Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon
HAIL COLUMBIA!
Aurais-je dit quelque sottise? cela est possible; j'aime trop la mythologie, et je ne suis pas toujours heureux dans mes citations.
(George Sand, André.)
Plus on voit, moins on écrit; plus les impressions sont vives, accumulées, pressantes, moins on est tenté de les vouloir rendre.
(Armand Carrel.)
Répète-moi que ton affection m'a suivi, et qu'aux heures du découragement où je me croyais seul dans l'univers, il y avait un cœur qui priait pour moi.
(George Sand.)
Les pionniers, bien pourvus de provisions, se remirent en route peur l'Orégon; ils voyageaient à travers une âpre région de collines et de rochers; dans beaucoup d'endroits, cependant, on rencontrait des petites vallées verdoyantes et arrosées par de clairs ruisseaux, autour desquels s'élevaient des bouquets de pins, et des plantes en fleurs: ces charmants oasis réjouissent et rafraîchissent les voyageurs fatigués. Après quelques jours de marche, les pionniers atteignirent les montagnes rocheuses; de loin, elles s'étaient montrées solitaires et détachées; mais en avançant vers l'Ouest, on reconnaissait facilement qu'on n'en avait vu que les principaux sommets; leur élévation en ferait des phares pour une vaste étendue de pays, et les objets se distinguent de loin dans la pure atmosphère de ces plaines211. Quoique quelques uns des pics s'élèvent jusqu'à la région des neiges perpétuelles, leur hauteur, au-dessus de leur base, n'est pas aussi grande qu'on pourrait se l'imaginer, car ils surgissent du milieu de plaines élevées, qui sont déjà à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de l'Océan. Ces plaines, vastes amas de sable formés par les débris granitiques des hauteurs, sont souvent d'une stérilité affreuse. Dépourvues d'arbres et d'herbages, elles sont brûlées, pendant l'été, par les rayons d'un soleil ardent, et balayées, l'hiver, par les brises glacées des montagnes neigeuses. Telle est une partie de cette vaste contrée, qui s'étend du nord au midi, le long des montagnes, et qui n'a pas été appelée, sans raison, le grand désert américain. On ne peut parcourir ce pays qu'en suivant les courants d'eau qui le traversent. Des plaines étendues et singulièrement fertiles se trouvent cependant dans les hautes régions de ces montagnes.
[211] J'emprunte quelques détails topographiques à l'excellent ouvrage de M. Washington Irving: Astoria.
Les sommets granitiques des monts-rocheux sont nus et arides, mais plusieurs des Cordillères inférieures sont revêtues de bruyères, de pins, de chênes et de cèdres; quelques unes des vallées sont semées de pierres brisées qui ont évidemment une origine volcanique; les rocs environnants portent le même caractère, et l'on découvre, sur les cimes élevées, des vestiges de cratères éteints212. Les sauvages des prairies de l'Ouest placent dans ces régions leurs heureux terrains de chasse, leur pays idéal, et croient que Wacondah, le maître de la vie, (c'est ainsi qu'ils désignent l'Etre suprême) y fait sa résidence. Là aussi se trouve la terre des âmes, où s'élève la cité des esprits francs et généreux. Ceux des chasseurs sauvages qui, pendant leur existence, ont satisfait le maître de la vie, y jouissent après leur mort, de toutes sortes de délices. Quelques uns de leurs docteurs pensent néanmoins, qu'ils seront obligés de voyager vers ces monts redoutables, et de gravir un de leurs pics les plus âpres et les plus élevés, malgré les rocs, les neiges et les torrents bondissants. Après de pénibles efforts, ils parviendront au sommet d'où l'on découvre la terre des âmes; de là, ils verront aussi les heureux pays de chasse et les âmes des braves; elles reposent sous des tentes au bord des clairs ruisseaux, ou s'amusent à poursuivre les troupeaux de buffalos, d'élans et de daims, qui ont été tués sur la terre. Il sera permis, à ceux des sauvages qui se seront bien conduits, de descendre et de goûter les plaisirs de cette heureuse contrée; mais les méchants seront réduits à la contempler de loin, et, cette vue ne fera que les désespérer. Après avoir été tantalisés, ils seront repoussés au bas de la montagne, et condamnés à errer dans les plaines sablonneuses qui l'environnent.
[212] Voy. Astoria.
Les pionniers atteignirent enfin le but de leur voyage; transportés de joie, et les yeux pleins de larmes, ils poussèrent de grands cris, tombèrent à genoux, et baisèrent cette terre, l'Eldorado de leurs désirs. Une femme sauvage de la tribu des Missourys, apprit à des trappeurs canadiens que le fleuve qui porte leur nom, s'échappait de montagnes nues, pelées et fort hautes, derrière lesquelles un autre grand fleuve sortait également et coulait à l'Ouest: c'était la Columbia213; c'est la première nouvelle qu'on ait eu de l'Orégon… Un fait remarquable et qui caractérise les contrées situées à l'Ouest des montagnes rocheuses, c'est la douceur et l'égalité de la température. Cette grande barrière, divise le continent en différents climats, sous les mêmes degrés de latitude. Les hivers rigoureux, les étés étouffants, et toutes les variations de température du côté de l'Atlantique, se font peu ressentir sur les pointes occidentales des montagnes rocheuses; les pays situés entre elles et l'Océan pacifique, sont mieux favorisés: dans les plaines et les vallées, il ne tombe que peu de neige pendant l'hiver… Durant cinq mois, (d'octobre à mars) les pluies sont presque continuelles: les vents dominants, en cette saison, sont ceux du sud et du sud-est. Ceux du nord et du sud-ouest amènent le beau temps. De mars à octobre, l'atmosphère est sereine et douce; il ne tombe presque pas de pluie pendant cet intervalle, mais la verdure est rafraîchie par les rosées de la nuit, et les brouillards du matin214.
[213] Le titre de ce chapitre, Hail Columbia (Salut Colombie) est également celui d'un de nos chants patriotiques.
[214] Voy. Malte-Brun, Géographie.
Les sauvages d'un village voisin apprirent l'arrivée des pionniers, et vinrent en grand nombre leur rendre visite; les enfants paraissaient les regarder avec curiosité, et nul doute que les blancs ne fussent les croque-mitaines dont les mères les menaçaient pour s'en faire obéir. Les guerriers eux-mêmes ne furent pas indifférents aux belles choses qu'on leur montrait. Les squaws (femmes sauvages) mettent, dans leur parure, beaucoup de coquetterie; c'est dans les ornements que consistent la richesse et la magnificence dont elles se piquent; c'est dans l'ajustement de leurs petites jupes que brillent leur art et leur goût; les dessins, les mélanges de couleurs, rien n'est épargné: plus leurs vêtements sont chargés de verroteries, plus ils sont estimés. Des peaux de serpents donnent du relief à leurs physionomies, et ajoutent plus de piquant à leurs charmes; elles n'épargnent rien quand elles veulent paraître… Jamais les sauvages n'avaient vu un si beau jour; la joie et l'admiration étaient au comble; toutes les figures rayonnaient de plaisir; les pionniers furent unanimement proclamés des hommes généreux; les squaws leur embrassaient les mains, et y laissaient l'empreinte de leurs lèvres peintes de vermillon: ce qui faisait dire au capitaine Bonvouloir qu'elles pouvaient se flatter d'avoir fait impression sur lui…
Les bivouacs du soir étaient toujours le théâtre de quelques scènes animées; parfois un sauvage se levait et pérorait d'une voix monotone; les autres l'écoutaient; ces peuples sont superstitieux, nous avons eu occasion de le voir, et pour eux l'histoire la plus merveilleuse est la meilleure. Ceux des pionniers qui voulaient connaître le goût des squaws, et les voir dans l'embarras, leur montraient toute leur pacotille de verroterie, les laissant libres de choisir elles-mêmes ce qui leur plairait davantage; elles se jetaient sans hésiter sur les colliers bleus et blancs…
Daniel Boon ayant fixé son départ au lendemain, le capitaine Bonvouloir se retira dans sa tente pour écrire à ses amis d'Europe; après une heure de réflexion, il commença sa lettre:
Mon cher Charles,
Pline dit quelque part que des écrivains, qui n'ont jamais mis le pied dans certaines contrées, les décrivent cependant, et en apprennent à un indigène plus de choses vraies et exactes que tous les indigènes n'en savent. Mais moi qui suis sur les lieux, sur quelle palette trouverai-je des couleurs propres à peindre tout ce j'ai vu!… Les forêts, les vastes prairies de l'Amérique, les chasses aux daims, aux buffalos, aux chevaux sauvages! Je commençai mon Iliade forestière en terrassant un ours formidable; si je publiais mes impressions de voyage, on n'y croirait pas; les Gascons ont une malheureuse réputation de par le monde! et cependant j'éprouve le besoin de m'épancher! le bonheur qui ne se partage pas n'en est pas un!… Comment décrire ce combat avec l'ours gris!… exploit qui fit sensation dans tout l'ouest;… mais on n'y croira pas!… voilà ce qui me tourmente!… voilà où nous en sommes sur les bords de la Garonne!! Les eaux de ce fleuve sont pires que celles du Léthé; celles-ci faisaient oublier les chagrins de cette malheureuse vie, mais les eaux de la Garonne vous communiquent un esprit de scepticisme!… Ah!… je ne sais quel impertinent censeur de l'antiquité215 s'avisa d'écrire, qu'à nous autres Gascons le mentir n'est pas vice, mais… façon… de parler!… J'aurais voulu voir nos sceptiques aux prises avec cet ours gris; mais on n'y croira pas, cher Charles, malgré mille précautions oratoires… peu ordinaires (il faut l'avouer) au climat de la Gironde; voilà, encore une fois, ce qui me tourmente: quand il s'agit de prouver des choses si claires, on est sûr de ne pas convaincre, dit notre Montesquieu: Un autre grand homme assure que jamais les voyageurs n'ont menti… quoique dans leurs villages les idiots en médisent, et les condamnent216… Oui, mais la sagesse des nations ne dit-elle pas de son côté que:
Et le mot du bon roi Henri qu'on nous cite toujours… à nous autres Gascons… il mentira tant… qu'à la fin il dira vrai… Cependant, il faut voyager, mon cher Charles; celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l'homme, ou ne le connaît qu'à demi; il faut voyager «ne serait-ce que pour calculer en combien de manières différentes l'homme peut être insupportable217…» Mais toi, mon cher Charles, me croiras-tu? oui; alors causons, entre nous s'entend; ne communique donc ce journal à personne; on critiquerait, c'est le droit de chacun, et tu sais qu'on n'est pas prophète en son pays… Je craindrais de partager le sort de ce jeune Spartiate qui se rendit à Athènes pour étudier sous les grands maîtres de cette cité célèbre; de retour à Lacédémone, ses concitoyens (des envieux sans doute) le firent châtier par les Éphores, sous prétexte qu'il n'avait étudié que la rhétorique… chose parfaitement inutile en Laconie. Entrons en matière, et moquons-nous, en passant, des ennemis de la civilisation (blancs et rouges). Un mien ami (un jeune antiquaire allemand) aidant, je viendrai bien à bout de cette lettre, quoique j'aie plus souvent manié le goudron que la plume… Cher Charles, je me suis aussitôt trouvé à l'aise avec les personnages qui jouent le premier rôle dans ces forêts; je veux parler des sauvages: tu le sais, j'ai un cœur sensible; quelques âmes se lient elles-mêmes quand elles chargent les autres des liens de la reconnaissance. Les squaws (femmes sauvages) s'efforcent, par toutes les séductions de leur sexe, de trouver grâce devant nous; elles demandent des présents d'une voix si douce, que je ne puis rien leur refuser; ce serait un grain noir dans le collier de ma vie; elles baisseraient la tête, et fermeraient les yeux (tout cela veut dire mourir, en style sauvage)… Cependant, affirmer que les femmes, ici, ont toutes les perfections, et que le paradis de Mahomet ne renferme pas de houris plus séduisantes, serait un peu exagérer les choses. Elles n'ont rien à apprendre; on trouve, dans leurs huttes, des miroirs, et autres ustensiles de toilette; faut-il leur en faire un crime? Vers le milieu du XVIIe siècle, les femmes n'atteignirent-elles pas le nec plus ultra de l'absurdité en couvrant leurs visages de taches noires représentant une infinité de figures diverses, préférant généralement celle d'une voiture avec des chevaux?… Nos dames, dit Bulwer, ont dernièrement adopté la singulière coutume de se couvrir la figure de marques noires, comme en avait Vénus, pour faire ressortir leur beauté; c'est bien, si une tache noire sert à rendre la figure remarquable, mais quelques ladies se la couvrent entièrement, et donnent à ces taches toutes les formes imaginables. Bulwer cite une dame dont les mouches variées étaient un curieux specimen de ce que la mode peut offrir de plus bouffon; le front était décoré d'une voiture à deux chevaux, un cocher, et deux postillons; la bouche avait une étoile de chaque côté, et sur le menton était une grande tache ronde. Un autre écrivain dit, en parlant d'une dame: «Ses mouches sont de toute taille, pour les boutons et pour les cicatrices; ici, nous trouvons l'image de toutes les planètes errantes et quelques-unes des étoiles fixes; déjà enduites de gomme pour les affermir, elles n'ont besoin de nul autre éclat.» L'auteur de la Voix de Dieu contre la vanité dans les ajustements, déclare que ces taches noires lui représentent des taches pestilentielles; «et il me semble, dit-il, voir les voitures de deuil et les chevaux tout en noir dessinés sur leurs fronts, et déjà harnachés pour les conduire en toute hâte à l'Achéron…» Cette mode était établie depuis longtemps déjà, car dans le Dictionnaire des Dames (1694), on dit: «elles (les dames de ce temps-là) auraient, sans nul doute, occupé leur place dans les chroniques, parmi les prodiges et les animaux monstrueux, si elles eussent apporté en naissant, des lunes, des étoiles, des croix et des losanges sur leurs joues, et surtout si elles fussent venues au monde avec une voiture et des chevaux…» Les dames du temps de Henri VI d'Angleterre étaient surtout ridicules dans leurs coiffures, qui représentaient une infinité de formes; les préférées étaient celles dont les cornes faisaient l'ornement. Le poète Lydgate était surtout choqué des cornes; dans un poème composé contre elles, il déclare «que les clercs, d'après une grande autorité, rapportent que les cornes furent données aux bêtes pour leur défense, et (au contraire du sexe féminin) pour pouvoir opposer une résistance brutale. Mais cela a dépité les archifemmes, emportées et violentes, furieuses comme des tigres pour le combat singulier, et elles ont agi contre leur conscience. N'écoutez pas la vanité, leur disait-on, mais jetez au loin les cornes218.»
[215] Salvianus Massiliensis.
[216] Shakespeare: La tempête.
[217] La Bruyère: Caractères.
[218] Histoire des costumes en Angleterre, par Fairholt.
Quant aux jeunes guerriers, je ne révélerai pas ici tous les secrets de leur tactique; il y en a parmi eux qui connaissent plus d'un tour, que l'agneau enseigne à ceux de la société… Cependant j'ai vu des peuples plus habiles dans l'art de confondre le bien d'autrui avec le leur. Les Yalofs219, par exemple, ont une manière de voler qui leur est particulière. Ce ne sont pas leurs mains qu'il faut surveiller, mais leurs pieds. Comme la plupart de ces peuples marchent pieds nus, ils exercent ces membres comme nos filous d'Europe exercent leurs mains; ils ramasseraient une épingle à terre!… S'ils découvrent un morceau de fer, un couteau ou des ciseaux, ils s'en approchent, tournent le dos à l'objet qu'ils ont en vue, et vous regardent fixement en tenant les mains ouvertes; pendant ce temps, ils saisissent l'instrument avec le gros orteil, et pliant le genou, ils lèvent le pied par derrière jusqu'à leurs pagnes qui servent à cacher l'objet volé: et le prenant ensuite avec la main, ils achèvent de le mettre en sûreté.
[219] Yalofs: peuples de l'Afrique.
Notre guide (en qui mérite abonde) est un jeune Natchez nommé Whip-Poor-Will; c'est le guerrier le plus redoutable de l'Ouest; aussi a-t-il des ennemis dans tous les buissons; quelle vendetta!… il a dix-sept scalps ou chevelures à sa ceinture!… je n'oserais jeter une pierre à son chien… Des chevelures, bon Dieu!!… oui, des chevelures, mon cher Charles; il en a autour du cou, au manche de son tomahawck ou casse-tête, etc. Aimez-vous la muscade?… on en a mis partout;… avec cela qu'il vous scalpe de la manière la plus chirurgicale: mettez la main sur lui, souvenez-vous des lois de la guerre… et ne parlez pas220… Pst… c'est fait… on serre les fils et il n'y paraît plus… comme dit madame de Sévigné… Les sauvages ne connaissent pas l'effervescence des désirs, le tumulte des passions ni les anxiétés de la prévoyance; ils aiment à mettre du mystérieux dans leurs actions les plus indifférentes. On n'aperçoit, sur ces figures impassibles, aucun de ces mouvements variés, de ces nuances fugitives qui peignent les affections de l'âme et sont les indices du caractère. Ordinairement mélancoliques, ils sont effrayants lorsqu'ils passent tout à coup du repos absolu à une agitation violente et effrénée; les restes de ces tribus se distinguent encore par une certaine fierté que leur inspire le souvenir de leur ancienne grandeur; ils tiennent, avec une opiniâtreté extrême, à leurs mœurs, à leurs habitudes… Étendus sur l'herbe, ils s'inquiètent peu de l'avenir et méprisent souverainement l'adage qui dit: «Faites vos foins au temps chaud.» Un homme de leur couleur, une nature si parfaite, ne travaillerait pas pour tout l'or du monde de peur de compromettre la dignité de sa peau rouge. Que répondre à des gens qui vous disent «Que le Grand-Esprit, après avoir formé l'homme blanc, perfectionna son œuvre en créant l'homme rouge!…» Il est de fait qu'ils sont grands, bien conformés, mais les enfants de l'Ouest221, les Hugers222 américains, n'ont rien à leur envier sous ce rapport: le docteur allemand (mon ami) dit que Plinus parle d'un pays montagneux qui produit des éléphants223. Tranquilles sur leurs peaux d'ours, lorsque la chasse ou la guerre ne les excite pas, les sauvages semblent être sans passions comme sans désirs, et leur esprit aussi vide d'idées que s'ils étaient plongés dans le plus profond sommeil; ils affectent de paraître imperturbables. Cher Charles, ici tu comprendrais ce philosophe à qui l'on vient apprendre que sa maison est en proie aux flammes, et qui répond: «Allez le dire à ma femme, je ne me mêle pas des affaires du ménage224.» Souvent les guerriers me font dire par l'interprète, Daniel Boon: «Ah! mon frère, tu ne connaîtras jamais comme nous le bonheur de ne penser à rien et de ne pas travailler?… Après le sommeil, c'est ce qu'il y a de plus délicieux.» Ma foi, ces gens-là ont raison; diabolique industrie! maudite rage de travailler, au lieu de chômer les saints, et de sommeiller sur le bord de nos fleuves en disputant de paresse avec leurs ondes! «La plupart des arts, dit Xénophon, corrompent le corps de ceux qui les exercent; ils obligent de s'asseoir à l'ombre ou auprès du feu; on n'a de temps ni pour ses amis ni pour la république…» Ici, cher Charles, peu de propriétaires ayant pignon sur rue, et si on leur disait comme l'ange à Mathusalem: «Lève-toi et bâtis une maison, car tu vivras encore cinq cents ans,» ils répondraient avec l'illustre patriarche: «Si je ne dois vivre que cinq cents ans de plus, ce n'est pas la peine que je me bâtisse une maison; je veux dormir à l'air comme j'ai toujours eu coutume de faire…» Ainsi font les sauvages, ayant biens et chevanches… ils se croient certainement plus heureux que nous, ce qui prouve que le bonheur peut habiter sous l'écorce comme sous les lambris. Nous, hommes blancs, nous respirons mais nous ne vivons pas; le sauvage seul jouit de la vie; au fait, les stoïciens ne disaient-ils pas que le souverain bien était… l'ataraxie? Et puis, pour boire de l'eau et coucher dehors, on ne demande congé à personne, ce me semble. Ici la doctrine d'Épicure est en pleine vigueur; de quoi s'agit-il, au bout du compte? du présent, de la réalité; ouvrir les yeux, voir ce qui est, s'affranchir des maux corporels, des troubles de l'âme et se procurer ainsi un état exempt de peine, voilà le bonheur, voilà la vraie philosophie: le destin n'est-il pas responsable de son œuvre?… Chez les sauvages, peu de philosophes doctimes et pesants; ils ne sont pas gens à discuter sur l'intérêt bien entendu, le matérialisme atomistique, l'utilitairisme et l'impératif cathégorique… Que craignent-ils, au bout du compte? comme les Gaulois… la chute du ciel… Qu'on emploie le syllogisme, qu'on décoche le savant enthymème pour faire comprendre à de pareilles têtes la nécessité de l'agriculture et de l'industrie; je vous donne toutes les figures de Quintilien (comme dit Paul-Louis Courrier); faites feu à bout portant, attaquez par l'antithèse, l'hypotypose et la catachrèse; dites-leur, avec le sage Salomon:
Ce qu'est le vinaigre aux dents, et la fumée aux yeux, tel est le paresseux à ceux qui l'ont envoyé…
Vous dormirez un peu, vous sommeillerez un peu; vous mettrez un peu vos mains l'une dans l'autre pour vous reposer, et l'indigence viendra se saisir de vous comme un homme qui marche à grands pas, et la pauvreté s'emparera de vous comme un homme armé…
Celui qui laboure la terre sera rassasié de pain; mais celui qui aime l'oisiveté sera dans une profonde indigence…
Où l'on travaille beaucoup, là est l'abondance; mais où l'on parle beaucoup l'indigence se trouve souvent…
Les pensées d'un homme fort et laborieux produisent toujours l'abondance, mais le paresseux est toujours pauvre…
Allez à la fourmi, paresseux que vous êtes; considérez sa conduite, et apprenez à devenir sage…
Ou bien,
[220] Job.
[221] The Boys of the west: surnoms de nos compatriotes de l'Ouest.
[222] Du mot anglais huge, qui signifie grand, fort.
[223] Ipsa provincia, montuosa ab oriente, fert elephantos.
[224] Anciennement, dans l'île de Java, si le feu prenait à quelque maison, les femmes étaient obligées de l'éteindre sans le secours des hommes, qui se tenaient sous les armes pour empêcher qu'on ne les volât!…
Mais préludez par un récit de combat, un trait de bravoure; on dresse l'oreille aussitôt, l'alarme est au camp… tout s'émeut… on écoute… on dévore vos paroles… c'est que les combats et la chasse font les délices de ces peuples; toutes leurs facultés les servent merveilleusement dans ces occasions. Sur un terrain sec, au milieu des feuilles éparses et roulées par le vent, le sauvage reconnaît les traces de l'ennemi; une branche rompue, et mille autres circonstances, sont pour lui des indices qui ne le trompent jamais, ce n'est que par la patience et l'habitude qu'on se familiarise avec cette partie divinatoire de la chasse…
Parlons des docteurs. La connaissance des rites superstitieux fait toute la science des jongleurs sauvages; comme ils sont les médiateurs entre les hommes rouges et le Manitou, et possèdent toute la science des nations qu'ils séduisent, ils jouissent d'un grand crédit; il faut se tenir en garde contre leurs médecines, car il en résulte quelquefois malheur et misère. Ils évoquent les esprits au son de leurs tambours; on les respecte, on les craint, quelquefois on les aime… mais le plus souvent on les hait… Partout, la ruse, quelque grossière qu'elle soit, exploite la simplicité: Un africain, en proie aux chagrins, s'adresse aux prêtres pour obtenir un nouveau fétiche225; il en reçoit un os de poisson, un caillou, ou un petit morceau de suif orné de quelques plumes de perroquet!… Pourquoi ces jongleurs chercheraient-ils plus d'art? Il faut si peu de chose pour se jouer de l'esprit humain!…
[225] Fétiche ou Totem: nom qu'on donne aux différents objets du culte superstitieux des peuples sauvages.
D'autres sauvages, les Koriaks, par exemple, lorsqu'ils craignent quelque calamité, immolent un chien, lui arrachent les intestins, les attachent à deux perches plantées à quelque distance l'une de l'autre, et passent religieusement entre elles. Les vaines terreurs dont ils étaient agités se dissipent, quand ils ont eu le bonheur de se promener entre les entrailles d'un pauvre animal, et la superstition qui les remplit de craintes, offre elle-même des moyens faciles de les calmer… Les docteurs rendent visite aux malades, qu'ils prétendent guérir à l'aide de charmes et d'incantations; quoiqu'il en soit, ils se montrent assez habiles jongleurs; ils s'enfoncent de longs couteaux dans la gorge et répandent le sang à gros bouillons; ils s'insèrent des bâtons aigus dans le nez, ou ils rejettent, par les narines, des osselets qu'ils avaient avalés; d'autres percent leur langue d'un bâton ou se la font couper pour en rejoindre ensuite les morceaux… Tu sais, cher Charles, que la médecine, chez les Druides, était fondée uniquement sur la magie, et que les herbes employées par eux n'étaient pas douées de grandes vertus curatives. Mais leur recherche et leur préparation devaient être accompagnées d'un cérémonial bizarre et de formules mystérieuses; ces plantes étaient censées en tirer, du moins en grande partie, leurs vertus salutaires. Ainsi il fallait cueillir le samolus à jeun, de la main gauche, sans le regarder, et le jeter dans les réservoirs où les bestiaux allaient boire; c'était un préservatif contre les épizooties.
Le jongleur, chez les sauvages de l'Amérique septentrionale, est un personnage très considéré; lorsque le pays est menacé de quelque fléau, le prophète-docteur ou maître de la pluie est consulté. A l'époque des grandes sécheresses, on lui fait des présents; il promet de la pluie, les nuages doivent éclater et le ciel fondre tout en eau: tremblez, hommes rouges! car des misérables qui vivent de votre crédulité se vantent de troubler la nature entière!… L'âme, au dire des Indiens, est une vapeur légère qui prend et conserve la forme du corps, et les traits du visage après la mort; elle se livre, dans l'autre monde, à toutes les jouissances innocentes qu'elle partageait avec le corps pendant la vie… Ces plaisirs sont éternels et tels qu'Ossian les décrit: Elles (les âmes) poursuivent les daims formés par des vapeurs, et tendent leur arc aérien; elles aiment encore les plaisirs de leur jeunesse et montent les vents avec joie226. C'est une âme qui tient beaucoup de la nature corporelle; elle a besoin d'arcs, de flèches, de troupeaux, et fait dans l'autre monde à peu près ce qu'elle faisait dans celui-ci… Les habitants de Formose croient à un enfer, mais c'est pour punir ceux qui ont manqué d'aller nus en certaines saisons, ou qui ont agi sans consulter le chant des oiseaux; ceux qui ont porté des vêtements de toile et non de soie ou qui ont mangé des huîtres sont également punis aux enfers… Ces pauvres peuples, occupés de vaines superstitions, frappés des contes effrayants qui font le sujet ordinaire de leurs entretiens, sont dupes des ridicules épouvantails que leur imagination enfante sans cesse; ils ont des visions pendant la nuit; ils voient, dans les bois, se former et se dissiper devant eux d'horribles fantômes; ils ont à lutter contre des puissances terrestres et infernales: les docteurs-jongleurs se rendent facilement maîtres de ces âmes faibles… Notre arrivée ici, mon cher Charles, fut une bonne affaire pour les sauvages qui en eurent la joie qu'on peut croire; ils ont un grand nombre de maximes qu'ils répètent à tout venant, par exemple celle-ci: «On ne quitte pas son pays pour recevoir mais pour donner des présents…» Le chef nous reçut debout, entouré de ses officiers; on dit ces derniers les hommes influents de la tribu, bien qu'ils n'aient pas, dans un pot, autant de farine qu'on en peut prendre avec les trois doigts; ils étaient là, le chapeau à la main et se tenant sur leurs membres… On offrit des siéges (des crânes de bœufs!), on alluma le feu du conseil, et on fuma la pipe d'amitié; force nous fut d'essuyer tout au long l'énumération des bonnes qualités de chacun des guerriers présents. Cette réunion d'hommes presque nus, si féroces à la guerre, si implacables dans l'assouvissement de leur vengeance, et maintenant si doux et si tranquilles dans leur village, offrait un spectacle imposant. Les enfants sautaient de joie et exprimaient, à leur manière, le bonheur qu'ils éprouvaient de nous voir, le Sagamore (chef) nous conseilla d'adopter sa coiffure (une tête de cerf ornée de son panache), nous nous excusâmes; on nous demanda nos raisons!… Parole d'honneur, le monde devient curieux, et l'on fait, aujourd'hui, des questions qui ne se faisaient pas autrefois!…
[226] They pursue deer formed of clouds, and bend their airy bow; they still love the sports of their youth, and mount the winds with joy…
«Sur le bord étroit de cette fosse couraient des centaures armés de flèches comme ils avaient coutume de l'être sur la terre quand ils se livraient à l'exercice de la chasse… Ils s'arrêtèrent en nous voyant descendre; trois d'entre eux s'écartèrent de la troupe, armés de leurs arcs, et de leurs flèches qu'ils avaient préparés à l'avance.
Les sauvages font grand cas d'un bon estomac, d'une excellente paire de jambes et des cinq sens de nature. Ce sont les plus imprévoyants des mortels227; ils consomment dans un repas une prodigieuse quantité de nourriture; la cuisine d'Alcinoüs n'y suffirait point… Prêcher la sobriété à des gens qui sont dans l'abondance, ce sont injonctions incommodes et de difficile observance… On ne pourrait leur faire comprendre qu'il est sage de réserver quelques provisions pour le lendemain, «On chassera» est leur seule réponse. Le Sagamore (chef) m'invita à dîner: «Attila vous convie au banquet qui doit avoir lieu vers la neuvième heure du jour.» J'acceptai; Voltaire dit qu'il faut être poli et ne point refuser un dîner où l'on est prié parce que la chair est mauvaise… Le mets favori des insulaires que j'ai visités consiste en poissons qu'on laisse longtemps pourrir; quand on ouvre la fosse où ils ont été déposés, on ne trouve qu'une pâte que l'on retire avec des cuillers. L'étranger ne peut supporter l'odeur infecte de cette affreuse marmelade, mais aucun mets ne flatte plus le palais d'un Polynésien.
[227] Un Caraïbe vendait, le matin, son lit de coton, et venait pleurer pour le racheter, faute d'avoir prévu qu'il en aurait besoin pour la nuit prochaine.
Chaque peuple a sa manière de recevoir les étrangers. Un navigateur reçut un singulier hommage aux îles Kazegut. Il traitait un seigneur africain à son bord, lorsqu'il vit paraître un canot chargé de cinq insulaires dont l'un, étant monté à bord, s'arrêta sur le tillac en tenant un coq d'une main et un couteau de l'autre. Il se mit à genoux devant le navigateur sans prononcer un seul mot; il se leva ensuite, et se retournant vers l'Est, il coupa la gorge du coq; il se remit à genoux, et fit tomber quelques gouttes de sang sur les pieds de l'amiral… Il alla répéter cette cérémonie au pied du grand mât et de la pompe, et présenta ensuite le coq au navigateur qui lui demanda l'explication de cette conduite; l'insulaire répondit que les habitants de son pays regardaient les blancs comme les dieux de la mer, et que le mât était une divinité qui faisait mouvoir le vaisseau; quant à la pompe, ils la considéraient comme quelque chose d'extraordinaire, puisqu'elle faisait monter l'eau dont la propriété naturelle était de descendre… Le capitaine Philips fut bien accueilli par les Africains; les nobles ou Rabaschirs le reçurent à la porte du palais du roi et le saluèrent à la mode ordinaire du pays, c'est-à-dire en faisant claquer d'abord leurs doigts, et lui serrant ensuite la main avec beaucoup d'amitié… Les habitants de Calicut secouaient une éponge trempée dans une fontaine sur les étrangers qui leur rendent visite, et leur donnaient ensuite de la cendre… Ce qui voulait dire: «Sois le bien venu, prends place auprès du feu, et bois si tu as soif; nous pourvoierons à tous tes besoins.»
Les peuples sauvages sont très hospitaliers; quand ils voyagent, un cheval, des habits, des armes composent tout leur bagage; s'ils découvrent dans le désert, la tente d'un inconnu, ils sont contents; c'est la demeure d'un frère, d'un ami, qui partagera avec eux tout ce qu'il possède… Je fus exact au rendez-vous; la modestie, cher Charles, défend à ma sincérité de te dire l'excès de considération qu'on eut pour moi… Je ne te décrirai pas la salle du festin (la maison d'Antenor avait une peau de léopard suspendue à la porte, signal pour avertir les Grecs de respecter cet asyle)… Les guerriers étaient majestueusement accroupis, et fumaient leur pipe avec le grave cérémonial si cher aux Indiens. Au premier abord, je fus un peu déconcerté par la taciturnité de mes hôtes, mais peu à peu ils se montrèrent affables; le chef surtout est un bon vivant, le plus sociable des hommes. Il avait nom (esquisito nombre) Hoschegaseugah; J'entrai dans la salle du festin; on y fricassait, on se ruait en cuisine; Les convives firent cercle autour d'une marmite qui bouillait au milieu de la chaume enfumée; je crus d'abord qu'il s'agissait de quelque manœuvre cabalistique… nenni!… c'était un mets rare qu'on me réservait… une citrouille bouillie!!!… Mon hôte me mit en main une baguette empennée, vulgairement appelée flèche, et je fus invité à travailler pour mon propre compte,… je te laisse à penser quelle fête!!… Quand un habitant du Kamchatka traite un de ses amis, il prend lui-même un gros morceau de lard, le lui enfonce dans la bouche, et coupe ce qui n'y peut entrer… c'est une des grandes politesses du pays. Enfin, repu comme un boa, je jetai des regards furtifs autour de moi, bien décidé à ne pas laisser échapper l'occasion de faire une honorable et silencieuse retraite; mais point de mouvement rétrograde possible; il fallut prendre l'écuelle aux dents, et faire paroli à une dizaine de convives bien endentés, ayant tous un appétit proportionné à la quantité de mets qu'il s'agissait d'absorber. On fuma ensuite; jamais les sauvages ne prennent le calumet sans en offrir les prémices au Grand-Esprit, ou à ses Manitous (esprits de second ordre, êtres intermédiaires entre les hommes et la divinité). Mais parlons des femmes sauvages. Les squaws déploient plus de vivacité que les hommes; cependant elles partagent les malheurs de l'asservissement auquel le beau sexe est condamné chez la plupart des peuples où la civilisation est imparfaite… Les hommes considèrent l'agriculture comme une occupation vile, parce qu'il leur faut des dangers pour ennoblir leurs travaux… Lorsque rien ne les force au mouvement, ils restent assis auprès du feu, et écoutent les histoires merveilleuses de leurs conteurs… Ce sont les Germains de Tacite. «Lorsqu'ils ne sont point à la guerre, ils chassent quelquefois, et le plus souvent, ils restent oisifs, car ils aiment à dormir et à manger (dediti somno ciboque)… Les plus braves et les plus belliqueux ne font rien, laissant la conduite de leur famille, de leur maison et de leurs champs, aux femmes et aux vieillards, aux plus faibles de leurs parents; ils vivent en quelque sorte engourdis, et c'est un étrange contraste de leur nature, que ces mêmes hommes aiment ainsi la paresse, et haïssent le repos.»228
[228] Tacite. De moribus Germanorum.
… Quand les femmes crient famine, les hommes courent les bois, poursuivent les bêtes fauves, traversent, dans de frêles canots, des torrents dangereux, gravissent les sommets escarpés, couchent sur la neige, endurent la faim, la soif, l'insomnie, et s'exposent à mille dangers pour pourvoir aux besoins de leurs familles… Les femmes restent au village, cultivent la terre, préparent les mets, tannent les peaux, nourrissent les enfants, leur enseignent à tirer de l'arc, à nager… Elles doivent aussi remarquer avec soin ce qui se passe aux conseils, et l'apprendre par tradition à leurs enfants; elles conservent le souvenir des hauts faits de leurs pères, et des traités qui ont été conclus cent ans auparavant… Les sauvages ne donnent point à leurs femmes ces marques de tendresse qui sont en usage en Europe; mais cette indifférence, dit Thomas Jefferson229, est l'effet de leurs mœurs, et non d'aucun vice de leur nature; ils ne connaissent qu'une passion, celle de la guerre; la guerre est, chez eux, le chemin de la gloire dans l'opinion des hommes, et c'est par la guerre qu'ils obtiennent l'admiration des femmes; c'est là le but de toute leur éducation; leurs exploits ne servent qu'à convaincre leurs parents, leurs amis, et le conseil de leur nation, qu'ils méritent d'être admis au nombre des guerriers… Parmi eux, un guerrier célèbre est plus souvent courtisé par les femmes, qu'il n'a besoin de leur faire sa cour; et recevoir leurs avances est une gloire que les plus braves ambitionnent. L'histoire de Booz et de Ruth se renouvelle souvent ici. Les larmes, réelles ou affectées, ne manquent pas aux sauvages, aucun peuple ne pourrait lutter avec eux, s'il s'agissait de pleurer abondamment et amèrement la perte d'un parent ou d'un ami; ils vont même, à des époques fixes, hurler et se lamenter sur la tombe des défunts. Nous entendons souvent des gémissements au point du jour, dans les environs du village; ces cris proviennent de quelque hutte, dont les habitants pleurent un parent tué à la guerre… il y a cinquante ans!… Je vis une jeune veuve, mon cher Charles, qui trois jours après avoir perdu son chasseur (mari) se pressait d'user pour ainsi dire son deuil, en s'arrachant les cheveux; elle faisait couler ses larmes abondamment, afin qu'elle pût éprouver une grande douleur en un court espace de temps et épouser… le soir même… un jeune guerrier qu'elle aimait!…230 Les peuples sauvages ont de singulières coutumes, n'est-ce pas?… Au Brésil, par exemple, un écart de la raison avait établi que le mari se coucherait à la place de sa femme qui aurait donné un défenseur à la patrie; et qu'il recevrait, là, les visites de ses parents et amis: on le traitait, on l'alimentait, comme si c'eût été lui qui fût accouché… O mœurs!…
[229] Notes on Virginia.
[230] Chez les Hottentots, une veuve qui se remarie est obligée de se couper la jointure du petit doigt, et de continuer la même opération aux doigts suivants, chaque fois qu'elle contracte de nouveaux liens.
Quant aux mariages, la première démarche que fait un jeune guerrier, c'est de présenter à la fille qu'il voudrait épouser, un tison enflammé; si elle souffle dessus, c'est lui faire entendre qu'elle ne désapprouve pas sa démarche, et qu'il peut espérer; alors il entonne son chant de guerre, c'est-à-dire, il fait, en chantant, le récit de ses prouesses, des dangers qu'il a courus, des chevelures qu'il a enlevées. «Voilà mon tison, dit-il, à la fille qu'il aime; je l'ai pris de mon feu, et non de celui d'un autre. Ouvre la bouche, souffles-y l'haleine du consentement, tu me rendras content. Tu baisses les yeux?… je continue. Pour te convaincre que je suis un brave, regarde le manche de ce tomahawck; voilà les marques de sept chevelures sanglantes. Mais si, comme un nuage noir et épais, qui tout à coup obscurcit la lumière du soleil, le doute venait voiler ton esprit, suis moi, je te les montrerai. Tu y verras aussi de la viande fumée, du poisson grillé, et des peaux d'ours. Veux-tu avoir pour mari, un guerrier? prends-moi: j'en vaux bien un autre. Veux-tu un chasseur infatigable? prends moi, tu verras si jamais la faim vient frapper à ta porte. Si l'eau des nuages, ou le froid de l'hiver entrent dans ton wigwham (hutte), je saurai bien les en chasser; l'écorce de bouleau ne manque pas dans les bois, et voilà mes dix doigts. Quant à ta chaudière, elle sera toujours pleine, et ton feu bien allumé… Tu ne dis rien?… je m'arrête. Puis-je revenir encore te présenter mon tison?…—Oui…»
Rien n'excite plus l'admiration des squaws, et ne les conduit plus promptement à l'amour; voilà pourquoi, les jeunes gens, avant de présenter le tison enflammé, ont un si grand désir de se distinguer: «Dites moi, madame, qui faut il que je tue pour vous faire ma cour?»
Les préliminaires de mariage chez les habitants du Kamchatka, sont bizarres; le Kamchadale choisit ordinairement son épouse dans une famille voisine; il se rend chez sa maîtresse et sollicite le bonheur de travailler pour ses parents; il s'étudie à leur montrer son zèle, sa diligence et son adresse; telles étaient les mœurs patriarchales; Jacob servit sept ans pour mériter Rachel. Si l'amant déplaît, il perd ses peines… mais s'il est agréé, il obtient la faveur de toucher sa maîtresse; c'est en quoi consiste la difficulté, that's the rub,… comme dit Hamlet. Ses efforts sont quelquefois inutiles; en effet, dès qu'on lui accorde la permission de toucher sa Dulcinée, celle-ci est mise sous la garde de toutes les femmes de l'habitation. Les sévères duègnes ne la quittent plus d'un instant; plus l'amant est habile à poursuivre sa fiancée, plus elles sont alertes à le repousser; d'ailleurs la fille, qui n'est jamais seule, pousse des cris dès qu'elle l'aperçoit; les femmes accourent, se jettent sur lui, le saisissent par les cheveux, le mordent et l'égratignent; au lieu de la victoire qu'il espérait, il ne remporte que des meurtrissures. Cette comédie dure souvent des années entières: Point de franche lipée, tout à la pointe de l'épée… Maltraité, battu, l'amant est longtemps à se rétablir, et ne guérit que pour livrer de nouveaux assauts et essuyer de nouvelles défaites; quelquefois, après sept années de tentatives toujours renouvelées et toujours malheureuses, il se fait jeter par les fenêtres.
Les ouvertures et les propositions de mariage, chez les Hottentots, sont l'office du père ou du plus proche parent de l'homme, qui s'adresse au plus proche parent de la femme. Il est rare que la demande soit refusée, à moins qu'une famille ne soit déjà liée par quelque autre engagement. Si la jeune personne n'a aucune inclination pour le mari qu'on lui propose, il ne lui reste qu'une ressource pour éviter d'être à lui, c'est de lui faire une visite, les parents étant présents (ante ora parentum); pendant cette visite, les deux amants se pincent, se chatouillent et se fouettent! (O mœurs!…) La jeune fille devient libre si elle résiste à cette dangereuse épreuve; mais si le jeune homme l'emporte, comme il arrive presque toujours, elle est obligée de l'épouser.
Bien que les sauvages affectent de n'avoir point de jalousie, ils ne laissent pas d'y être extrêmement sensibles. Un guerrier indien, mécontent de sa femme, dissimula son ressentiment et la mena à la chasse comme il en avait l'habitude. L'année était bonne, le gibier abondait. Le mari, quoique bon chasseur, prétendait ne pouvoir rien trouver, et alléguait pour raison qu'il fallait qu'on eût jeté quelque sort sur lui. La femme cria famine; le mari lui dit qu'il avait eu un songe, et que le Manitou lui avait ordonné de traiter sa femme en esclave. Celle-ci, qui croyait qu'on pouvait éluder ce songe (ce qu'ils font parfois), supplia son mari de l'accomplir. Il n'y manqua pas. Dès la nuit suivante, il attaqua sa propre cabane comme l'eût fait un ennemi, s'empara de sa femme, la lia à un arbre, alluma un grand feu et fit rougir des fers pour la torturer; mais loin d'en rester là, il lui reprocha ses infidélités, vraies ou prétendues, et la brûla à petit feu. Le frère de la femme arriva sur ces entrefaites, et tua le féroce mari; mais sa sœur était dans un état si désespérant, qu'il crut devoir abréger ses souffrances; il la poignarda, lui rendit les derniers devoirs, et reprit la route du village, où il fit le récit de cette triste aventure.
Chez ces peuples, les choses ne se passent pas précisément comme chez nous. Au Kamchatka (j'admire le code moral de ce pays), au Kamchatka, l'époux outragé (je veux parler de l'outrage par excellence; le curé de Meudon, Rabelais, eût rendu la chose par un seul mot), l'époux outragé, dis-je, cherche à se venger sur l'amant de sa femme; il le provoque en duel (duel singulier!), les deux champions se dépouillent de leurs habits. L'agresseur (au Kamchatka, c'est le mari!), l'agresseur laisse à son adversaire l'avantage de porter les premiers coups; l'honneur le veut ainsi dans ce pays-là; le mari tend donc le dos, se courbe et reçoit sur l'échine trois coups d'un fort bâton, ou plutôt d'une espèce de massue de la grosseur du bras. Il prend le bâton à son tour, et non moins animé par la douleur qu'irrité de l'affront qu'il a reçu, il donne le même nombre de coups à son ennemi; ainsi l'offenseur… heureux… et le malheureux offensé frappe et est frappé alternativement jusqu'à trois fois; il arrive souvent que l'un des combattants reste sur la place. Si, cependant, l'on préfère son dos à son honneur et à sa gloire, on peut transiger avec l'époux offensé, mais c'est lui qui dicte les conditions; il demande ordinairement des habits, des pelleteries, des provisions de bouche (des provisions de bouche!!!) et autres choses semblables… Dans les pays civilisés, on n'en est pas quitte à si bon marché; les maris sont exigeants; outre les coups de bâton, on paie toujours bien cher des succès de ce genre… C'est juste, après tout: «Buvez l'eau de votre citerne et des ruisseaux de votre fontaine,» nous dit le sage Salomon231.
[231] Bible. Proverbes de Salomon, chap. V, § 2 (Qu'on doit s'attacher à sa femme).
Cependant Juvénal dit quelque part que «l'on a vu souvent des liens mal noués et près de se dissoudre, resserrés par un robuste médiateur.»… L'illustre latin n'entendait pas précisément une médiation dans le genre de celle de M. Robert dans la comédie de Molière.
Mais terminons ici cette lettre déjà bien longue… Cher Charles, si jamais tu portes ta peau d'ours vers l'Orégon, tu passeras par le village de Wilhemette; avant d'y allumer ton feu, informe-toi de la cabane d'Achille Bonvouloir; tu trouveras un abri sous son écorce pour y reposer tes os; cependant rassure-toi, ami; le Français sera intrépide voyageur, mais qu'on ne lui enlève pas l'espoir de revoir la mère-patrie… Adieu, cher Charles; puisse Manitou, le Grand-Esprit, te souffler un bon vent et de bonnes pensées; puisses-tu, dans tes voyages, trouver, tous les soirs, un abri pour ton canot, du bois pour allumer ton feu et (si le gibier est rare) du poisson pour te nourrir. Qu'à ton retour chez toi, la santé, tes parents et tes amis te prennent cordialement par la main.
Telles sont mes paroles que je confirme par trois tailles sur l'écorce du sycomore qui m'abrite.