Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon
LE WIGWHAM DES TROIS AMIS.
Il faut bien, pourtant, que les Français vaillent quelque chose, puisque les étrangers viennent encore s'instruire chez eux.
(Voltaire.)
Un jeune homme qui entasse pêle-mêle ses idées, ses inventions, ses lectures, doit produire le chaos; mais enfin dans ce chaos, il y a une certaine fécondité qui tient à la puissance de l'âge, et qui diminue en avançant dans la vie.
(M. de Chateaubriand.)
A chanter l'exilé rend sa peine légère;Oh! laissez-moi chanter sur la rive étrangère!…Raisonne, ô lyre! amis, écoutez: l'Orient!…Voyez-vous à ce mot, ce ciel pur et riant?(M. Alfred Mercier, Américain.)
Il chante… la chanson vibre au loin dans l'espace; on dirait un oiseau!
La pirogue bouillonne, écume, glisse et passe comme un poisson sous l'eau.
(Les Meschacébéennes, poésies par M. Dominique Rouquette, Américain.)
Arbres, plantes et fleurs qui vous montrez en cet endroit si hauts, si verts et si brillants, écoutez, si vous prenez plaisir à mon malheur, écoutez mes plaintes.
(Don Quichotte.)
Avant de quitter les confins de la civilisation pour nous élancer au milieu des hordes sauvages de l'Ouest, permettez-nous, lecteur, quelques réflexions sur les derniers jours d'un peuple qui accueillit nos pères fuyant la persécution, et leur livra le magnifique héritage de leurs propres ancêtres; ils ne sont plus ces temps où ils étaient seuls maîtres des solitudes que nous allons parcourir!… où les fleuves de la vaste Amérique ne coulaient que pour eux!… assis aux rochers paternels, dans les profondeurs des forêts, ils restent fidèles à la poétique indépendance de la vie barbare jusqu'à ce que la civilisation les refoule plus loin; là, insensibles à tout ce que nous appelons pouvoir; dédaignant tout ce que nous nommons pompe et grandeur, ils prennent la vie telle qu'elle se présente, et en supportent les vicissitudes avec fermeté… Encore quelques années et il n'existera d'autres traces de leur passage sur la terre que les noms donnés par eux aux montagnes et aux lacs: aucun de ces trophées de la victoire que l'homme, réuni en société, remporte sur la nature!… Nous n'entrerons point dans l'examen de l'origine des peuples sauvages de l'Amérique septentrionale, origine enveloppée d'une fabuleuse obscurité; nous ne chercherons point quels ont été leurs rapports avec les habitants de l'Asie, et si leur barbarie actuelle n'est que le débris d'une ancienne civilisation. L'opinion la plus accréditée parmi les érudits, place le berceau de ces peuples au-delà du vent du nord, sur un sol glacé; en effet, nous trouvons, chez les Indiens de l'Amérique septentrionale, des traditions analogues à celles de la famille asiatique, à laquelle ils doivent la plupart de leurs idées religieuses. D'ailleurs, l'esprit de système a exagéré, tantôt les similitudes, tantôt les différences, qu'on a cru remarquer entre l'ancien et le nouveau continent; certes, ces analogies sont trop nombreuses pour pouvoir être considérées comme un pur effet du hasard; mais (ainsi que le remarque le savant Vatter) elles ne prouvent que des communications isolées et des migrations partielles; l'enchaînement géographique leur manque presque entièrement, et sans cet enchaînement comment en ferait-on la base d'une conclusion?… La vie précaire du sauvage, toujours en guerre, soit avec la nature, soit avec les animaux féroces, est incompatible avec la civilisation. Sans asile, sans protection, les besoins l'assiégent; cependant cette existence de combats et de fatigues n'est pas sans charmes pour lui; il trouve, pour satisfaire ses appétits grossiers, les ressources de la force, de l'adresse, de l'intelligence. Une horde sans patrie comme sans lendemain, a toujours une répugnance marquée aux idées de discipline et d'ordre; à chaque combat elle joue son existence. On demande si les tribus sauvages actuellement connues se rallieront aux systèmes de civilisation établis?… Nous pensons que cette instabilité de fortune, ces habitudes nomades qui rendent impossible la société un peu étendue et permanente, font que la destinée de la partie sauvage de l'humanité est attachée à la destinée de la partie civilisée… Les habitants de l'Asie menacèrent autrefois de subjuguer le monde; aujourd'hui, les pâtres orientaux, faibles et défendus par leur seule misère, ont oublié leurs anciennes mœurs, leur férocité, leur courage: ils languissent sous la tutelle des peuples d'Occident.
Mais en est-il de même des peuples sauvages de l'Amérique septentrionale?… Non. On espérait qu'avec le secours de la religion et de l'exemple, ces hommes apprendraient enfin à cultiver les terres qu'ils s'étaient réservées, et multiplieraient au sein de l'abondance et de la paix; ces espérances, inspirées par l'amour de la justice et de l'humanité, s'évanouirent après quelques années d'essais infructueux: en cessant d'être chasseurs, les indigènes devinrent indolents, insensibles à l'aiguillon des désirs et de l'émulation, et toujours aussi imprévoyants que dans leurs forêts. De tant de familles devenues cultivatrices, pas une ne s'est élevée à l'aisance; toutes se sont éteintes, tandis que le nombre des blancs a augmenté au-delà de ce qu'on avait encore vu dans les temps modernes, Repoussées par les Américains, les tribus indiennes se dispersent dans les plaines incultes de l'Ouest, et en chassent les premiers occupants; mais toujours refoulées par la masse des envahisseurs qui les pressent, elles se voient contraintes de suivre la route tracée par les vaincus, et d'émigrer à leur tour.
Il y a deux siècles, les tribus atlantiques résistèrent aux premiers colons; elles les troublèrent longtemps dans la jouissance de leur conquête, et les territoires de l'Ouest furent le théâtre de longs désordres, de croisements, de chocs multipliés entre ces peuplades errantes; aujourd'hui, elles se retranchent dans les montagnes ou s'entourent de vastes déserts pour plus de sûreté; mais elles doivent disparaître devant le génie supérieur des Européens, race d'hommes admirablement organisés, race active, infatigable, amie de l'indépendance et des hasards: ce sont les futurs conquérants de l'Ouest. Passez, peuples sauvages! car elle passa aussi la puissance de cette Rome si fière et si dédaigneuse!… elle se vit dépossédée, dans la suite des siècles, du rôle qui faisait sa gloire!… les fils d'Arminius, jadis domptés par César, et conviés à la ruine de la ville éternelle, allèrent, jusque dans le Capitole, lui arracher le flambeau de la vie!… Elle passa aussi la puissance de ce despote «pour qui le monde s'étendit, afin de lui procurer un nouveau genre de grandeur13!…» Ses soldats fanatiques vous harcelaient jusque dans vos derniers refuges, séjour d'innocence et de paix!… Passez, vous qui n'avez point cultivé les arts, et qui n'avez point fatigué la terre du poids de ces fastueux monuments cimentés par les larmes et le sang des malheureux!… Passez, peuples sauvages!… Telle est votre destinée! Les vents du désert doivent effacer vos traces, car pour vous doivent s'accomplir les paroles du prophète: «Nous mourrons tous, et nous nous écoulerons sur la terre comme des eaux qui ne reviennent plus14!»
[13] Charles-Quint, expressions de Montesquieu.
[14] Bible: Les Rois.
Aujourd'hui, la plupart des propriétés de l'Ouest des États-Unis sont entre les mains des habitants de l'Est, et les émigrations qui se font sans cesse des États atlantiques aux nouveaux établissements, entretiennent les relations amicales; mais ces bons rapports ne dureront pas, disent les ennemis de nos institutions; pourquoi donc nos frères de l'Oregon rompraient-ils avec nous? Jadis c'était de la métropole que les colonies recevaient leur pontife et le feu sacré; non, rien ne pourra empêcher les Américains de se précipiter vers l'Oregon; notre pays est comme ce vase de la mythologie galloise «où bouillait et débordait sans cesse la vie.» Déjà nos pionniers sont aux lieux où le fleuve Missoury roule ses eaux; l'entendez-vous, le furieux!… comme il lutte contre des forêts d'arbres entiers, et de branches englouties! Ces obstacles excitent son impétuosité; alors, il prend un élan impossible à décrire: on le voit glisser sur la pente de l'abîme, se tordre dans les sinuosités du roc, et bondir contre les rochers qui lui disputent le passage; tandis que par une impulsion venue des profondeurs de ce chaos, les vagues étouffées refluent en tourbillons contre les flots qui les suivent; mais ceux-ci, impatients de leur lenteur, les pressent, et le fleuve, précipitant sa course victorieuse à travers ce dédale d'écueils, reçoit, en murmurant, le tribut des faibles ruisseaux, et court à la mer où il n'arrivera pas; le majestueux Père-des-eaux (le Mississippi) absorbe ce rival turbulent, et se grossit encore de nombreux tributaires pour arriver avec plus de dignité à l'Océan… Autrefois, de hardis Français explorèrent les solitudes du haut Missoury; ils descendaient gaîment nos fleuves, et leurs joyeux refrains éveillaient les échos de nos forêts; les Américains, se jouant de l'impossible15, marchent sur les traces de ces premiers pionniers de la civilisation, et la vieille Europe nous crie de nous arrêter!… le pouvons-nous?… une main nous pousse!… une voix nous répète sans cesse ces paroles de l'ange au Patriarche. «Levez vos yeux, Abraham, et regardez du lieu où vous êtes, au septentrion et au midi, à l'orient et à l'occident!… Je vous donnerai, à vous et à votre postérité, tout ce pays que vous voyez; je multiplierai votre race comme la poussière de la terre; si quelqu'un d'entre les hommes peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter le nombre de vos descendants16!»
[15] To Trample on impossibilities: expression de lord Chatam.
[16] Bible: La Genèse.
C'était au mois de juillet 182*; deux hommes descendaient le fleuve Missoury, dans un de ces canots de construction indienne, si renommés pour leur légèreté; l'un d'eux était un habitant des frontières, être isolé et sans famille, sans demeure fixe, et vivant en société intime avec la nature dans ces retraites cachées et solitaires; cet homme, chasseur au pied rapide, faisait sa vie de la chasse, et franchissait les pics des monts et les précipices comme les panthères. Son compagnon était un jeune sauvage Natchez; sa tête était rasée à l'exception de la mèche chevaleresque (Scalp lock); cet enfant des forêts était armé, suivant l'usage des hommes de sa race qui sont sur le sentier de guerre. Sur un côté de sa figure était son totem, l'oiseau whip-poor-will17; les indiens disent que ceux qui ont le même totem sont tenus, en toutes circonstances, et lors même qu'ils seraient de tribus ennemies, de se traiter en frères; cette institution est d'une stricte observance; selon leurs coutumes, nul n'a le droit de changer de totem, et dans leurs rencontres, ils sont respectivement obligés de se questionner à cet égard18.
[17] Le whip-poor-will, oiseau d'Amérique: les Sauvages croient reconnaître, dans ses cris plaintifs, l'expression de douleur de leurs ancêtres chassés par les colons venus d'Angleterre.
[18] Cette coutume rappelle ce trait que les chants germaniques ont exprimé dans le Niebelungen, quand Markgraf Rüdiger attaque les Burgundes qu'il aime; il verse des larmes en combattant Hagen et lui dit:
La pirogue19 glissait rapidement sous les vigoureux efforts du jeune sauvage habile à manier la pagaye. Les deux amis reprirent leur conversation un moment interrompue…
[19] Pirogue, canot indien.
—D'accord, Whip-Poor-Will;—dit le vieillard qui connaissait le penchant du Natchez à lui communiquer ses idées dans les circonstances importantes.—Ce que tu me disais tout à l'heure peut être vrai; il est possible que le monde que nous habitons soit porté par une tortue; mais vos pères ne vous disent pas comment les hommes y vivaient; les nôtres nous apprennent que le premier homme et la première squaw (femme) avaient été placés par leur créateur, dans une prairie délicieuse, où il y avait toutes sortes de fruits, mais il leur avait défendu de manger de ceux du pommier qui s'y trouvait; cependant la squaw en mangea, et en fit manger au chasseur; alors le Grand-Esprit, irrité, les renvoya du jardin…
—Il fit bien, Daniel;—dit le Natchez.
—Voilà l'histoire telle que nos ancêtres nous l'ont apprise; mais dis-moi, Whip-Poor-Will, comment vivaient vos pères, autrefois.
Le Natchez se disposa à répondre à cette demande d'une manière satisfaisante; pendant quelques minutes il dirigea le canot en gardant un profond silence, et les yeux baissés, comme pour recueillir ses idées; tirant ensuite la pagaye hors de l'eau, il la déposa à ses côtés dans la pirogue, et jeta un regard sur la rive pour s'assurer s'ils ne couraient aucun danger; il alluma ensuite son opwâgun (pipe) le présenta au vieillard, et lui dit:
—Daniel, donne-moi ta main, et fume dans mon opwâgun pendant que je te raconterai ce que nous ont appris nos pères; cet opwâgun est celui d'un jeune guerrier; il t'inspirera de bonnes pensées.
Le Natchez tendit la pipe au vieillard après en avoir aspiré lui-même quelques bouffées, et lui donna aussi quelques grains de wampum; il se fit un nouveau silence pendant lequel le guerrier se mit à réfléchir, la tête appuyée dans ses mains… Disons quelques mots du wampum: ce sont des coquillages taillés d'une manière régulière; pris séparément, ces petits cylindres peuvent être considérés comme la monnaie courante des sauvages; donnés après une promesse, un traité, un marché, un acte d'adoption, un discours, ils en sont considérés comme la garantie.
—Daniel, je te donne encore un grain de wampum afin que tu m'entendes mieux—dit le jeune sauvage en rompant le silence,—Ecoute-moi, Daniel; ce que tu m'as dit est gravé dans mon esprit;—le Natchez se leva, prit l'attitude de ceux qui haranguent, et raconta les traditions conservées par les sachems.20—Dans les premiers temps, dit-il, nos pères n'avaient que la chair des bêtes fauves pour subsistance; leurs squaws21 et leurs papouses22 mouraient de faim. Un jour, deux de nos guerriers allèrent à la chasse et tuèrent un daim; ils allumèrent un grand feu, et firent rôtir les morceaux les plus délicats de l'animal; au moment où ils allaient satisfaire leur appétit, ils virent une vierge qui descendit des nuages, et alla s'asseoir sur le sommet d'une colline voisine: «C'est un esprit qui veut manger de notre venaison23, se dirent-ils; offrons-lui en.» Ils présentèrent, à la vierge, la langue du daim; elle fut fort satisfaite de leur offrande. «Votre vertu mérite une récompense, leur dit-elle; revenez ici après treize lunes24, et vous y trouverez quelque chose qui vous sera d'un grand secours pour vous nourrir, vous, vos squaws et vos papouses, jusqu'aux dernières générations.» La vierge disparut ensuite. Nos chasseurs retournèrent, après treize lunes, et trouvèrent, sur la colline, beaucoup de plantes et de fruits qu'ils ne connaissaient pas. Là où la main droite de la vierge avait touché la terre, ils virent du maïz en pleine maturité; là où elle avait placé sa main gauche, les deux guerriers trouvèrent toutes sortes de légumes…
[20] Vieillards.
[21] Femmes.
[22] Enfants.
[23] Venaison. Chair de bêtes fauves.
[24] Treize jours.
—Natchez, ceci est une fable inventée par vos jongleurs,—observa le vieux chasseur blanc, qui, jusque-là, avait écouté avec la plus grande attention.
—Puisque les Peaux-rouges25 croient tout ce que vous leur dites, pourquoi ne pas croire aussi ce que nous vous disons? Nos docteurs disaient la vérité alors, mais les Visages-pâles26 leur firent boire de l'eau-de-feu27, et ils devinrent trompeurs…
[25] Les sauvages.
[26] Les blancs.
[27] Eaux-de-vie.
—Enfin, je veux bien que vos pères aient dit la vérité, Whip-Poor-Will; mais les Mandanes28 racontent la chose différemment. Toute la nation des Peaux-rouges, disent-ils, habitait un village souterrain, auprès d'un grand lac. Une vigne étendait ses racines jusqu'à leur demeure et leur laissait apercevoir le jour. Quelques-uns des plus hardis grimpèrent au haut de la vigne et furent charmés de voir une terre riche en fruits de toute espèce. De retour au village, ils firent goûter à leurs amis les raisins qu'ils avaient cueillis, et tout le monde en fut si enchanté qu'on résolut de quitter cette demeure sombre pour la belle contrée d'en haut: chasseurs, squaws et papouses, tous montèrent le long du ceps; quand la moitié de la peuplade fut arrivée sur la terre que nous habitons, une grosse squaw, en voulant faire comme les autres cassa la vigne par son poids, et priva ainsi le reste de la nation de la clarté du soleil… Mais dis-moi, Whip-Poor-Will, que vous ont transmis vos pères sur la première apparition des Anglais en Amérique?
[28] Mandanes, tribu sauvage de l'Amérique septentrionale.
—Quand les frères de Miquon29 arrivèrent ici dans de grosses cabanes qui vont sur l'eau, et qui ont des ailes, ils étaient en petit nombre et bien pauvres; ils nous demandèrent d'abord un peu de terre pour cultiver le riz et le tabac. On leur en donna… Plus tard, ils nous en demandèrent encore, et nous offrirent, en retour, des étoffes… Nous consentîmes à faire un échange avec eux…
[29] Guillaume Penn.
—Très bien, Natchez, très bien; mais les Anglais reprochent aux Peaux-rouges d'avoir voulu reprendre leurs terres, une fois les étoffes usées, et l'eau-de-feu consommée…
—Les Peaux-rouges s'aperçurent qu'on les avait trompés; ils brisèrent le calumet de paix, et déterrèrent le tomahawck39 pour combattre leurs persécuteurs. Le monde est grand; pourquoi les hommes blancs et les hommes rouges se font-ils la guerre? Où est le village des Natchez?… Les bois y sont, mais il n'y a plus de wigwhams40; le feu a effacé de la terre les traces de mon peuple; mes yeux ne peuvent plus les voir!… Cependant la main du Grand-Esprit avait placé nos pères dans une terre fertile!… Daniel, on ne peut dire le jour où je serai couché sur la mousse comme une branche desséchée; mes ossements blanchiront, peut-être, sous la voûte de quelque forêt; les feuilles tomberont et couvriront mon corps, car mon peuple est dispersé comme le sable que le vent balaie devant lui!… Daniel, ne vois-tu pas comme les visages-pâles multiplient sur les bords de nos grandes rivières?… La terre d'où ils viennent est donc une mauvaise terre?… sans soleil, peut-être, sans lune, sans gibier?… Les prairies du Point du Jour41 ne nourrissent donc pas de daims?… Le Grand-Esprit les en a-t-il chassés? Sans cela, pourquoi les visages-pâles auraient-ils abandonné leurs wigwhams et les ossements de leurs pères?… Ils quittent leur soleil sans savoir s'ils en trouveront là où ils vont…
[39] Le Calumet est une pipe indienne longue de quatre pieds: en temps de guerre, on l'orne d'un mélange particulier de plumes; l'envoyé ou l'ambassadeur qui le porte jouit de la plus parfaite sécurité en pays ennemi; à la vue du calumet les haines et les vengeances se taisent. On le revêt de plumes rouges en temps de guerre.
Le Tomahawck est une petite hache, dont la contre-partie est un morceau de fer octogone et creux; les sauvages s'en servent aussi pour fumer. C'est sur le manche de cette arme qu'ils marquent le nombre de chevelures qu'ils ont enlevées, ainsi que celui des ennemis qu'ils ont tués… Briser le calumet de paix, et déterrer le tomahawck équivalent chez ces peuples à une déclaration de guerre.
[40] Huttes, cabanes.
[41] L'Europe, qui est à l'orient relativement à l'Amérique.
—Whip-Poor-Will, peux-tu empêcher la neige de tomber, quand le vent du nord-ouest l'apporte?… Ce que le Grand-Esprit a fait, est fait; ni les visages-pâles, ni les peaux-rouges, ne peuvent le détruire… Quand le vent souffle c'est sa parole et sa volonté; n'est-ce pas le vent qui amena les hommes blancs?…
—Oui, Daniel,—répondit le Natchez,—et nous devons leur faire place, car ils sont unis comme une corde, et les hommes rouges divisés comme des branches… Quand je quittai le pays des Natchez, nous avions tous tiré nos couteaux;… tu connais mes malheurs…
—Oui; tout vient, tout passe, Natchez; tu avais une squaw (femme)… elle est partie pour l'ouest42; il faut en prendre une autre…
[42] Partir pour l'Ouest: mourir.
—Tu parles comme un vieillard, Daniel; tu as oublié le temps de ta jeunesse où ton cœur était gros et ton haleine brûlante!… Tout vient, tout passe, comme tu le dis; mais moi qui arrive, je ne suis pas encore passé; quand entendrai-je le bruit de ma cataracte?…43 Tu me parles d'une autre squaw!… ce n'est pas l'ouvrage d'un soleil44; lorsque les glaces brisent mon canot, lorsque le feu détruit mon wigwham45 je puis facilement en construire d'autres; mais si, parmi les jeunes squaws, je n'en trouve point qui veuille souffler sur mon tison46, ou entendre ma chanson de guerre, resterai-je alors, comme un vieillard, sur ma peau d'ours?… que ferais-je?… où irais-je? Les sachems du village me dirent quel chasseur fut mon père; un jour, il s'en alla vers l'Oregon, fuyant la colère du Grand-Esprit; un grand nombre de guerriers le suivirent; il laissa, au village, une jeune squaw et un papouse: le guerrier ne revint plus, et son fils Whip-Poor-Will, est le dernier des Natchez…
[43] L'approche de la mort.
[44] Un an.
[45] Hutte, cabane.
[46] L'agréer pour époux (Voy. ch. XII.)
Le jeune sauvage reprit la pagaye et dirigea le canot, en lui faisant faire de légères déviations pour éviter les branches d'arbre dont cette partie du fleuve était hérissée… Tout à coup, il pencha sa tête sur l'eau et fit entendre une légère exclamation; son compagnon arma sa carabine, et se tint prêt à tout événement: l'indien attéra…
—Tu ne te trompes pas, Whip-Poor-Will; je crois que c'est une Peau-rouge47…
[47] Un sauvage; un ennemi.
L'attitude du chasseur blanc était menaçante quoiqu'il ne pût encore distinguer aucun objet capable d'exciter ses alarmes… Dans un pressant danger, les pensées du sauvage prennent le caractère de l'instinct. Le Natchez, dont les sens étaient plus exercés que ceux du chasseur blanc, reconnut bientôt l'approche d'un daim; il imita le cri du faon, et le chevreuil fut victime de sa curiosité.
—Aide-moi à charger ce daim sur mes épaules, Whip-Poor-Will, et continue la chasse jusqu'au coucher du soleil…
Les deux amis se séparèrent.
A quelque distance de là, un bateau à quille en usage, à cette époque, sur le Missoury, était arrêté au rivage; les bateaux à vapeur n'avaient pas encore troublé le silence des forêts vierges… Un grand nombre de voyageurs, Allemands et Américains, débarquèrent sur la rive. Parmi eux, on pouvait remarquer deux hommes dont l'un paraissait avoir atteint le milieu de la vie; ses manières pleines de franchise, ses allures dégagées annonçaient un marin français… il y avait longtemps qu'il avait manié le goudron pour la première fois. L'autre était un jeune homme d'une taille élevée, de manières douces et gracieuses; sa physionomie pensive annonçait un enfant de l'Allemagne…
—Ce voyage ne vous semble-t-il pas un des plus rudes travaux d'Hercule, docteur Wilhem? dit le marin français au jeune Allemand.—Il est possible que nous trouvions plus de besogne que nous en cherchons…
Le jeune Allemand jeta un regard de méfiance sur les bois où ils allaient pénétrer; lorsqu'il prit la parole, un feu extraordinaire brilla dans ses yeux.
—Mes bons amis, du courage,—dit le jeune pionnier,—dans quelques jours nous rejoindrons nos compagnons qui ont pris les devants. Aaron Percy les conduit; soyez donc sans inquiétude sur leur compte. L'important pour nous, c'est de trouver des chevaux, et un sauvage qui veuille bien nous guider dans ces solitudes… Du reste, nous sommes en nombre; nous pourrons toujours nous défendre contre les attaques des maraudeurs…
—Si vous avez besoin de deux bons bras, je suis à vos ordres, docteur Wilhem,—dit le capitaine Bonvouloir (c'était le nom du marin français); à ces mots, il ôta son bonnet de peau, et rejeta en arrière les cheveux noirs qui flottaient sur son front bruni par le soleil des tropiques…
Les pionniers étaient à quatre cent milles de St.-Louis ville située sur le Mississippi, à quelques lieues au-dessous de sa jonction avec le Missoury. A mesure que le voyageur avance vers le nord, les rives de ce dernier fleuve deviennent pittoresques; il ne rencontre plus de sombres et épaisses forêts; les bois sont entremêlés de prairies; quelquefois les arbres sont clairsemés au milieu de l'herbe et des fleurs; çà-et-là, on voit de vastes clairières, terres communes, passage des migrations, théâtre des essais de culture, où se groupent capricieusement quelques cabanes de backwoodsmen48.
[48] Ceux qui habitent les contrées éloignées de l'Ouest.
—Un homme à l'étrave!—s'écria le marin français d'une voix de stentor—c'est, sans doute, quelque vieux coureur des bois49; allons à sa rencontre…
[49] Coureurs des bois: on nommait ainsi les premiers Français canadiens qui explorèrent les territoires de l'Ouest.
—Un instant, un instant,—dit un Alsacien,—nous sommes en nombre, il est vrai, mais n'oublions pas qu'un Indien n'est jamais seul dans un endroit…
—Son extérieur n'annonce nullement un sauvage habitant des prairies,—observa le jeune antiquaire allemand, Wilhem;—interrogeons-le, et tâchons de savoir de lui la direction qu'ont prise nos amis…
Le lecteur aura déjà reconnu, dans ce vieillard, le compagnon du jeune Natchez…
—Avancez, avancez,—dit-il aux voyageurs, qui semblaient hésiter;—est-ce le goût des aventures, ou le désir de trouver des terres plus fertiles, qui vous conduit dans les régions de l'Ouest?…
—Nous sommes des pionniers,—répondit le docteur Wilhem;—nous désirerions avoir quelques renseignements sur la route qu'a prise une caravane, qui se dirige vers les montagnes rocheuses… Un retard de quelques jours nous fit manquer au rendez-vous…
—Je suis fâché du contre temps qui me procure l'honneur de vous être utile,—dit le vieillard;—je ferai en sorte que mon accueil vous en console; mais d'où venez-vous? où allez-vous? pardonnez-moi ces questions: vos réponses sont une dette qu'il serait cruel de ne pas acquitter envers un pauvre chasseur, qui, comme moi, voit rarement des étrangers…
—Nous nous dirigeons vers l'Orégon;—répondit le capitaine Bonvouloir.
—Vous sentez-vous assez de courage pour supporter les fatigues et les privations d'un tel voyage, bien différent, peut-être, de ceux que vous avez faits jusqu'à présent?…
—Nous braverons tout,—dit le docteur Wilhem…
—Dans quel but voyagez-vous?… Si vous êtes des antiquaires, que ne dirigiez-vous vos pas vers l'Italie et la Grèce? Les amateurs de l'antiquité ne trouveront pas, dans les recherches qu'ils feront ici, un jour, les mêmes sujets de discussion qu'offrent les anciens monuments de l'Europe et de l'Asie.
—Je suis jeune,—s'écria l'enthousiaste Allemand Wilhem;—avant de visiter les monuments de la Grèce et de l'Italie, je veux parcourir ce continent, dont l'émancipation m'a si vivement intéressé; je veux étudier l'organisation première de ces petites corporations qui vont annuellement fonder de nouvelles sociétés dans la profondeur des bois… D'ailleurs, j'aime aussi à contempler la surface de ce globe dans son état primitif, si indifférent aux yeux du vulgaire, mais si instructif pour l'observateur; j'aime me trouver au milieu de ces forêts majestueuses et imposantes par leur étendue…
—Votre projet est vaste et bien digne d'une tête aussi ardente que la vôtre;—dit le vieux chasseur;—il annonce une espérance de longévité qui caractérise bien la jeunesse; les distances ne vous effraient pas; mais puisque vous vous dirigez vers l'Orégon, il faut vous adjoindre un homme accoutumé aux courses dans les bois; je connais parfaitement ces contrées, les ayant parcourues dans toutes les directions en chassant avec les sauvages. Si vous voulez agréer nos services, nous nous ferons un véritable plaisir, le Natchez et moi, de vous servir de guides et d'interprètes.
Cette offre fut accueillie avec acclamation par les pionniers.
—Nous traversons de majestueuses forêts, des plaines immenses,—continua le vieux chasseur;—nous livrerons plus d'un combat aux farouches habitants des montagnes; c'est là, sans doute, le moindre de vos soucis; le désespoir est le partage de la vieillesse; mais à votre âge!!! Moi aussi j'ai été jeune, ardent, ambitieux!… Qu'importe, après tout, à la puissance créatrice que nous vivions sous l'écorce du bouleau, ou sous les lambris,—ajouta le chasseur en réprimant un mouvement d'enthousiasme;—pourvu que nous occupions la place qu'elle nous avait destinée dans l'échelle des êtres, ses desseins sont remplis!…
Les pionniers, précédés du vieillard, se mirent en marche, et se dirigèrent vers une hutte dont ils apercevaient la fumée.
Le chasseur de l'Ouest est comme le marin; la prairie est pour l'un ce que l'Océan est pour l'autre, un champ d'entreprises et d'exploits. La chasse, l'exploration de terres lointaines, les relations amicales ou hostiles avec les Indiens des frontières, sont les plaisirs des Backwoodsmen: les dangers passés ne font que les stimuler à braver de nouveaux périls; aussi sont-ils de ce tempérament actif et hardi, qui se complaît dans les aventures que suscite à l'homme la nature grande et sauvage: ils sont toujours prêts à se joindre à de nouvelles expéditions, et plus elles sont dangereuses, plus elles leur offrent d'attraits.
La nuit approchait; les pionniers marchaient en silence, et l'esprit involontairement frappé de ce genre de mélancolie qu'inspire le déclin du jour, surtout dans les bois, lorsque l'œil devient plus avide de distinguer les objets à mesure qu'ils s'obscurcissent.
—Y a-t-il longtemps que vous habitez ces contrées? demanda le docteur Wilhem au vieillard.
—Il y a trente ans, j'arrivai dans ces parages, n'ayant pour tout bien qu'un fusil et un peu de poudre; je me traînai jusqu'à la cabane solitaire d'un chef sauvage… Il me reçut en frère… J'étais bien malheureux!… et cependant je suis le fondateur d'une ville50…
[50] Boon'sborough, dans l'État du Kentucky.
—Daniel Boon!—s'écria un jeune Américain,—seriez-vous Daniel Boon?
—Oui, je suis Daniel Boon, et voilà ma cabane d'écorce,—répondit le vieillard en indiquant la fumée serpentant entre les arbres;—je suis fondateur d'une ville, mais victime d'une injustice, j'ai voulu voir d'autres hommes; je m'enfonçai dans les solitudes de l'Ouest, et me mêlai aux rudes chasseurs; cette séparation nécessaire fut bien cruelle!… mais à quoi bon se plaindre!… tout passe ici-bas!… la gloire de Daniel passera aussi!…
—Ne reverrez-vous plus le Kentucky?—demanda le capitaine Bonvouloir?
—Les plus opulentes cités ne pourraient procurer à mon cœur autant de plaisirs que les simples beautés de la nature dont je jouis librement dans ce sauvage lieu;—répondit le solitaire;—mais les délices de cette existence ne me rendent pas insensible aux regrets; je me rappelle encore le jour du départ; je ne pouvais perdre de vue la ville que j'avais fondée, et dont je m'éloignais… certainement pour toujours!—Le vieillard ôta son bonnet de peau, et laissa voir ses cheveux blancs.—Je voudrais revoir les délicieuses vallées du Kentucky; mais c'est un rêve! pourrais-je supporter la vue de ceux qui m'ont dépouillé! du reste, je puis suffire à tous mes besoins; depuis longtemps mon goût pour la chasse, s'est changé en une passion que les années n'ont fait que fortifier, car je chasse encore avec mes quatre-vingts ans… J'ai choisi ce pays à cause de sa tristesse,—ajouta le chasseur après un moment de silence;—avide de repos, j'espérais que dans cet isolement absolu, je trouverais l'oubli du passé. Cependant je jouis trop rarement de la visite des voyageurs, pour ne pas profiter de l'occasion qui se présente… Messieurs, ma cabane est désormais la vôtre…, Soyez les bien venus…
Il y avait dans cette proposition quelque chose de si sincère que les pionniers ne purent se défendre de l'accueillir. Un sentier les conduisit à un wigwham de belle apparence, et meublé d'après toutes les prescriptions de Lycurgue.
—Ce sont les armes et les trophées d'un jeune sauvage qui habite avec moi,—dit Daniel Boon aux voyageurs qui examinaient un tomahawck, et d'autres attributs d'un guerrier, suspendus dans la hutte.—Il ne tardera pas à rentrer; il se réfugia dans ces montagnes, après avoir accompli plusieurs actes de vengeance dans le pays des Natchez: il est considéré comme le plus intrépide chasseur de l'Ouest.
Le Natchez parut peu après avec un magnifique chevreuil chargé sur ses épaules: chacun admirait les belles proportions du jeune sauvage, son regard d'aigle et son maintien fier… Il raconta qu'ayant fait partir un daim, l'animal, pour lui échapper, s'était réfugié dans un étang; il le vit nager jusqu'au milieu, et disparaître; n'ayant point de canot, il ne put continuer la poursuite. Il s'embusqua dans un lieu élevé et attendit. Pendant longtemps l'eau demeura calme, et rien ne put indiquer la véritable position du daim; enfin il le vit paraître, et l'étendit sur la rive…
—Il y a un vieux Français-canadien qui demeure avec nous,—dit Daniel Boon au capitaine Bonvouloir;—ayant quitté la France depuis bien longtemps, il sera sans doute enchanté de rencontrer un compatriote. Il exerça d'abord la médecine à Québec, engagea ensuite ses services à une compagnie de trappeurs, et parcourut longtemps les pays d'en haut51. Aujourd'hui, retiré de la vie active, il partage ses loisirs, dans ces solitudes, entre la chasse et l'étude de l'histoire naturelle. Ce soir je vous présenterai au docteur Hiersac.
[51] Le Haut-Missoury.
Au même instant un vieillard d'une haute stature et encore robuste malgré son grand âge, entra dans la cabane: les voyageurs se levèrent, et se découvrirent à son arrivée.
—Messieurs, soyez les bien venus, leur dit-il en les saluant;—nous sommes de pauvres chasseurs, il est vrai, mais vous partagerez avec nous ce que nous pourrons vous offrir… Il y avait bien longtemps que je n'avais eu le bonheur de rencontrer un compatriote,—ajouta-t-il en serrant la main du capitaine Bonvouloir;—vous voyez en moi le dernier de ces coureurs des bois Français-Canadiens qui osèrent, les premiers, explorer les solitudes de l'Ouest; comme vous, je fus jeune, et j'aimais les longs voyages; maintenant, je ressemble à un vieux chêne épargné par la foudre… Les souvenirs de ma jeunesse sont restés gravés dans mon cœur52! Beau pays de France, te reverrai-je encore!… Je me rappelle le chant de tes rossignols, dont les modulations semblent le fruit d'une étude approfondie de l'art musical; coups de gosiers prolongés, cadences variées, battements vifs et légers, roulades précipitées, reprises soutenues, demi-silences inattendus, quelquefois un simple gazouillement: le rossignol cause alors avec lui-même; sa voix est tour à tour pleine, grave, aiguë, perlée, étudiée, étendue; en un mot, un si faible organe produit tous les sons que l'art des hommes a su tirer des instruments les plus parfaits… Ces oiseaux se disputent le prix du chant avec opiniâtreté; souvent, il en coûte la vie au vaincu, qui ne cesse de chanter qu'en expirant. D'autres, plus jeunes, étudient et reçoivent les airs qu'ils doivent imiter; le disciple écoute le maître avec une attention extrême: il répète la leçon, et se tait pour écouter encore; on reconnaît que le maître reprend et que l'élève se corrige53. Mais les entendrai-je encore?… Aujourd'hui, descendu des hauteurs de la jeunesse et de la vie dans la vallée du silence, jamais je ne reverrai le soleil du printemps!… Jamais ma tête, courbée comme les branches du saule-pleureur54, sous le poids des neiges et des frimas, ne se relèvera et ne reverdira, car toute chair est comme l'herbe, et toute gloire de l'homme est comme la fleur de l'herbe; l'herbe se sèche et la fleur tombe… Ma démarche, naguère rapide et fière comme celle de l'Elan, ressemble, maintenant, à la traînée lente et tortueuse du limaçon!… car je suis vieux… bien vieux!…
[52] Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les vieillards; ils aiment les lieux où ils l'ont passée; les personnes qu'ils ont commencé à connaître dans ce temps leur sont chères; ils affectent quelques mots du premier langage qu'ils ont parlé.
La vieillesse, dit Montaigne, attache plus de rides à l'esprit qu'au visage.
L'accent du pays où l'on est né demeure dans l'esprit et dans le cœur comme dans le langage.
[53] Nous empruntons ces détails sur le rossignol au naturaliste latin, Pline.
[54] Weeping-willow.
Un long silence succéda aux dernières paroles du docteur Canadien.
—Messieurs, il est tard et vous êtes fatigués,—dit Boon;—songeons à faire nos dispositions pour la nuit; demain nous ferons plus ample connaissance…
Daniel Boon, et le Natchez Whip-Poor-Will déroulèrent un grand nombre de peaux d'ours et de bisons, qui devaient servir de lits aux nouveaux venus. Après un copieux souper, ils se couchèrent et dormirent d'un profond sommeil jusqu'au lendemain. Nous les confierons à la bienveillante hospitalité des trois amis, et nous franchirons l'espace qui les sépare d'une autre bande de pionniers qu'ils doivent rencontrer plus tard. Mais disons, d'abord, quelques mots du principal personnage de notre histoire: Daniel Boon était originaire de la Caroline septentrionale; il quitta cette province en 1775, et alla fonder un établissement dans le Kentucky, alors en friche et inhabité; il y éleva une maison fortifiée, que les émigrés appelèrent Boon'sborough; c'est, aujourd'hui, le nom d'une ville florissante dont Boon doit être regardé comme le fondateur. Il s'y trouvait tout à fait établi en 1775 et avait pris possession des terres environnantes; il y reçut des familles d'émigrants qui augmentèrent la population de sa petite colonie. Il repoussa les attaques des sauvages, et poursuivit l'exécution de son plan avec une constance inébranlable. On attendit sa vieillesse pour examiner ses titres à la possession des terres qu'il avait défrichées; un défaut de forme fut cause de sa ruine; au moment où il recueillait le fruit de tant de peines, dans un âge trop avancé pour qu'il pût commencer une nouvelle carrière, cet homme fut dépossédé et réduit à la misère. Considérant dès lors les liens qui l'attachaient à la société comme rompus, il dit un éternel adieu à sa famille et à ses amis, s'enfonça dans les régions immenses et à peine connues où coule le Missoury, et se bâtit une cabane sur le bord de ce fleuve…