ensuite, les meilleurs cavaliers se mettent à la poursuite des bisons, et les chassent vers cet endroit; à peine ces animaux ont-ils posé le pied sur la première peau qu'ils glissent, coulent le long de la descente, et arrivent au bas. Les chasseurs ne s'en occupent plus; mais cinq jours après, lorsque la faim et la fatigue leur ont fait perdre la plus grande partie de leur férocité, ceux dont le métier est de les apprivoiser, leur présentent, tandis qu'ils sont encore couchés, des pignons de pin épluchés avec le plus grand soin; ils les attachent ensuite, et les emmènent206.
[206] Pausanias, Voyage en Grèce.
Revenons à nos pionniers; depuis plusieurs jours, ils manquaient de provisions; leurs vigies, placées en éclaireurs, ne signalaient le passage d'aucun troupeau de buffalos; enfin, un matin, elles vinrent annoncer, qu'il y en avait un en vue. Les jeunes gens poussèrent des cris de joie, et résolurent de profiter d'une occasion qui ne se représenterait peut-être plus. Aaron Percy, encore convalescent, s'excusa, et quelques Alsaciens peu amateurs des exercices violents, lui tinrent compagnie; ils s'amusèrent à tirailler dans les environs, et abattirent plusieurs daims; la venaison, distribuée entre les femmes et les enfants, apporta quelque soulagement à leurs souffrances, et arrêta les progrès de la famine qui commençait à se faire sentir.
Nous avons dit que c'est à la chasse ou à la guerre qu'un étranger peut voir, dans tout leur développement, les facultés des sauvages; c'est à la poursuite des animaux féroces ou des ennemis qu'ils déploient toute leur activité.
Les pionniers, bien armés, se mirent en route; une belle prairie, émaillée de fleurs d'automne, s'étendait devant eux à perte de vue; ses bords étaient marqués par des cotonniers, arbres au feuillage frais et brillant, sur lesquels les yeux se reposent avec délice après avoir longtemps contemplé de monotones solitudes. Dans ces prairies errent de grands troupeaux de daims et d'antilopes; les loups, dans leur rage famélique, les poursuivent et les mettent en pièces. Souvent ils attaquent les jeunes buffalos; les génisses les défendent tant qu'ils se tiennent près du troupeau, mais s'ils s'en écartent, elles n'osent s'exposer elles-mêmes… rare exemple d'un défaut de sollicitude maternelle!
—Que voyons-nous là-bas, colonel Boon?—demanda le capitaine Bonvouloir,—est-ce un nuage ou un troupeau de buffalos?
—Ce sont des pigeons sauvages,—répondit le vieux chasseur.
—Des bichons!—s'écria un gros Alsacien stupéfait.
—Ia, mein herr,—répondit Boon;—le nombre de ces oiseaux, qui fréquentent les déserts de l'Ouest, semble presque innombrable; ils forment, comme vous le voyez, de véritables nuages qui se meuvent avec une vitesse extraordinaire.
En effet, les pigeons sauvages remplissent ces contrées de leurs bandes voyageuses. Rien n'est plus agréable à voir que leurs rapides évolutions, leurs cercles, leurs changements soudains de direction, comme s'ils n'avaient qu'un même esprit; leurs couleurs varient à chaque instant suivant qu'ils présentent aux spectateurs leur dos, leur poitrine ou la partie inférieure de leurs ailes. Quand ils s'abattent dans les plaines, ils couvrent des acres entiers de terrain; dans les bois, les branches se brisent sous leur nombre…
—Ces oiseaux,—observa le docteur Wilhem,—doivent dévorer, en passant, tout ce qui peut servir à leur subsistance.
—C'est vrai,—dit Boon;—vous savez sans doute que ces immenses bandes observent une certaine discipline, afin que chaque membre puisse se procurer sa nourriture. Comme les premiers rangs trouvent nécessairement la plus grande abondance, et que l'arrière-garde n'a plus que peu de chose à glaner, aussitôt qu'un rang se trouve le dernier, il se lève, passe par-dessus toute la troupe et prend place en avant; le rang suivant en fait autant à son tour, et de cette manière les derniers devenant continuellement les premiers, toute la bande participe successivement aux grains… Mais regardez un peu plus à l'Ouest, capitaine Bonvouloir, et vous apercevrez un troupeau de trois à quatre mille buffalos…
—Des buffalos!—s'écria le marin au comble de l'étonnement,—jamais!… J'ai entendu les échos des rochers répéter le roulement du tonnerre; colonel Boon, c'est un orage qui se prépare.
—Buffalos! buffalos!—s'écria Whip-Poor-Will.
—Entendez-vous, capitaine?—dit Hotspur,—le jeune Natchez confirme le fait avancé par le colonel Boon; quant à moi, je ne vois que par leurs yeux: ainsi je crois que ce sont des buffalos…
Whip-Poor-Will s'étendit sur le sable et y accola l'oreille; un profond silence régnait parmi les chasseurs qui, tous, avaient pris l'attitude de personnes qui écoutent un bruit lointain.
—Buffalos! buffalos!—s'écria une seconde fois le Natchez en se relevant.
—J'avoue que je ne suis pas un Œil-de-Faucon207,—dit le marin,—mais je crois pouvoir distinguer un troupeau de buffalos d'un nuage; ne voyez-vous pas que l'horizon s'obscurcit…
[207] Voy. les ouvrages de M. Fenimore Cooper.
—Ce n'est pas un nuage que vous apercevez dans le lointain,—dit tranquillement le vieux guide,—ce sont les buffalos qui paissent sur les collines; faisons un grand détour, et abordons-les sous le vent.
Le Natchez Whip-Poor-Will supporta avec la fermeté d'un stoïcien toutes les contradictions des Pionniers européens; les traits de sa physionomie impassible ne perdirent rien de leur immobilité.
Montaigne dit quelque part que «la vivacité et la subtilité de conception d'un certain peuple étaient si grandes, qu'ils prévoyaient les dangers et accidents qui leur pouvaient advenir, de si loin, qu'il ne fallait pas trouver étrange, si on les voyait souvent, à la guerre, pourvoir à leur sûreté, voire avant que d'avoir recogneu le péril…» Les Kalmoucks sentent de loin la fumée d'un feu ou l'odeur d'un camp: l'odorat leur indique où ils trouveront du butin à enlever. Ils mettent le nez à l'ouverture d'un terrier de renard, et reconnaissent si l'animal est absent. Les vapeurs qui, dans les temps les plus sereins, s'élèvent de leurs steppes, et excitent à la surface de la terre, un mouvement d'ondulation qui trouble et fatigue la vue, ne les empêchent pas de découvrir dans le lointain la poussière que font lever les cavaliers et les troupeaux; ils se couchent à terre, appliquent l'oreille sur le gazon, et entendent, à des distances extraordinaires, le bruit d'un camp ennemi, ou celui d'un troupeau qu'ils cherchent.
—Je gage trois paires de mocassins contre trois livres de cavendish208, que le Natchez a raison,—dit Boon.
[208] Cavendish: espèce de tabac.
—Je relève le gant,—s'écria le capitaine Bonvouloir; mais je propose de substituer aux mocassins vingt-cinq livres de morue, et au tabac un équipement de trappeur.
—Nous acceptons,—dit Frémont-Hotspur.
—En avant donc!—s'écria le marin;—Natchez, il me tarde de te confondre; cependant, il faut espérer… j'ose même espérer que ma chevelure ne figurera pas au nombre des dix-sept scalps qui ornent ta ceinture… Si j'ai un conseil à te donner… c'est de changer de métier;… un genou sur l'estomac et puis deux coups de mokoman209!… Natchez, n'en parlons plus.
[209] Couteau.
Les chasseurs traversèrent une de ces petites forêts de bouleaux et de pruniers sauvages qui forment comme des oasis dans les déserts de l'Ouest, et débouchèrent de nouveau dans la prairie, agréablement variée par des plis de terrain, des collines et des vallons; à la grande satisfaction de tous, ils découvrirent, à une petite distance, un grand troupeau de buffalos…
—J'ai perdu!—dit le capitaine Bonvouloir.—Colonel Boon, comment aborderons-nous ce troupeau?… il y a là au moins trois mille bêtes; disposons le plan d'attaque de manière à ce qu'il n'en échappe pas une seule.
—Peste! quel appétit!—observa le docteur Wilhem,—vous voulez donc tout massacrer?
—Whip-Poor-Will va se déguiser en buffalo,—dit Daniel Boon,—et nous attaquerons ce troupeau à la manière des sauvages; dans quelques heures, les dames de l'expédition auront de l'occupation… A vos postes, gentlemen, le Natchez est prêt…
Les pionniers avaient fait halte à une petite distance du troupeau; Whip-Poor-Will, qui passait pour le guerrier le plus agile et le plus intrépide de l'Ouest, se déguisa de manière à rendre la déception complète; il se plaça ensuite entre le troupeau et des ravins qui bordaient une petite rivière. Les autres chasseurs, selon la coutume des sauvages, s'approchent dans le plus grand silence; profitant des inégalités de terrain, tantôt ils se cachent dans d'épais taillis, tantôt ils rampent dans les buissons et forment un demi-cercle. A un signal donné par le rusé Whip-Poor-Will, ils se mettent en selle et, plus rapides qu'un tourbillon de vent, ils brandissent leurs tomahawcks, se précipitent sur le troupeau et font retentir les vallées de leurs cris. Cette première manœuvre produit une panique parmi les buffalos, qui fuient en désordre et ne savent où aller… Les pionniers eurent occasion d'admirer l'adresse et le sang-froid des sauvages dans cette lutte où il y a de grands dangers à courir… On ne saurait dire qui montrait plus d'ardeur, des hommes ou des chevaux; ceux-ci, sans avoir besoin d'être guidés, s'élançaient sur les buffalos avec une véritable frénésie; l'animal aux cornes aiguës les éventrait sans merci. Enfin le rusé Natchez prit la fuite, et se blottit dans les crevasses d'un ravin; les buffalos, qui marchaient en tête, arrivés sur les bords de l'abîme, aperçurent le danger, mais trop tard, car ils ne pouvaient plus rétrograder. Ceux qui suivaient, effrayés par les cris des sauvages, continuèrent d'avancer, et rendirent toute retraite impossible; une grande partie du troupeau culbuta dans le gouffre.
Le capitaine Bonvouloir rejoignit ses compagnons qui avaient tué une belle génisse, mais qu'ils ne pouvaient aborder à cause de la présence d'un énorme taureau qui les en tenait à une distance respectable.
—Vous êtes des guerriers,—s'écria le marin,—qui allez en pays étranger pour rencontrer l'ennemi, et qui reculez dès qu'il se montre. Je viens d'abattre six taureaux de ce poil, et certes, celui-ci n'a pas le crâne tellement dur qu'il faille, pour le lui entamer, une des balles enchantées de Robin-Hood…
—Halte là! capitaine,—dit Frémont-Hotspur,—il est vrai que vous expédiez merveilleusement les daims et les ours; mais vous ne connaissez pas le métier de torrero210, et «à novice avocat, cause perdue,» dit le proverbe; le Natchez lui-même ne sait trop que penser de cette attitude, qui est celle d'un ennemi bien déterminé à se défendre.
[210] Torrero est le mot générique pour désigner tout homme combattant le taureau, à pied ou à cheval.
Le capitaine Bonvouloir pique des deux; arrivé à une petite distance du buffalo, son cheval effrayé recule en remuant les oreilles avec tous les symptômes de l'aversion; le buffalo se bat les flancs de sa queue, sa bouche est béante, ses yeux rouges se dilatent et étincellent comme des charbons ardents: le marin aborde hardiment ce puissant antagoniste; celui-ci pousse un rauque beuglement, fond sur lui avec impétuosité et lui présente son large front hérissé de poils. Le capitaine simule une fuite, le buffalo le poursuit; tout-à-coup le pionnier fait pirouetter son cheval parfaitement dressé à cette manœuvre, tire à bout portant et étend le taureau sur l'herbe: un cri de triomphe accueille cet exploit…
Les chasseurs choisirent les morceaux les plus délicats des nombreuses pièces qu'ils avaient abattues, et reprirent la route du campement. Les sauvages s'assemblèrent en conseil et fumèrent le calumet en actions de grâces au Grand-Esprit; on fit un partage équitable des produits de la chasse, et en un moment les broches et les chaudières furent en pleine activité. Daniel Boon et le Natchez se chargèrent de préparer un souper splendide. Aaron Percy, alors en pleine convalescence, y fut convié avec sa famille, et la charmante miss Julia put apprendre une nouvelle manière de préparer une daube. Le Natchez prit une bosse de buffalo et l'enveloppa soigneusement dans une peau fraîche entièrement dépouillée de son poil; pendant ce temps, Daniel Boon creusa un trou au-dessus duquel il alluma un grand feu; le trou une fois chauffé jusqu'au rouge fut nettoyé, et le Natchez y plaça la bosse de buffalo. Les deux amis couvrirent le tout de cendres chaudes, et quelques heures après nos pionniers faisaient honneur à un souper digne d'un épicurien; on mangea beaucoup, on but du café, du thé, les langues se délièrent, enfin la plus bruyante gaîté régna dans le camp.