Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon
LE COMBAT DES REPTILES.
Le serpent se repliant, blessa l'aigle à la poitrine, près de la gorge.
Homère.
Pendant qu'on faisait les dispositions pour la nuit, nos pionniers s'aventurèrent à une petite distance du campement; ils furent tout à coup arrêtés par un bruit singulier qui partait des broussailles; ce bruit cessait par moment, et recommençait aussitôt; les chasseurs découvrirent enfin un énorme serpent à sonnettes; il exerçait un charme. Qui n'a entendu parler de ce terrible reptile? c'est le plus redoutable de nos forêts; il masque son approche, déguise ses attaques, se replie en cercle comme pour dérober sa présence à ses victimes qu'il ne vainc que par son poison mortel. Malheur à ceux qui approchent de sa retraite! ils reçoivent, par une piqûre presque insensible, une mort aussi cruelle qu'imprévue… Nos pionniers observent le serpent; le reptile s'arrête, ses yeux étincellent, il fixe l'oiseau et suit tous ses mouvements; celui-ci, loin de fuir son ennemi, semble, au contraire, fasciné par un pouvoir invisible, il crie… ses plumes se hérissent… ses mouvements… ses accents, tout annonce le délire de la terreur; il s'avance, recule, bat des ailes, aiguise son bec, et après quelques moments passés dans l'agitation la plus convulsive, il se précipite dans la gueule du monstre qui en fait sa proie. Le marin français, indigné de la voracité du crotale, saisit un gourdin, et de deux coups il en eût fait trois serpents, mais le Natchez Whip-Poor-Will le supplia de ne point tuer le reptile; les autres guerriers de l'expédition lui firent la même prière, bourrant ensuite leurs opwagûns (pipes), ils se mirent à fumer; le serpent faisait mouvoir sa langue avec rapidité, et paraissait enivré par les bouffées de tabac que lui lançaient les Indiens. Il partit; les guerriers le suivirent dans les broussailles, en le suppliant de prendre soin de leurs femmes et de leurs enfants pendant leur absence, et de ne point les rendre responsables de l'insulte qu'il avait reçue de l'homme du point du jour96; ils eurent soin, toutefois, de se tenir à une distance respectable du monstre.
[96] Européen (le capitaine Bonvouloir).
—Le serpent à sonnettes est notre grand-père,—dit aux pionniers le Natchez Whip-Poor-Will imbu de toutes les superstitions de sa race,—il est placé dans les forêts pour nous avertir de l'approche du danger, ce qu'il fait en agitant les anneaux de sa queue; c'est comme s'il nous disait «prenez garde»; si nous en tuions un seul, les autres se révolteraient et nous mordraient; ce sont de dangereux ennemis; ne les irritez pas, car nous sommes en paix avec eux.
Après ce singulier colloque où apparut la superstition indienne dans tout son jour, le Natchez dit quelques mots aux guerriers; ils se réunirent, conférèrent ensemble pendant quelques minutes, et décidèrent que pour apaiser la colère du Manitou-Kinnibic (le serpent protecteur) ils lui sacrifieraient un chien; et tirant leurs couteaux, ils se précipitèrent sur un magnifique terre-neuve appartenant au capitaine Bonvouloir; déjà ils avaient lié les pattes du pauvre animal, lorsque le marin, furieux, saisit le sacrificateur et le faisant pirouetter:
—Que le diable emporte votre Manitou-Kinnibic!—s'écria-t-il;—si le serpent à sonnettes est votre protecteur, le chien est ami de l'homme blanc, et je ne souffrirai pas que, pour récompenser celui-ci de m'avoir tiré deux fois du fond de la mer, vous l'immoliez à votre Manitou, qui, entre nous soit dit, est un vil coquin! si vous versez une goutte du sang de mon chien, le seul ami qui me reste, je jure d'écraser votre grand-père la première fois qu'il se trouvera sur mon chemin… arrière païens!!
Daniel Boon, attiré par la voix stentorienne du marin, accourut sur les lieux et arriva à temps pour prévenir une rixe; il rappela les guerriers à l'ordre, et délia les pattes du chien.
Le serpent à sonnettes de son côté, s'efforçait d'avaler sa proie, lorsque survint un serpent noir pour la lui disputer. Ils s'abordent, s'entrelacent et se mordent avec acharnement. La fureur brille dans leurs yeux. Après un moment de lutte, le serpent à sonnettes se dégage des noueux replis du serpent noir; mais celui-ci, moitié élevé, moitié rampant, le poursuit et le force à accepter le combat. Les deux antagonistes épuisent, pour se déchirer, mille stratagèmes. Le serpent noir se rapproche de l'eau, son élément naturel, afin d'y attirer son adversaire et de le combattre avec plus d'avantage; l'instinct du crotale l'avertit de ce nouveau danger; il se roule autour d'une souche dont il fait son point d'appui, et se liant à son adversaire il l'arrête dans sa fuite calculée. Les guerriers sauvages, croyant que leur Manitou (le serpent à sonnettes) avait l'avantage, n'intervinrent pas; mais le serpent noir se ranime, fait de nouveaux efforts, s'allonge et glisse à travers les anneaux de son antagoniste; ils roulent ensemble sur le sable et atteignent la rivière; mais l'eau n'éteint point leur animosité; après un moment de lutte, ils reparaissent à la surface de l'onde, toujours entrelacés, toujours furieux: enfin le serpent noir enveloppe encore une fois le serpent à sonnettes, l'étouffe, l'abandonne au courant et remonte triomphant sur la rive. Les sauvages poussent un cri d'indignation et se disposent à immoler le vainqueur à leur rage, lorsqu'un milan aperçoit le reptile du haut de la nue, fond sur lui et l'enlève; le serpent fait mille ondulations pour se dégager; le milan accablé sous le poids, presse son vol; mais un aigle habite aussi ces lieux: comme le lion, le roi des oiseaux est né pour les combats, et se déclare l'ennemi de toute société. Voyez-le perché sur le faîte de ce sycomore; les petits oiseaux piaillent à ses côtés; mais il est magnanime; il les dédaigne pour sa proie, étend ses grandes ailes comme pour montrer sa puissance, et méprise leurs insultes… De sa vue perçante il mesure l'espace et découvre l'oiseau chasseur fier de son butin; il y a longtemps que ce milan l'importune de ses cris; il le faut châtier, l'insolent!… Le puissant oiseau quitte sa retraite et poursuit son ennemi; ce combat est digne d'être vu; c'est alors que l'art de voler est déployé dans toutes ses combinaisons possibles; la fureur de l'aigle est au comble; il pousse des cris effrayants, mais sa vélocité est admirablement combattue, et souvent rendue inutile par les ondulations soudaines, et la descente précipitée du milan; l'aigle déploie toute sa tactique, et l'attaque avec un art merveilleux dans les endroits les plus sensibles; tantôt il voltige devant son adversaire et l'arrête, mais le milan plonge et l'évite; l'aigle fond sur lui et le frappe de son bec recourbé; les cris du milan annoncent sa défaite; il résiste quelques instants encore, et lâche enfin sa proie que l'aigle saisit avec une adresse surprenante avant qu'elle n'atteigne le sol.
—Le serpent à sonnettes n'est pas gros, dit Daniel Boon,—mais il est plus redoutable que le boa; en parlant de boa, vous savez, sans doute, ce qui arriva à des voyageurs dans les forêts de la Venezuela? Dix-huit espagnols, fatigués, s'assirent sur un énorme serpent, croyant que c'était un tronc d'arbre abattu; c'est le père Simon, missionnaire, qui rapporte ce fait; au moment où ils s'y attendaient le moins, l'animal se mit à ramper… ce qui leur causa une extrême surprise…
—Et eux qui goûtaient fort cette façon d'aller, firent le reste du chemin à cheval sur le dos du serpent,—ajouta le capitaine Bonvouloir;—colonel, je croyais qu'il n'y avait des gascons que sur les bords de la Garonne.
—Le père Simon, missionnaire, certifie le fait;—dit Boon,—c'est une autorité écrasante… Je ne parlerai des serpents à sonnettes que pour remercier le ciel de nous avoir longtemps préservés contre l'effet de leur poison; le Natchez et moi, nous n'avons pas trop à nous en plaindre; il n'a été mordu que cinq fois.
Und sie leben noch! (et vous êtes encore vivant!) s'écria un Alsacien en s'adressant au jeune sauvage…
—Vous connaissez les suites d'une morsure de serpent à sonnettes,—continua Boon,—si l'on ne se hâte de combattre les effets du poison par l'application de topiques énergiques, on meurt dans des tourments affreux; les chairs qui environnent la plaie se corrompent et se dissolvent, le sang sort en abondance par les yeux, les narines, les oreilles, les gencives et les jointures des ongles; bientôt la bouche s'enflamme, et ne peut plus contenir la langue devenue trop enflée…
—O terribles crotales! si votre poison pouvait ne produire que ce dernier effet!—s'écria le marin,—je donnerais cent écus de ma poche pour qu'on en transportât une colonie dans ma province; mettez, Seigneur, mettez une garde à ma bouche, et une porte à mes lèvres, qui les ferme exactement.
—Un fermier de mes amis,—continua Boon,—marcha sur un serpent à sonnettes, qui s'élança sur lui et mordit ses bottes; quelque temps après s'être couché, ce colon fut saisi de maux de cœur très violents; il enfla démesurément, et périt cinq heures après. La mort de cet homme n'ayant éveillé aucun soupçon, son fils se servit des mêmes bottes et périt victime de son imprudence: le médecin les ayant examinées découvrit les crocs du reptile dans les tiges; le père et le fils s'étaient égratigné les jambes en les ôtant. J'ai vu un serpent à sonnettes, apprivoisé, qu'on montrait au public; on lui avait arraché les crocs au moyen d'un morceau de cuir qu'on lui avait fait mordre: toutes les fois qu'on le frottait légèrement avec une brosse, il se tournait sur le dos comme un chat devant le feu… Les Létons, disent les voyageurs, regardaient les serpents comme leurs dieux domestiques; ils les tenaient sous leurs poêles, où régnait toujours une douce chaleur, les nourrissaient de lait et les invitaient à leur table: quels convives!… quand le reptile daignait répondre à leur accueil, et mangeait de bon appétit, ils comptaient sur sa faveur, et se promettaient un sort heureux.
—J'ai vu des oiseaux qui les traitent autrement;—dit le capitaine Bonvouloir;—c'est le choyero ou milan du Mexique; quand il aperçoit un serpent endormi et roulé sur lui-même, il l'entoure de formidables piquants appelés choyas, puis il le frappe d'un coup d'aile; le serpent, réveillé en sursaut, se déroule précipitamment, et s'enfonce les pointes dans le ventre; alors le choyero en vient facilement à bout97…
[97] On appelle Choya une espèce de Nopale-Raquette, dont les graines forment une boule ronde hérissée de piquants d'une force à percer le cuir le plus épais. Ces graines se détachent en grande quantité et jonchent le sol; elles servent d'armes à l'oiseau appelé le Choyero, du nom de cette plante.
—Pline rapporte que quand l'araignée voit un serpent étendu à l'ombre d'un arbre, elle se jette sur lui et lui mord le cerveau, observa le docteur Hiersac; le reptile, en proie aux convulsions, siffle, mais ne peut fuir son ennemi ni rompre ses filets: le combat se termine toujours par la mort du serpent.
—Il est possible que les choses soient ainsi,—reprit Boon;—mais je suis d'avis qu'il ne faut pas trop s'en rapporter à ce que les anciens nous ont transmis sur ces matières; toutes les fois que je rencontre des serpents à sonnettes, je les envoie servir de fuseau aux sœurs filandières… Si j'étais sénateur au congrès, je m'occuperais spécialement de rassembler tous les reptiles de notre pays pour les expédier en Europe, en retour des scélérats qu'on nous envoie clandestinement, et dont les Etats transatlantiques se purgent à leur grand bien…98
[98] Le docteur Franklin envoya une grande caisse remplie de serpents, au ministère anglais.
—Vous feriez un acte méritoire, dit le marin français—ces criminels, ed altra simil canaglia99, dont les puissances européennes vous gratifient ainsi, sont munis de certificats constatant leur honorabilité et leur honnête aisance; ce sont des Gentlemen, en un mot…
[99] Et autre semblable canaille.
—On a quelquefois vu la rage se développer à la suite des morsures de serpents à sonnettes,—dit le guide après un moment de silence…
—Oh! oh!… je ne sache pas que les maîtres l'aient observé en Europe, s'écria le capitaine Bonvouloir;—qu'en dites-vous, docteur Wilhem?
—La chose n'est pas impossible, capitaine,—répondit le docteur allemand qui s'intéressait aux détails du vieux chasseur.
—Cependant il arrive rarement que les personnes mordues par les serpents à sonnettes deviennent enragées,—ajouta Boon.
—Il doit y avoir une raison pour cela…
—Je crois que l'explication la plus raisonnable qu'on en puisse donner, c'est que les personnes mordues meurent avant d'avoir eu le temps de devenir enragées; le virus ne se propage que lentement, tandis que le venin vous dépêche au bout de quelques heures…
—C'est logique,—observa le docteur Wilhem.
—Quant aux antidotes,—ajouta le chasseur, je crois que le plus sûr est d'arrêter, par des ligatures, la propagation du venin; on pratique ensuite dans la plaie, une large incision, on y verse une bonne charge de poudre, et on met le feu.
—Peste! quelle mine… on doit faire!…—s'écria le marin français;—colonel Boon, vous êtes partisan des topiques énergiques.
—Anciennement,—dit le vieux docteur Hiersac,—on combattait les effets du venin par un emplâtre composé de la tête du reptile, broyée avec des simples, et appliqué sur la plaie; on conseillait encore de manger le foie de l'animal pour purifier le sang100. On peut aussi employer le thériaque, dans la composition duquel entre de la chair de vipère qui, par sa similitude, attire le venin101; les maîtres ordonnaient encore de purger les mélancoliques, et d'opérer par les contraires… Autrefois, dans les pays aristocratiques, outre l'application de ventouses, il était d'usage de faire sucer la plaie par une personne de basse condition… par exemple… un manant… comme les appelaient les seigneurs…
[100] Ambroise Paré, liv. XX.
[101] Galien. Aux commodités du thériaque.
Les pionniers se disposaient à reprendre la route du campement, lorsque Daniel Boon découvrit une piste de chevreuil; un des guerriers de l'expédition fut envoyé à la découverte; il gravit la colline avec précaution, et vint avertir les chasseurs qu'il y avait un troupeau de daims dans les environs: on convint de profiter de l'occasion qui se présentait pour la première fois depuis le départ. Daniel Boon donna des ordres pour que les tentes fussent dressées, et accompagné des pionniers armés de leurs carabines, il se rendit à l'endroit indiqué. Arrivés sur le sommet de la colline, les chasseurs firent halte, et Whip-Poor-Will regardant avec précaution dans la vallée qu'elle dominait, aperçut un grand nombre de daims; les uns étaient couchés, les autres broutaient l'herbe de la prairie; quelques-uns bondissaient sur le gazon. Cependant leur vigilance n'était pas endormie, car, tandis que le reste du troupeau paissait, quelques vieux daims, les guides de la bande, faisaient sentinelle sur une hauteur; là ils étaient sur le qui vive, la tête haute et le nez au vent. A peine les chasseurs se furent-ils embusqués, que les vénérables patriarches les découvrirent, et donnèrent le signal de la fuite; il y eut descampativos général; on entendait, de loin, le craquement de leurs pattes, et le bruit des branches qui se brisaient sous leurs pas précipités; malgré leurs ramures, ils se frayaient un passage à travers les vignes, étalaient leurs belles queues en panache, et fuyaient comme le vent.
—«Ugh! nin-ga-om-pah!»—dit le Natchez en épaulant sa carabine.
—La traduction, s'il vous plaît, colonel Boon,—dit le capitaine Bonvouloir.
—Le Natchez dit que nous ne mangerons pas de venaison aujourd'hui; mais je propose de continuer la chasse.
—Tous les sauvages firent entendre le «ohé» approbateur, et plus d'un pionnier de bon appétit appuya la motion. Les chasseurs se mirent en marche en se tenant sous le vent, de peur que l'air teinté ne trahît leur approche; ils suivirent les traces des daims, marquées par la destruction de tout ce qui avait embarrassé leur passage: les jeunes bouleaux étaient brisés comme de menues broussailles. On fit une halte de quelques instants; Whip-Poor-Will inspecta l'amorce de sa carabine, et avec cet instinct sûr des sauvages, il conduisit les pionniers, tantôt sur le sommet des collines, tantôt dans le fond des vallons, leur montrant de temps en temps, dans le lointain, les animaux sauvages qui s'élançaient dans l'immense prairie; ils fuient d'abord, puis s'arrêtent, hument l'air, et fixent les audacieux chasseurs qui troublent leurs retraites. Après un quart d'heure de marche, le Natchez fit signe à ceux qui le suivaient de s'arrêter; il avait aperçu un daim paissant à l'ombre d'un bouleau. Daniel Boon recommanda au capitaine Bonvouloir et au docteur Wilhem, de faire un long circuit, afin qu'ils eussent, au moins, la chance de décharger leurs armes, si le Natchez venait à manquer son coup.
—Un sauvage manquer son coup!—s'écria le capitaine,—je ne sache pas que pareille chose soit jamais arrivée. Docteur Wilhem, la fortune conduit merveilleusement nos affaires; regardez, voilà devant nous au moins trente daims, auxquels je pense livrer bataille, et ôter la vie à tous, tant qu'ils sont. C'est prise de bonne guerre.
—Peste! vous faites bon marché de la vie de ces pauvres bêtes, capitaine;—dit Daniel Boon—c'est le serment de l'illustre hidalgo de la Manche; mais préparez vos armes: n'oubliez pas vos couteaux.
Le marin et son ami, le docteur allemand, s'embusquèrent convenablement; le Natchez Whip-Poor-Will, se mit à ramper dans les buissons comme une panthère qui va s'élancer sur sa proie; protégé par une petite inégalité de terrain, il put s'approcher jusqu'à une portée de fusil de l'animal; plusieurs autres daims paissaient non loin de là. Les pionniers allemands, restés auprès de Daniel Boon; ne perdaient pas le Natchez de vue; ils ne comprenaient rien à cette manœuvre, entièrement nouvelle pour eux; le vieux pionnier la leur expliquait de son mieux.
—Chut! pas si haut, Herr Obermann—dit-il au gros Alsacien qui le questionnait sur l'extrême finesse de l'ouïe chez les animaux;—Notre ami le Natchez, ne tire point, parce que le daim est sur ses gardes; ceux qui paissaient à l'écart se sont rassemblés; ils hument l'air; voyez, le daim a découvert le Natchez… il dresse les oreilles, fait plusieurs bonds comme pour essayer ses forces, s'arrête de nouveau et fixe le chasseur… allons donc, Whip-Poor-Will, il va…
Au moment où Daniel Boon allait prononcer le mot fuir, le coup part; le daim fait plusieurs bonds, en répandant du sang, et tombe mort; l'adroit sauvage pousse un cri de triomphe; les daims, effrayés, se dirigent du côté où les deux pionniers sont embusqués. Le capitaine Bonvouloir fait feu sur le guide, l'atteint à la patte, et se met à la poursuite de l'animal qui fait de vigoureux efforts pour s'échapper; mais se sentant pressé de trop près, il se retourne furieux et fond sur le capitaine qui, avec l'adresse d'un torrero, esquive le coup, saisit l'animal par les cornes, et lui plonge son couteau dans le côté; le Natchez pousse un second whoop, (cri de triomphe) en voyant le chevreuil tomber aux pieds du marin.
On chargea les daims sur les épaules de deux vigoureux sauvages, et les pionniers les conduisirent, comme des dépouilles opimes, au campement. Le capitaine ne cessait de parler de son fameux coup.
—Oh le magnifique animal!—S'écriait-il à chaque instant.—Colonel Boon, avez-vous remarqué comment je m'y suis pris pour lui introduire le couteau entre la première et la deuxième côte?…
—Oui, capitaine; répondit Boon.
—Jamais torrero de Séville ne fit la chose aussi habilement,—continua le marin;—il y a bonne prise sur un taureau, mais sur un daim!… Colonel, il faut en convenir, c'est un coup de maître…
Le daim abonde dans les forêts de l'Amérique septentrionale. Les Indiens de la nouvelle Angleterre le trappaient, mais le plus souvent ils le perçaient de leurs flèches. Quand un daim était pris par les pattes, dans une trappe, il y demeurait quelquefois un jour entier, avant que les Indiens n'arrivassent. Pendant ce temps, venait un loup affamé qui l'étranglait, et privait le chasseur de la moitié de son gibier. S'il ne se dépêchait, messire loup faisait un second repas, plus copieux que le premier, et ne laissait, du daim, que la peau et les os, surtout s'il s'était fait accompagner par quelques gloutons de son espèce. Le loup est quelquefois victime de sa gourmandise, car au-dessus de la première trappe en est une autre plus lourde, qui tombe sur le voleur et l'écrase. Quelquefois plusieurs loups forment une association et donnent la chasse aux daims, qu'ils poursuivent jusqu'à ce qu'ils les aient réduits aux abois; les pauvres bêtes deviennent alors une proie facile pour leurs féroces ennemis, qui leur sautent sur la croupe et les dévorent immédiatement.
Les sauvages tuent les daims lorsque ceux-ci se disposent à traverser les lacs et les rivières; ils dirigent leurs canots sur eux, et les prennent par les oreilles sans éprouver la moindre résistance. On peut facilement apprivoiser ces animaux; nous vîmes un Indien qui possédait deux faons tellement dociles qu'ils le suivaient partout comme des chiens; quand il traversait le fleuve ils nageaient à côté de la pirogue; lorsqu'il abordait au rivage, ils folâtraient autour de lui comme des agneaux, et ne cherchaient jamais à s'évader… On chasse le daim, en été, sur le bord des rivières et des lacs; le soir, ils se retirent dans les marais pour paître les plantes aquatiques, mais surtout pour se garantir contre les piqûres des insectes qui abondent dans les forêts de l'Amérique: le chasseur s'embusque près d'un endroit que les daims fréquentent habituellement, et en tuent quelquefois six dans la même soirée. La chair de cet animal est exquise; la saveur en est due au choix des plantes dont il se nourrit. Lorsque le sauvage est tourmenté par la soif, il fait une incision dans la gorge du daim qu'il vient d'abattre, y accole la bouche, et se désaltère en buvant un bon coup du sang de l'animal: s'il a faim, il lui ouvre le côté, en déchire les chairs encore palpitantes, et les dévore. Les Indiens mangent quelquefois la chair du daim sans aucune préparation culinaire; elle leur paraît plus succulente en cet état que lorsqu'elle a été rôtie au feu.
Le daim a l'ouïe fine, et l'odorat bien exercé; le chasseur l'approche toujours sous le vent. Des bandes de plusieurs centaines rôdent dans les plaines voisines des rivières; ils sont conduits aux pâturages par un mâle d'une grosseur extraordinaire qui est le guide et le protecteur du troupeau; si celui-ci fait face à l'ennemi, les autres tiennent bon, et ne l'abandonnent pas.
Les sauvages qui habitent les bords des lacs du Nord, ont une manière toute particulière de prendre les daims: plusieurs chasseurs s'embarquent, le soir, sur un canot et gagnent le large; à la proue de la pirogue on place des torches qui projettent une lumière brillante sur l'eau. Le daim timide se rend sur les bords du lac pour se désaltérer et paître les plantes aquatiques; il broute à la lueur du perfide flambeau qui s'approche graduellement, jusqu'à ce que les Indiens ne soient plus qu'à une faible distance; alors une balle étend l'animal sur la rive. Les sauvages ont deux saisons de chasse, l'été et l'hiver. Les fauves ne se trouvant que dans les régions froides et solitaires du Nord, pour y parvenir, ils sont obligés d'entreprendre de longs et pénibles voyages en remontant les rivières, qui, pour la plupart, ne sont qu'une suite de chutes, de rapides et de portages: mais comme il est impossible aux trappeurs de se munir de provisions à cause de la faiblesse de leurs canots, ils sont obligés de s'arrêter souvent pour chasser. Ces pêches et ces chasses ne sont pas toujours heureuses, et ils sont alors exposés à des privations auxquelles ils succombent quelquefois. Ils arrivent enfin au pays de chasse, et, après avoir construit leurs wigwhams, ils tendent leurs piéges; plus la saison est rigoureuse, plus la chasse est productive. C'est au milieu des neiges, des climats glacés, que ces hommes, légèrement vêtus, passent trois à quatre mois exposés à des fatigues dont on ne peut se faire une idée, à moins de les avoir partagées. Un novice, rempli de toute la confiance qu'inspire la jeunesse, voulut suivre une compagnie de Canadiens dans les pays d'en haut; il fallut deux mois de soins, de repos, et un régime des plus fortifiants pour le remettre de ses fatigues, et surtout de l'abstinence à laquelle il avait été exposé pendant cette longue et sévère épreuve; il n'en devint pas moins le plus habile trappeur de l'Ouest…