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Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon

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LA PRAIRIE.

Mis arreras son las armas, mi descanso el pelear, et mi cama las duras penas.

Mes parures sont les armes, mon repos le combat, et mon lit des rochers durs.

(Ancienne romance espagnole.)

Childe-Harold promène ses yeux ravis sur des vallées fertiles et des coteaux romantiques. Que les hommes lâches, plongés dans la mollesse, appellent les voyages une folie, et s'étonnent que d'autres plus hardis abandonnent les coussins voluptueux pour braver la fatigue des longues courses; il y a dans l'air des montagnes, une suavité et une source de vie que ne connaîtra jamais la paresse…

(Lord Byron. Childe Harold.)
CHAPITRE IV.

Averti de l'approche du jour par le chant des oiseaux, Daniel Boon éveilla les pionniers; le soleil se leva radieux, éclairant successivement le sommet des montagnes voisines, et colorant de ses riches nuances les vapeurs suspendues sur leurs flancs.

On buvait encore le coup de l'étrier, lorsqu'une altercation s'éleva entre un sauvage et un sang-mêlé74, à propos d'un cheval que celui-ci prétendait lui avoir été volé. Le sang-mêlé était un garçon de vingt ans, si j'ai bonne mémoire, aux cheveux crépus et mêlés à peu près de la même façon que la barbe de Polyphème; il avait nom David, et à l'entendre il était homme à défier tous les Goliaths du désert. Il est de fait que nul, mieux que lui, ne savait se servir de ses mains, instruments éminemment perfectibles, merveilleux et dociles, et qui exécutaient admirablement toutes les conceptions de son esprit. Il avait été adjoint à l'expédition en qualité de cuisinier in partibus. Cet infortuné Blanc revendiqua énergiquement son bien, mais le sauvage fit la sourde oreille, et ne bougea pas plus que le dieu Terme. Daniel Boon proposa un mezzo-termine, mais David repoussa la branche d'olivier (branche desséchée et trompeuse!) et provoqua le sauvage; on régla les clauses du combat; il fut convenu qu'on userait des pieds, des mains et des dents; or, nous savons que les morsures d'hommes sont considérées comme les plus dangereuses; elles cèdent à l'application d'une tranche de bœuf cuit75; si la suppuration ne s'établit que le cinquième jour, on emploie le veau… On trouve dans la loi des Lombards, que si l'un des deux champions avait sur lui des herbes propres aux enchantements, le juge ordonnait qu'il les jetât, et lui faisait jurer qu'il n'en avait plus. Le sang-mêlé (à l'exemple de Mercure Pomachus, lorsqu'il conduisit les Tanagréens contre les Érethriens de l'Eubée), se fût volontiers servi d'une étrille, mais Daniel Boon rappela les clauses du combat qui interdisaient l'usage des armes. David eut alors recours au moyen ordinaire; il cracha dans ses mains. Les docteurs de l'antiquité nous disent qu'un fait particulier, mais dont l'expérience est facile, c'est que si l'on se repent d'avoir porté, (de près ou de loin), un coup à quelqu'un, et que l'on crache à l'instant même dans la main coupable, la personne frappée ne sent plus de mal. Quelques combattants, au contraire, pour rendre le coup plus violent, crachent également dans leurs mains76. Mais laissons-là l'antiquité: David et le sauvage se distribuent, au préalable, force coups de poings et de coups de pieds; enfin ils se saisissent; l'Indien se sent enveloppé des membres puissants du sang-mêlé comme jadis Laocoon, dans les nombreux replis du serpent de la mer; le feu brille dans leurs yeux; ils se raccourcissent, ils se baissent, ils se relèvent et font mille efforts pour se renverser. Les deux champions s'étaient si bien frottés d'huile d'ours qu'ils étaient luisants, et leurs ventres tendus montraient assez que le repas de la veille n'avait pas été modéré et frugal… Un peu de poussière ou de fumée sépare les abeilles qui se battent; mais pour séparer David et le sauvage, on mit entre eux un tison ardent; ils se lâchent, et les bottes d'estoc et de taille, les revers et les fendants, les coups à deux mains tombent comme la grêle; le Sang-mêlé atteignit l'Indien à la tempe, et l'étourdit. Enfin, Daniel Boon interposa le calumet de paix, et calma les ressentiments en citant plusieurs exemples de l'antiquité, entre autres, le vieux Silène, le père-nourricier du Dieu de la joie, se prélassant à cheval sur un âne, lorsqu'il fit son entrée dans Thèbes, la ville aux cent-portes: les soufflets furent qualifiés de coups de poing, et tout fut dit; le sauvage tira ses grègues et gagna les champs.

[74] Né d'un nègre et d'une femme sauvage.

[75] Ad hominis morsus carnem bubulam coctam.

Pline: Hist. nat. lib. XXVIII.

[76] Quidam vero adgravant ictus ante conatum simili modo saliva in manu ingesta.

(Pline: Hist. nat. lib. XXVIII.)

Un grand nombre d'Indiens d'une tribu voisine se rendirent au wigwham de Daniel Boon, pour voir les nouveaux-venus, et leur demander des présents. Un jeune guerrier étendit sa blanket sur l'herbe, s'y coucha, et entonna une chanson indienne, qu'un intéressant Aulètes accompagnait, en soufflant dans un os de chevreuil percé de trous.

Avant le départ eut lieu la cérémonie de la présentation des chevaux; voici en quoi elle consiste. Lorsque les Indiens-Renards déclarent la guerre à une tribu voisine, ils se rendent chez les Indiens-Sacks pour leur demander des chevaux. Arrivés chez leurs alliés, les Renards s'asseyent en cercle et fument, tandis que les jeunes Sacks galopent autour d'eux, et leur cinglent les épaules à grands coups de fouet; lorsque le sang ruisselle, les cavaliers mettent pied à terre, et présentent leurs chevaux à leurs hôtes, les Indiens-Renards… Quelques jeunes guerriers lancèrent des flèches au roc sorcier. Lorsque les sauvages partent pour la guerre, ils ne croient au succès de leur expédition que s'ils rendent visite à un célèbre rocher peint, où, selon eux, habite l'esprit des combats: ils se le rendent favorable, en lui sacrifiant leurs meilleures flèches qu'ils lancent contre le roc au grand galop de leurs chevaux…

Tous les pionniers (à l'exception de Daniel Boon, du vieux Canadien, et de quelques Alsaciens) étaient des jeunes gens à leur première campagne, remplis de force, d'activité. Le Natchez Whip-Poor-Will, monté sur un magnifique coursier, et armé de son Tomahack était certainement l'ennemi le plus redoutable qu'un homme eût pu rencontrer. «Tout-à-coup je vis paraître un cheval blanc; celui qui était monté dessus avait un arc; on lui donna une couronne, et il partit en vainqueur pour continuer ses victoires77.» Un grand nombre d'autres guerriers sauvages faisaient partie de l'expédition.

[77] Apocalypse. Ch. VI. §1, v. 2.

Daniel Boon sonna le boute-selle, et les deux cavalcades d'hommes blancs et d'hommes rouges partirent au milieu des «hourrahs;» c'était un spectacle à la fois sauvage et pittoresque que celui de ces cavaliers équipés si différemment, et cette longue file de chevaux qui serpentaient à travers les défilés des collines. La nature était belle et claire, l'atmosphère transparente et pure. Le pays que parcouraient nos pionniers était singulièrement âpre; ils passaient sous d'antiques arbres dont les rameaux se croisaient au-dessus de leurs têtes; excursion délicieuse! dans les autres pays on pense à l'homme, et à ses œuvres; ici on ne trouve que la nature seule. Les beautés d'une forêt ont aussi leur grandeur, surtout quand un fleuve superbe y promène ses flots majestueux; quand les branches des arbres, se courbant sur ses bords en dômes de feuillage, sont éclairés par les rayons de la lune au milieu d'une nuit solennelle. Les pionniers ne pouvaient se lasser d'admirer ces lieux qu'ils visitaient pour la première fois. L'enfant est heureux, dit-on, parce que chaque jour, chaque heure lui présente des objets nouveaux; et c'est pour renouveler les impressions de leur enfance que les hommes parcourent les contrées étrangères; ces impressions sont d'autant plus vives que les objets qu'ils rencontrent diffèrent de ceux qu'ils ont vus auparavant.

Une course de quelques heures conduisit nos pionniers à un site de rochers mêlés d'arbres de l'aspect le plus agreste; çà et là étaient comme parsemées sur les collines, des huttes d'Indiens, abandonnées et croulant de vétusté; naguère des chefs puissants s'y assemblaient… aujourd'hui ces habitations sont devenues le repaire des panthères et des loups; leurs hurlements ont succédé aux accents de la joie, et aux chants des guerriers… Les pionniers européens observaient les buissons d'un œil soupçonneux, croyant à chaque instant y découvrir les regards perçants d'un ennemi… Daniel Boon et le Natchez Whip-Poor-Will, marchaient en tête de la caravane et charmaient les ennuis de la route, par des histoires que le vieux chasseur, surtout, racontait avec beaucoup d'action et de vivacité. Jeune et doué de toute la facilité d'esprit et de caractère d'un enfant de la France, le capitaine Bonvouloir (avec lequel le lecteur a déjà fait connaissance) était un véritable Alcibiade, et toujours prêt à se conformer à tous les changements exigés par les mœurs des différents peuples au milieu desquels il se trouvait; cependant comme les marins de tout pays il ne put se décider à louer les choses de la terre ferme sans faire quelques restrictions en faveur du grand lac (la mer).

Wir sind in der wiese; welches schone grün! (Nous sommes dans la prairie; quelle belle verdure!) s'écria un pionnier allemand.

Mit wohlgefallen irrt das auge auf diesen blumigen wiesen umhor. (L'œil se plaît à errer sur ces prés émaillés de fleurs,)—dit un autre.

—Aurons-nous un bon sillage aujourd'hui, Colonel Boon?—demanda le capitaine Bonvouloir—échapperons-nous aux corsaires qui doivent nécessairement croiser dans ces parages?… nous voilà enfin dans les forêts de l'Ouest dont on parle tant; jusqu'à présent rien qui puisse être comparé aux eaux du grand lac; je vous observerai, en marin de bonne foi, que je ne vois pas trop ce que l'on peut trouver dans ces herbes; pas un phoque, pas un misérable requin, et, le dirai-je?… rien qui puisse offrir un agrément comparable à celui de la pêche de la baleine…

—Patience, capitaine;—dit Daniel Boon—vous n'en êtes qu'au départ, et vous vous plaignez déjà… tenez… pour commencer, nous voilà sur un champ de bataille… voyez le grand nombre d'ossements qui blanchissent au grand air.

—Peste! s'écria le marin en ouvrant de grands yeux—c'est donc une pourrière que cette vallée? hum!…

—Capitaine Bonvouloir, vous trouverez ici un trésor d'allégresses, vous qui aimez les combats,—continua le guide—les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Nous voyageons sur les terres de peuples vigilants et rusés; ils portent dans leurs retraites montagneuses les passions farouches et les habitudes inquiètes de gens réduits au désespoir; ils épient tous les mouvements des voyageurs, et fondent sur les traînards et les vagabonds au moment où ils y pensent le moins. Herr Obermann, respectez la rose, la reine des parterres, mais écartez un peu les broussailles, et remarquez le grand nombre d'ossements qui tapissent ces buissons; des crânes, des squelettes desséchées marquent le théâtre de faits sanguinaires, et signalent aux voyageurs, la nature dangereuse du pays qu'ils traversent…

Comment! pas une colonne, pas une modeste pierre pour apprendre aux générations futures qu'un tel fut de ce monde! s'écria le capitaine Bonvouloir—parole d'honneur, colonel Boon, vous parlez de ces choses avec un sang-froid! ah!… ce sont donc de terribles ennemis que ces sauvages? tuer les gens au moment où ils s'y attendent le moins! mais c'est une violation cruelle du droit des gens!…

—Cachés dans ces prairies, les ennemis sont plus difficiles à trouver qu'à vaincre,—continua Daniel Boon—ils y dressent leurs embuscades, et leurs victimes, une fois traînées dans les buissons pour être dévorées par les loups, toutes les traces disparaissent…

—Messieurs—dit le vieux canadien Hiersac—nous nous trouvons, il est vrai, dans des parages dangereux, mais des troupes vaincues et réduites au désespoir, reprennent courage, et dans un nouvel engagement, elles rétablissent leurs affaires. D'ailleurs, (et vous en conviendrez vous-même) il faut, de temps à autre, quelques petits incidents qui fassent naître dans l'âme des voyageurs une curiosité inquiète… Prenez votre parti en brave; le colonel n'a pas exagéré les dangers de la route; l'ennemi est plus difficile à trouver qu'à vaincre; vous aurez donc plus besoin du bouclier que de l'épée; n'oubliez pas que la force ne peut rien contre la ruse: le muge, le plus rapide de tous les poissons, est la pâture quotidienne du pastenague, le plus lent de tous les habitants des eaux… du reste, les modes de combattre varient également selon les pays. L'histoire nous dit que les Perses, lorsqu'ils conquirent les îles de Chios, de Lesbos et de Ténédos, enveloppaient les habitants comme dans un filet, voici comment ils s'y prenaient: ils se tenaient tous par la main, et étendant leur ligne du nord au sud de l'île, ils allaient ainsi à la chasse des hommes78. Ils s'emparèrent aussi avec la même facilité, des villes Ioniennes de la Terre-ferme, mais ils ne pouvaient en prendre les habitants. Philostrate dit en parlant des Eréthriens: Ils éprouvèrent le même sort que des poissons, car ils furent pris comme dans un filet. Messieurs, permettez-moi de vous dire tout ce que je sais sur ce sujet; mes connaissances stratégiques sont très bornées; je ne vous ennuierai pas longtemps. Les Sarmates, jetaient des cordes sur leurs ennemis; après les avoir enveloppés, ils détournaient leurs chevaux, et renversaient tous ceux qui s'y trouvaient pris. Quelques peuples nomades de la Perse se servaient, à la guerre, et pour toute arme, de cordes artistement tissues; ils y mettaient toute leur confiance79. Dans la mêlée ils jetaient ces cordes à l'extrémité desquelles étaient des rets; ils enveloppaient chevaux et cavaliers, les tiraient à eux et les tuaient.

[78] Hérodote, liv. VI. Erato.

[79] Hérodote, liv. VII. Polymnie.

—Messieurs, je vous conseille de vous concilier les guerriers de l'expédition,—dit Daniel Boon.

—Nous y avons pourvu, colonel,—dit le docteur allemand Wilhem;—en arrivant, je ne pus résister à la tentation de mériter le titre de très généreux; je fus si prodigue de verroteries et d'écarlates que mes futurs amis m'estimeront bien pauvre.

—Il n'est pas prudent de laisser entrevoir au sauvage le tableau de notre luxe et de nos jouissances, pour le renvoyer ensuite à sa misérable hutte, et à ses simples plaisirs80;—continua Boon,—mais je vous disais, tout à l'heure, que ces régions étaient les plus dangereuses de notre continent; on y rencontre, à chaque pas, des vestiges de scènes de carnage et d'horreur. Il y a quelques années, des voyageurs furent faits prisonniers, et les sauvages les mangèrent; je tiens ce fait d'un coureur des bois; pensez-vous que les requins soient plus expéditifs?…

[80] Quanto ferociùs ante egerint, tanto cupidius insolitat voluptates hausisse. Ils se sont plongés dans les voluptés avec d'autant plus d'avidité qu'elles leur étaient étrangères, et que leur vie avait été plus sauvage.

(Tacite. Hist.)
(N. de l'Aut.)

—Vous afez dit que les sofaches les afaient manchés,—demanda un Alsacien d'une voix émue.

Ya, mein herr…

Der teufel!

—Probablement par la raison de Candide… pour encourager les autres; observa le marin français,—peste!… singulier appétit, ma foi… Alerte! alerte!

—Qu'y a-t-il?…—demanda vivement Boon…

—Ce n'est rien… il me semble toujours entendre cette sommation… plus ou moins respectueuse… des Arabes-Bédouins, à ceux qu'ils poursuivent: eschlah!… eschlah!…81 Docteur Hiersac, pendant que Xerxès était en marche, des lions attaquèrent les chameaux de la caravane sans toucher aux hommes qui les conduisaient. Mais en Chalceritide les oiseaux du pays combattaient les étrangers à coups d'ailes.

[81] Dépouille-toi! dépouille-toi!

—C'est vrai,—dit le docteur canadien,—Pline certifie le fait: et in ea volucres cum advenis pugnasse, pennarum ictu.

—Docteur Hiersac, vous frisez le pédant,—observa le jeune allemand Wilhem.

—Il y a cinquante ans que je n'ai eu le plaisir de citer mes auteurs; si je ne profitais de l'occasion qui se présente, je pourrais oublier mon latin

—C'est logique; observa le capitaine Bonvouloir;—il en est de la science comme des vieux costumes de nos théâtres; si l'on ne les exhibait, de temps à autre, devant un public ébloui de leur éclat, ils pourriraient; on commande donc des comédies pour les costumes…

—Tout récemment, il y eut un massacre général des Blancs qui se trouvaient disséminés dans ces régions,—reprit Daniel Boon après un moment de silence;—je fus le seul visage pâle (homme blanc) épargné82; ici donc les morts ouvrent les yeux aux vivants; tenez, nous allons mettre le feu aux broussailles, et vous verrez plus de cent de ces coquins de Pawnies.

[82] Historique.

Nein! nein! (non pas! non pas!)—s'écrièrent à la fois une douzaine d'Alsaciens.

Daniel Boon avait un peu exagéré les dangers de la route, mais son intention était d'aguerrir les pionniers, ses compagnons, et surtout de les forcer à rétracter ce qu'ils avaient dit contre les forêts de l'Amérique…

Herr Obermann,—dit le capitaine Bonvouloir à l'Allemand qui l'avait approuvé;—nous voilà une vilaine affaire sur les bras; maudite démangeaison de critiquer!… si les guerriers de l'expédition venaient à apprendre que nous avons parlé irrévérencieusement de leurs forêts, il est probable qu'au premier engagement, loin de nous porter secours, ils nous laisseraient travailler pour notre propre compte; c'est vous, herr Obermann, qui êtes cause de cette maladresse de ma part; je n'ai fait que formuler un regard de méfiance que vous avez jeté sur ces bois; je vous préviens que je vais rétracter au nom de tous les sceptiques de l'expédition.

Ia, capetan; schweigen ist besser als reden (oui, capitaine; il vaut mieux se taire que parler).

—Hum!… colonel Boon, je n'ai pas précisément… affirmé… que les requins étaient plus redoutables que les habitants de ces forêts,—dit le marin un peu décontenancé par les détails topographiques du phlegmatique cicérone;—les sauvages sont de formidables ennemis, je l'avoue… et il est très possible que je leur rende justice… un peu plus tard… quand j'aurai goûté de cette vie paisible que vous menez dans les bois; du reste, colonel,—ajouta le marin en termes moins sceptiques, afin de pallier sa première assertion,—je crois qu'il serait beaucoup plus instructif pour l'homme de venir dans votre Amérique contempler les progrès d'un peuple nouveau et éclairé, que d'aller en Italie dessiner les monuments de la décadence et fouler les débris d'une ancienne nation.

Le capitaine Bonvouloir suait à grosses gouttes; cette rétractation lui coûtait, mais en marin de bonne foi, il crut devoir faire amende honorable. Daniel Boon reçut les excuses des pionniers qui croyaient que tout était au mieux dans leurs villages; il les engagea à préparer leurs armes, car très probablement ils auraient à disputer le passage du premier gué; la terreur était au comble dans les rangs; plus d'un Alsacien philosophait sur sa bête tout en cheminant; car enfin, ils étaient seuls de leur province, à trois mille lieues de leurs amis, et qui plus est, entourés d'ennemis féroces; quelques-uns eussent été tentés de s'admirer, faisant partie d'une expédition au milieu de ces peuplades guerrières, s'il y eût eu, entre eux et leurs ennemis, d'autre juge d'un conflit que la ruse. L'imagination des enthousiastes s'était enflammée aux détails du vieux guide; bons et hardis cavaliers, les chasses aux buffalos, les combats avec les sauvages leur tournaient la tête. Rien n'est plus propre à enflammer la jeunesse que cette vie active des forêts: les États de l'Ouest fécondent sans cesse par une population énergique le centre qu'énerve le froissement de la rotation sociale.

—Vos forêts éveillent des émotions de grandeur et de solennité semblables à celles que j'éprouvai sous les voûtes des monuments de la ville éternelle,—dit le docteur allemand Wilhem, à Daniel Boon;—jamais je ne fus plus heureux; jamais ma sensibilité pour la nature ne fut plus vive; écoutez!… on croirait entendre les sons majestueux de l'orgue!…

—Prenez garde, docteur Wilhem,—dit le vieux Canadien,—dans les prairies, comme dans les déserts de l'Afrique, les sens sont souvent trompés. Ici, si l'on ne savait être dans un pays où il n'existe réellement d'autre édifice que la tente du voyageur, plantée le soir et enlevée le matin, on dirait (avec la plus complète illusion d'optique) que les rochers sont autant de vieilles forteresses ou de châteaux gothiques. On se croirait transporté au milieu des antiques castels de la chevalerie; ici, sont de larges fossés, là, de hautes murailles, des débris de temples immenses, des tours, des arcades majestueuses, des remparts, des dômes, des parcs, des étangs, des portiques… Vous croyez voir un manoir du moyen âge… Écoutez! écoutez!… c'est la voix du châtelain que vous venez d'entendre dans le murmure confus de la brise!… mais approchez… au lieu de ruines sublimes, vous ne trouvez qu'une terre aride et crevassée en tout sens par la chute des eaux;—et le docteur ajouta avec emphase;—ainsi s'est jouée la nature en créant l'espèce humaine, et chaque badinage a pris, chez nous, le nom de prodige; hæc atque talia ex hominum genere ludibria sibi, nobis miracula ingeniosa fecit natura…

Souvent, si l'on en croit l'auteur de l'Albania, on entend à midi ou à minuit, un bruit d'abord faible, mais grossissant de plus en plus, la voix des chasseurs, des aboiements de chiens, et le son rauque du cor dans le lointain. Bientôt le tumulte redouble; l'air retentit de cris plus élevés, des gémissements du cerf poursuivi et déchiré par les chiens, des acclamations des chasseurs, du trépignement des pieds des chevaux, bruit répété par les échos des cavernes. La génisse paissant dans la vallée tressaille à ce tumulte, et les oreilles du berger tintent d'effroi. Il tourne ses yeux égarés vers les montagnes, mais il n'aperçoit aucune trace d'un être vivant. Effrayé et tremblant, il ne sait ce qui cause sa crainte frivole, et si c'est l'ouvrage d'un esprit, d'une sorcière, d'une fée ou d'un démon; mais il est surpris et sa surprise ne trouve pas de fin83.

[83] On trouve dans l'Albania, le fragment ci-dessus, et beaucoup d'autres passages poétiques du plus grand mérite.

Note empruntée à Walter Scott.
(Voy. de la démonologie et de la sorcellerie.)

—Colonel Boon,—dit le jeune Allemand Wilhem, après un long silence,—il me tarde d'aller philosopher avec les Sagamores84 des montagnes; je leur prêcherai des sentiments plus humains…

[84] Sagamores, les chefs sauvages.

(N. de l'Aut.)

—Les sauvages ne vous comprendront pas,—dit Daniel Boon;—la vie errante, quoique exposée à de grands inconvénients, a cependant des charmes pour eux; l'indépendance absolue de toute espèce de frein; le petit nombre de désirs rarement portés au-delà des premiers besoins; l'habitude, enfin, de trouver, dans l'immensité des forêts, des ressources intarissables, tels sont, je crois, quelques-uns de ces attraits irrésistibles auxquels les indigènes sont si fortement attachés, que depuis deux siècles l'exemple de notre industrie leur a été inutile.

—On a beaucoup écrit sur cette question,—observa le capitaine Bonvouloir;—on niait même, autrefois, que les sauvages fussent des hommes; mais le pape Paul III décida et déclara, par une bulle, que les Indiens et les autres peuples du Nouveau-Monde étaient de l'espèce humaine85… Comment, après cela, douter de l'infaillibilité du pape!! Du reste, on a tout discuté; je ne sais quel impudent osa poser cette question… les femmes ont-elles une âme? Il fut décidé, à la majorité d'une voix, qu'elles en avaient une. Un écolier, quelque peu clerc, soutint cette thèse… que les Allemands ne pouvaient avoir de l'esprit;… on décida donc, à l'unanimité, que les Allemands n'avaient point d'esprit.—J'ai entendu dire que cette vie des bois, excitée seulement par les enivrantes émotions de la chasse et de la guerre, est si attrayante, qu'elle tente parfois les habitants des frontières,—reprit le docteur Wilhem après un moment de silence.

[85] Indos ipsos utpote veros homines existere decernimus et declaramus.

—C'est vrai,—répondit Daniel Boon;—quand ils ont joui pendant quelque temps de cette liberté sans limites, la dépendance qui existe nécessairement entre divers membres du corps social les épouvante; les philosophes citent, sans doute, ces faits pour prouver que la civilisation n'est point un avantage; mais n'en croyez rien, c'est Daniel Boon qui vous le dit; les misanthropes, par esprit de censure, préconisent l'Être sauvage qu'ils ne connaissent pas; les maux du corps sont, selon eux, la conséquence d'une manière de vivre que la nature réprouve; pleins de confiance en ce principe, ils ont cru pouvoir assurer que le sauvage, menant une vie conforme à la nature, devait conserver une santé parfaite; mais ils n'ont pas considéré que l'excès de la misère qu'il éprouve si fréquemment pouvait bien être encore plus nuisible que l'intempérance; ils n'ont pas remarqué que la nature a aussi son inclémence; ils semblent s'être dissimulé que la vie du sauvage, dont ils se plaisent à exalter les vertus et la sobriété, n'est qu'une alternative du jeûne le plus rigoureux, et de la plus insatiable gourmandise…

—Les tentatives pour les amener à la vie civilisée ont donc été vaines?—demanda le marin français.

—Toutes les fois que l'Indien a le choix,—répondit Boon;—il rejette avec dédain les coutumes des Visages-Pâles, et suit, avec obstination, les usages de ses pères… Non, le sauvage ne déposera jamais l'arc et le carquois pour se faire laboureur; ce sont des hommes blancs qui ensemenceront ces régions; transportez-y l'infatigable habitant de l'Ohio, ou le sobre Quaker, quelles richesses ne tireraient-ils pas de ces terres fertiles? Ce jour viendra, mais Daniel Boon n'aura pas le bonheur de le voir!… Ce que l'homme commence pour lui-même, Dieu l'achève pour les autres86.

[86] Lo que el hombre empesa para simismo, Dios le acaba para los otros.

(Proverbe espagnol.)

—Naquîtes-vous dans une province frontière?—demanda le jeune Allemand au vieux chasseur.

—Je naquis presque sauvage,—répondit celui-ci;—c'est dans les forêts que j'exerçai mes premiers pas; la nature a donc été ma première institutrice, parce que c'est sur elle que sont tombés mes premiers regards… Et vous docteur Wilhem?

—Je vis le jour non loin d'un château sur les bords du Rhin; ce château est depuis longtemps inhabité; la crédule superstition s'en est emparée; de là des légendes dont le récit dut exciter, de bonne heure, ma curiosité; «lorsque les marbres s'écroulent, a dit un poète; lorsque les annales manquent, les chants des bergers immortalisent la renommée de l'homme, en danger de périr87.» Tout ce qui a survécu à la puissance destructive du temps et des hommes attire mon attention; les monuments dont l'origine est incertaine ne m'en paraissent que plus intéressants. J'aime à m'occuper du passé, comme on aime à entendre les récits des voyageurs qui arrivent des pays lointains… L'idée des grandes distances exalte les facultés, et prête des ailes à l'imagination.

[87] Lord Byron, Childe Harold.

—Vous n'êtes pas le premier Européen chez qui j'aie remarqué ce respect pour les anciens monuments, les ruines et les tombeaux, dit Boon; je comprends combien l'obscurité intermédiaire de plusieurs siècles doit contribuer à exciter l'intérêt; en traversant ces lieux solitaires, tout réveille les souvenirs; si je revoyais Saratoga et Bunkerhill88!!

[88] Les Américains y remportèrent deux victoires sur les Anglais.

—Quel est votre passe-temps dans ces solitudes, colonel Boon?—demanda un pionnier.

—La chasse,—répondit le vieillard;—je récolte aussi beaucoup de miel…

—Du miel!—s'écria le capitaine Bonvouloir étonné,—nous n'avons pas encore rencontré une seule abeille!…

—Rien de plus simple que d'en attirer;—dit Boon,—et il tira de sa poche une petite boîte en étain, dont il fit sauter le couvercle; les pionniers sentirent s'exhaler l'odeur du miel le plus pur; les abeilles abandonnèrent les fleurs de la prairie et s'assemblèrent autour d'eux;—depuis que j'ai appris, des sauvages, l'art de découvrir leurs retraites, je ne force plus leurs inclinations, car ce n'est que lorsqu'elles jouissent de leur liberté qu'elles prospèrent…

—Puissent les bourbouilles89 me dévorer, si je comprends quelque chose aux évolutions de ce cheval!—s'écria le marin français;—Hippocrate dit que l'exercice de l'équitation occasionnait aux Scythes des douleurs dans les articulations; ils devenaient boiteux et la hanche se retirait; si ce cheval continue ses soubresauts, je ne sais ce qu'il en arrivera; mais certainement je ne tarderai pas à être désarçonné,… colonel Boon, veuillez lui adresser quelques mots, je vous prie.—Boon ferma sa boîte; les abeilles s'enfuirent, et le cheval rétif reprit son rang.—Vous nous parliez, je crois, d'une manière toute particulière de prendre les abeilles?—continua le marin.

[89] Bourbouilles, éruption milliaire dont les aiguilles incessantes martyrisent le patient de la tête aux pieds.

—Oui, capitaine,—répondit le guide,—à quelque distance qu'elles aillent, je suis sûr de les retrouver en automne; cette recherche ajoute à nos récréations; le Natchez Whip-Poor-Will et moi, nous savons tromper même leur instinct…

—Pourrait-on, sans indiscrétion, vous demander quelques détails sur cette chasse?

—Tous les ans nous consacrons une quinzaine de jours, à la chasse aux abeilles,—continua Boon,—nous partons, emportant avec nous quelques provisions, un briquet, de la cire, du vermillon et nos carabines; personne, vous le savez, ne doit aller dans les bois sans armes, car on peut rencontrer une bête féroce, ou un sauvage Pawnie plus féroce encore. Ainsi pourvus, nous nous dirigeons vers les lieux les plus reculés. Après avoir percuté les arbres, nous répandons du miel sur une pierre plate et nous allumons un petit feu que le Natchez alimente en y faisant fondre de la cire. Les abeilles, alléchées par l'odeur, viennent d'une distance considérable et se teignent le duvet dans du vermillon dont nous avons environné chaque goutte de miel; quand elles sont suffisamment approvisionnées, elles prennent leur vol en ligne droite; nous les suivons, car il est facile de les reconnaître à leur uniforme rouge; nullement émues à notre apparition, elles continuent de vaquer à leurs travaux accoutumés, les unes arrivant avec leur cargaison, les autres sortant pour de nouvelles explorations, ne se doutant pas de la déconfiture qui les attend at home. La hache résonne, l'arbre tombe avec un horrible fracas, et laisse à découvert les trésors accumulés de la république: le Natchez et moi nous les dépouillons sans pitié.

Autrefois, les abeilles formaient des présages privés et publics, quand elles étaient suspendues en grappes dans les maisons ou dans les temples, présages souvent accomplis par de grands événements. Elles se posèrent sur la bouche de Platon encore enfant, pour annoncer la douceur de son éloquence enchanteresse. Elles se posèrent dans le camp de Drusus, chef de l'armée romaine, lorsque l'on combattit avec le plus heureux succès, auprès d'Arbalon. Le miel, selon les Anciens, venait de l'air, généralement au lever des astres et principalement sous la constellation de Sirius, vers l'aube du jour; aussi à la naissance de l'aurore, dit Pline, les feuilles des arbres sont-elles humectées de miel; et ceux qui se trouvent, le matin, dans les champs, sentent leurs habits et leurs cheveux imprégnés d'une liqueur onctueuse. Au surplus, ajoute le célèbre naturaliste, que le miel soit une transpiration du ciel, ou une rosée des astres, un suc de l'air qui s'épure, plût aux dieux qu'il nous parvînt sans mélange, naturel, liquide, tel qu'il a coulé d'abord!… Aujourd'hui même, qu'il tombe d'une si grande hauteur, souillé mille fois sur sa route, corrompu par le suc des fleurs, enfin tant de fois changé, il conserve, cependant, un goût délicieux qui décèle encore une nature céleste90. On ne pouvait être admis aux mystères de Mithras et des Cabyres, sans avoir été lavé dans un fleuve; ceux de Mithras exigeaient qu'on s'y baignât pendant plusieurs jours; on se lavait ensuite les mains avec du miel qui, selon Platon et les anciens médecins, passait pour avoir une qualité détersive particulière et mondifiante… On n'admettait les catéchumènes au baptême, dans les églises d'Afrique, qu'après leur avoir fait goûter du miel et du lait; le miel, vu sa qualité fondante, détersive et spiritueuse, était le symbole de la purification intérieure, de l'éloquence et du don de prophétie. C'est pour cette raison que cet enfant, qui devait être prophète par excellence, devait aussi comme les églises d'Afrique l'ont fait pratiquer, manger de la crême et du miel. Nous retrouvons dans l'hymne d'Homère à Mercure, que les Parques avaient don de prophétie toutes les fois qu'elles mangeaient du miel.

[90] Pline, Hist. nat., lib. XI.

Les pionniers abrégeaient avec peine les haltes délicieuses qu'ils faisaient au sein d'une solitude agreste; enfin, du haut d'une colline, ils découvrirent devant eux la vaste prairie; jamais spectacle n'avait paru si beau aux Européens qui se trouvaient dans ces régions pour la première fois; ils croyaient rêver!… Nos voyageurs ne parcouraient pas un pays où les ruines éparses avec leurs traditions, et leurs souvenirs arrachent l'esprit de la contemplation du présent, et le reportent vers le monde passé; dans ces régions solitaires, aucune association ne réveille le souvenir des temps qui ne sont plus; au lieu de monuments croulant de vétusté, les pionniers avaient, d'un côté, l'immense prairie, et de l'autre les majestueuses forêts de l'Amérique, intactes comme au commencement des siècles. On a dit91: «que les plus belles contrées, quand elles ne retracent aucun souvenir, quand elles ne portent l'empreinte d'aucun événement remarquable, sont dépourvues d'intérêt en comparaison des pays historiques: aucun intérêt, oui, pour ceux qui passent leur vie dans le cercle monotone de la civilisation; chaque pays a des sources d'intérêt qui lui sont particulières. Celui qui aime à errer au milieu de vastes solitudes; celui qui n'a pas besoin du charme des souvenirs pour jouir du magnifique tableau qui frappe ses regards, celui-là trouvera dans les prairies de l'Amérique, une source de jouissances ineffables; c'est surtout à l'homme ami de la vague rêverie, que toutes ces scènes éloignées de la monotonie de la vie commune présenteront partout des tableaux sombres ou brillants; là ses pensées pourront errer librement, sans crainte d'interruption.

[91] Madame de Staël: Corinne.

Le jour était sur son déclin; les daims quittaient leurs retraites, et cheminaient lentement dans la prairie; parvenus au sommet des collines, ils levaient leurs têtes ornées de panaches, humaient l'air, découvraient les pionniers, et disparaissaient comme le vent. De temps à autre, un vautour effrayé se détachait lentement de sa proie, déployait ses grandes ailes, et se perdait dans l'azur de l'atmosphère en décrivant des cercles majestueux.

Wir fahren sehr schnell; wenn es so fortgeht, so werden wir bald angelangt seyn (nous allons bon train; si nous continuons ainsi, nous arriverons bientôt),—observa un Alsacien peu habitué à l'exercice de l'équitation.

—Une piste! cria Daniel Boon en indiquant au Natchez des traces sur l'herbe!

—Une ourse92! cria à son tour le capitaine Bonvouloir.

[92] Ourse: nom d'une voile.

Daniel Boon arrêta son cheval, et les pionniers ne formèrent qu'un seul groupe silencieux et immobile: le Natchez, Whip-Poor-Will, examina les pistes avec la plus grande attention, et en conclut que ce n'était point des traces de chevaux sauvages, puisqu'on ne voyait aucune empreinte de poulains; aussi le superstitieux enfant des bois déchargea sa carabine dans la direction qu'avait prise les prétendus ennemis, assurant qu'il ralentissait ainsi leur vitesse, et qu'il les atteindrait plus facilement. Enfin, par une exclamation, il attira l'attention de ses compagnons du côté qu'il indiquait du doigt, et les deux seules créatures humaines qu'ils découvrirent étaient de nature à ajouter au caractère désolé du site.

A la vue des deux sauvages, les pionniers se livrèrent à leurs conjectures sur les motifs qui les amenaient dans ces parages…

—Pensez-vous que ces deux hommes soient des Pawnies, colonel Boon?—demanda le capitaine Bonvouloir au vieux guide qui ne trahissait aucune inquiétude;—nous pourrons leur donner la chasse à grand bruit; c'est peut-être du fret à cueillette93; si ce sont des ennemis, nous nous en emparerons facilement.

[93] Si le capitaine d'un navire ne s'engage à partir que quand son chargement sera complet, qu'il l'aura en quelque sorte recueilli au moyen d'affrètements successifs, on dit que le bâtiment est chargé à cueillette.

(Note de l'Aut.)

—Pas encore,—dit Boon à l'impatient marin;—il ne faut montrer ni crainte, ni défiance; nous ferons bien d'avoir une conférence avec eux; il est donc indispensable que quelqu'un de nous les aborde en ami…

—Ce ne sera certes pas moi qui irai leur attacher les grelots,—dit vivement le capitaine Bonvouloir;—I beg to be excused (je demande à être excusé).

—Je décline également cette mission délicate,—dit le docteur Wilhem;—ce ne serait pas une petite affaire que d'avoir à brider ces gens-là.

—Ce sera donc vous, Herr Obermann?—dit Boon au vénérable Alsacien.

Nein! nein! (non pas! non pas!), s'écria celui-ci.

La mission était réellement périlleuse, car l'envoyé pouvait être percé de flèches. Le chef d'une expédition doit toujours se mettre en avant; le Natchez Whip-Poor-Will, armé de son tomahawck, de son arc et de son couteau à scalper (mokoman), s'avança donc hardiment vers les deux sauvages pour conférer avec eux.

—Ces deux enfants des forêts ne me paraissent pas trop abondamment pourvus des biens de ce monde, pour que leur bonheur puisse être digne d'envie, observa le marin français:—voyez, colonel, ils sont presque nus.

—Nous en saurons la raison tout à l'heure,—dit le chasseur;—ces sauvages ont sans doute sacrifié leurs habits à leur médecine; c'est un acte de désespoir des braves guerriers quand ils ont été malheureux dans une expédition, et qu'ils craignent d'être raillés à leur retour au village. Ils jettent leurs habits et leurs ornements, se dévouent au Grand-Esprit, et tentent quelques exploits éclatants pour couvrir leur disgrâce…; alors, malheur aux hommes blancs, sans défense, qu'ils rencontrent!

—Ces brigands ne sont peut-être pas seuls,—observa un pionnier alsacien.

—C'est pourquoi nous ne saurions prendre trop de précautions,—continua Boon;—ils placent des vedettes sur les collines environnantes, car dans ces immenses plaines où l'horizon est aussi éloigné que sur l'Océan, ils découvrent tout et communiquent à de grandes distances. Les éclaireurs épient, en même temps, et l'ennemi et le gibier; ce sont des télégraphes vivants; ils transmettent leurs observations par des signaux concertés d'avance; s'ils veulent avertir leurs compagnons qu'il passe un troupeau de buffalos94 dans la plaine, ils galopent de front, en avant et en arrière sur le sommet du plateau; si, au contraire, ils aperçoivent un ennemi, ils galopent à droite et à gauche, en se croisant les uns les autres; à ce signal tout le village court aux armes.

[94] Bison, bœuf sauvage.

—Les anciens Grecs avaient quelque chose d'analogue,—dit le docteur Wilhem;—ils se servaient, pour signaux, de torches que des hommes tenaient allumées sur les remparts. Quand les vedettes voulaient signaler l'approche d'un ennemi, elles agitaient les torches; elles restaient immobiles lorsque, au contraire, c'était un secours qui leur arrivait. Par les différentes combinaisons de ces feux, on faisait même connaître la nature du danger et le nombre des ennemis…; les Arabes avaient aussi leurs althalayahs; ils donnaient ce nom à de petites tours élevées sur des éminences, et d'où leurs éclaireurs avertissaient des mouvements de l'ennemi au moyen de signaux répétés de porte en porte. Au moyen-âge, dans les villes que la guerre menaçait constamment, un enfant était tenu à poste fixe, et en guise de sentinelle, dans le clocher de l'église; il était chargé d'observer ce qui se passait au loin, et d'annoncer l'approche des ennemis.

Colonel Boon,—observa le capitaine Bonvouloir,—nous rencontrerons, très probablement, des brisants dans le cours de cette expédition; nous avons, heureusement, une main expérimentée au gouvernail… ne craignez-vous rien pour le Natchez?… voyez comme ils gesticulent tous trois…; assurément, ils vont se battre…

—Soyez sans inquiétude,—dit Boon;—les sauvages, lorsqu'ils confèrent entre eux, en usent toujours ainsi; du reste, il est peu probable qu'ils aient des intentions hostiles; leur sagacité leur eût conseillé de se cacher dans les broussailles.

—C'est logique.

La conférence terminée, les pionniers se remirent en marche et franchirent lestement une multitude de collines (car les chevaux étaient encore dans l'ardeur d'une première journée de voyage) et firent halte sur les bords d'une petite rivière, tributaire du Missoury. Daniel Boon donna toutes les instructions nécessaires pour un campement de nuit: les chevaux, débarrassés de leurs fardeaux, se roulaient sur l'herbe ou paissaient en liberté95; le camp présenta bientôt le spectacle d'un laisser-aller mêlé d'activité qui caractérise une halte dans un pays abondant en gibier.

[95] Lorsque les Sarmates devaient faire de longs voyages, dit Pline, ils y préparaient leurs chevaux par une diète de vingt-quatre heures, pendant laquelle ils ne leur donnaient qu'un peu d'eau à boire (potum exiguum impertientes); ils leur faisaient ensuite faire cent cinquante milles sans s'arrêter.

(Pline Hist. nat., lib. VIII.)
(N. de l'Aut.)
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