Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon
L'ENFANT DU NANTUCKET.
Je ne suis nay en telle planette, et ne m'advint oncques de mentir, ou asseurer chose qui ne feust véritable. J'en parle comme un gaillard onocrotale… J'en parle comme Saint-Jean l'Apocalypse… Quod vidimus, testamur.
(Rabelais. Gargantua.)
Fais-moi le plaisir de me dire à quelle profession tu es propre? As-tu fait ton droit? as-tu étudié la médecine? pourrais-tu être professeur de mathématiques? saurais-tu au moins faire des bottes, ou même tracer un sillon droit avec la charrue?
(George Sand. André.)
L'agrément du lieu n'était pas le seul motif qui avait déterminé nos pionniers à s'y arrêter; nous avons vu que les chariots, pour la plupart en mauvais état, nécessitaient une prompte réparation… Le soleil descendait à l'horizon; les montagnes commençaient à prendre une teinte plus sombre, et le hibou faisait entendre son chant lugubre. Avant la nuit, les jeunes gens firent un abattis de branches d'arbres, et formèrent une espèce de parc pour les bestiaux; pendant ce temps, mistress Percy, sa fille, et les femmes des pionniers allemands, s'occupaient du souper. Il était cinq heures du soir; on avait envoyé les bestiaux au pâturage, sous la garde de quelques fidèles dogues.
Le soleil disparut enfin derrière les montagnes qui bornaient l'horizon à l'Ouest, laissant après lui une longue traînée de lumière; toutes les familles faisaient cercle autour de leurs feux respectifs; le café, le chocolat, les gâteaux, les confitures, les tranches de bœuf fumé, un excellent repas, enfin, succédait au plaisir de la conversation. La belle et bonne miss Julia Percy, faisait une égale répartition de biscuit au lait, de bon fromage à la crême et de tasses de thé bien sucrées; on eût dit la Charlotte du Werther. «Six enfants se pressaient autour d'une jeune fille; elle tenait un pain bis dont elle distribuait les morceaux à chacun en proportion de son âge et de son appétit; elle donnait avec tant de douceur, et chacun disait merci avec tant de naïveté!!… toutes les petites mains étaient en l'air avant que le morceau fût coupé61» Aaron Percy observait avec intérêt les pionniers groupés autour des divers feux, et faisant honneur à leur souper.
[61] Goethe. Werther.
—Mistress Percy—dit-il à sa femme—il me semble que les vaches sont bien en retard; il fait nuit, et nos deux dogues-bouviers, Hercule et Goliath, ne donnent pas signe de vie.—Au même instant on entendit des beuglements et le tintement des clochettes; c'étaient les vaches que ramenait un des chiens.—Enfin les voilà… quoi! Goliath est seul avec cinq vaches! Que sont devenus Hercule et Betsy?…
Au nom de Betsy on vit briller les yeux de la petite Jenny qui affectionnait cette vache; ne la voyant pas venir, elle se mit à pleurer à chaudes larmes, en disant que certainement les loups avaient mangé Betsy; tout le camp était en émoi: on se mit en quête de la vache qui parut bientôt accompagnée du fidèle Hercule; on s'empressa de la traire comme les autres, et Jenny lui donna sa portion de sel, mais non sans l'avoir grondée; le chien reçut force caresses, et il lui fut bien recommandé de ne jamais se départir de sa vigilance.
Frémont-Hotspur et un irlandais nommé O'Loghlin se retirèrent dans leur tente commune, après avoir été invités par mistress Percy à venir faire la conversation après le souper, en compagnie de quelques autres pionniers, allemands et américains; on devait manger un pudding. Semblable à la femme du bon vicaire de Wakefield, chaque maîtresse de maison se pique de faire de merveilleuses tartes, des puddings tremblants et des crêmes délicates. Le repas du soir fut promptement terminé, et les travaux légers qui occupent, le soir, les familles américaines, succédèrent aux fatigues de la journée; le bruit des rouets annonçaient assez l'industrie des femmes. Plusieurs jeunes ladies lisaient; la lecture des bons livres, à laquelle les femmes américaines sont accoutumées dès leur jeunesse, donne à leur conversation un degré d'intérêt, et un fonds de connaissances solides qu'on trouve rarement ailleurs.
Quand Hotspur et les autres pionniers se rendirent à l'invitation qui leur avait été faite, Aaron Percy, sa femme et leur fille allèrent au-devant d'eux. Le feu, qui brillait, rendit la lumière des torches inutile; le bruit des rouets cessa, et les jeunes demoiselles s'assemblèrent pour causer; plusieurs grosses allemandes ayant, pour saler les porcs, d'aussi bonnes mains que femmes qui soient au monde, les écoutaient, le sourire sur les lèvres.
—M. Hotspur—dit mistress Percy au jeune américain, en lui versant du thé—pensez-vous que nous soyons inquiétés par les sauvages pendant notre trajet? Rarement de pareils voyages s'effectuent aussi pacifiquement.
—La nuit dernière, les hurlements de nos chiens semblaient annoncer l'approche des sauvages,—répondit Frémont-Hotspur,—et quelques-uns de nos amis d'Allemagne prétendent qu'ils ne se mettent jamais à table, sans que quelque petit bruit éloigné ne vienne les inquiéter. Ils commencent à se décourager; l'appétit va mal; ils ne sauraient manger morceau qui leur profite; jamais un plaisir pur, toujours assauts divers; enfin, comme le lièvre de la fable, tout leur donne la fièvre: leur sommeil, disent-ils encore, est souvent interrompu par une succession de rêves effrayants; je les rassure de mon mieux, en riant de leurs terreurs.
On servit le pudding; miss Julia était la majordome, et faisait les honneurs.
—Qui nommerons-nous pour speaker62 ce soir?—demanda Aaron Percy.
[62] Orateur, conteur.
Plusieurs dames prononcèrent le nom de Hotspur; les pionniers approuvèrent ce choix, et le jeune Américain fut proclamé speaker, à l'unanimité.
—Les dames,—dit Frémont-Hotspur en saluant le groupe,—me permettront de les consulter sur le choix d'un sujet.
—Vous avez passé votre jeunesse sur l'Océan,—observa miss Julia;—vous serait-il agréable de nous raconter quelque scène maritime?… vous avez dû faire la pêche de la baleine?…
—Tous les habitants du Nantucket63 commencent par là,—répondit Frémont-Hotspur;—on est d'abord simple baleinier; cet apprentissage, dangereux et pénible, est regardé comme indispensable. Il n'y a point d'école plus profitable; les jeunes gens passent par les grades de rameurs, de pilotes et de harponneurs; la pêche forme donc une pépinière de marins accoutumés à une vie laborieuse et dure; si la fortune leur destine de grandes richesses, l'expérience leur apprend ce qu'il a coûté de peines et de fatigues à leurs parents, pour amasser les biens qu'ils possèdent. Ces dames me prient de leur raconter quelque scène maritime? c'est l'histoire de ma vie qu'elles me demandent; mais il n'y a rien que je ne fasse pour être agréable à la société. Les grands capitaines écrivent leurs actions avec simplicité, dit-on, parce qu'ils sont plus glorieux de ce qu'ils ont fait, que de ce qu'ils disent. Je crois devoir adopter le système contraire, et mettre une grande ostentation dans les récits de mes hauts faits… pour en relever l'importance:
[63] L'île de Nantucket, dans l'État de Massachusetts, au sud du cap Cod, est un banc de sable aride; ses habitants se livrent à la pêche.
Je naquis dans l'île de Nantucket, par conséquent dans le voisinage de la mer; tout habitant des côtes se familiarise avec elle, la brave, et parvient à la dompter. L'habitude d'en affronter les périls rend les hommes plus courageux, plus entreprenants, et les voyages maritimes étendent le cercle de leurs connaissances. J'entendais souvent mon père, qui était marin, raconter les aventures de sa jeunesse, ses expéditions, ses premiers exploits enfin. Ces récits firent naître en moi un goût précoce pour le même genre de vie.
Je n'avais encore que huit ans lorsque j'accompagnai le vieillard dans une de ses excursions; nous fîmes naufrage sur les côtes d'Ecosse; un pêcheur nous recueillit; mon père trouva facilement un emploi, car il était connu dans ce pays pour un audacieux marin. La cabane de notre bienfaiteur était merveilleusement située; je n'ai vu, de ma vie, un endroit plus propre à développer les idées contemplatives. Mes yeux s'étendaient involontairement sur la surface immense qu'ils avaient devant eux; je respirais les vapeurs salines dispersées par le choc perpétuel des flots, se poursuivant les uns les autres, comme s'ils eussent été soumis à une impulsion régulière et invisible; le soir, je m'endormais à leur bruit déchirant; le jour, je m'élançais avec transport au sommet des rocs; je découvrais alors le vaste Océan avec ses formes variées de sublimité et de terreur; les rochers, les précipices dont la vue glace d'effroi, tout cela me ravissait; les femmes des pêcheurs me chantaient, d'une voix rauque, et aussi bruyante que celle de l'Océan, les anciennes ballades, et les entreprises périlleuses des rois de la mer. Debout sur le faîte des rochers, et suspendu en quelque sorte au-dessus des précipices, je livrais de furieux combats aux oiseaux dont je voulais dérober les œufs… mais on vint m'arracher à cette vie active pour m'enfermer dans une école; moi, à qui le calme faisait peur!… Il me fallait des obstacles, des fatigues, des périls à braver, de grandes infortunes à supporter; il me fallait des naufrages enfin!… avez-vous vu la mer en courroux?—continua Frémont-Hotspur avec enthousiasme,—il faut la voir quand elle s'émeut, la furieuse! quelles vagues elle entasse!… l'écume vole jusqu'au sommet des rochers où se tient le spectateur émerveillé!… C'est alors que les flots présentent le plus splendide spectacle qu'il soit donné à l'homme de contempler!… Avez-vous vu périr un bâtiment?… que d'émotions on éprouve! quel bonheur de pouvoir sauver des frères!… A l'école, on crut remarquer en moi de grandes dispositions pour l'état ecclésiastique, et il fut décidé que je serais élevé pour être un jour un des plus zélés défenseurs de l'Eglise. Je débutai; ne forçons point notre talent; on nous l'a dit en bon français; mes sermons étaient secs et arides comme la plante qui croit dans le sable; j'étais loin d'avoir l'onction du docteur Blair; définitivement, je n'étais point né pour cette vocation; peu zélé, d'ailleurs, et plus sensible à la poésie des combats, je me décidai à affronter encore une fois le courroux du Dieu au fatal trident. M'émancipant de ma propre autorité, je m'élançai sur les traces de mon père, au risque d'écumer la mer pendant dix ans, comme Télémaque à la recherche d'Ulysse; je commençai mon Odyssée par un second naufrage; évitez les côtes de Bretagne; autrefois, dit la chronique, un bœuf, promenant à ses cornes un fanal mouvant, a mené les vaisseaux sur les écueils… Non loin de là, est l'île de Sein; c'était jadis la demeure des vierges sacrées qui donnaient aux Celtes beau temps ou naufrages; elles y célébraient leurs meurtrières orgies, et les navigateurs entendaient avec effroi, de la pleine mer, le bruit des cymbales barbares. Après ce second naufrage, sur les côtes de France, je m'engageai à bord d'un baleinier Américain qui se trouvait alors à Saint-Malo. J'écumai toutes les mers; je vis ces climats que le soleil éclaire et abandonne alternativement, pendant six mois consécutifs. En hiver, une nuit sombre étend son voile sur ces contrées; cependant, dans ces parages désolés, les flots présentent quelquefois un spectacle splendide; je veux parler des aurores boréales. Au moment où le météore apparaît le ciel fendille; entre le Nord et le couchant on découvre un arc lumineux d'où sortent et s'élèvent d'innombrables colonnes de lumière; des torrents de feu s'écoulent sans cesse de cet inépuisable source; mille rayons réunis en faisceaux, semblent couvrir la mer d'une voûte d'or de rubis et de saphirs… Mais parlons un peu des moyens de navigation… Un arbre flottant fut le premier navire; on imagina ensuite de le creuser au moyen du feu; l'art un peu plus éclairé, inventa les canots des Groënlandais, des habitants du Kamtchatka, etc.; c'est en étudiant l'histoire des peuples sauvages qu'on apprend à connaître toute l'énergie de l'espèce humaine. Le sauvage eut besoin, pour vivre, d'atteindre les animaux qui fuyaient devant lui… il inventa l'arc; obligé de demander sa subsistance à l'Océan, il construisit des canots insubmersibles; si, pour sauver sa vie, il eût été forcé de s'ouvrir un passage dans le sein d'un rocher de granit, il l'eût creusé sans autre instrument qu'un caillou. Il faut dire aussi que les circonstances font la moitié des frais. Les Phéniciens ayant peu de ressources chez eux, furent les premiers qui osèrent s'aventurer sur mer pour gagner des territoires plus fertiles: quant à la guerre, ils durent trouver cette mode établie, et l'on ne se battit pas longtemps sans faire un art de cette boucherie; de là l'organisation militaire, la discipline, la tactique. Les Barbares faisaient leurs excursions sur des bateaux nommés camares; ces bateaux étroits, renflés de la coque, étaient charpentés sans aucune attache de fer ou d'airain64. Par les gros temps et suivant la hauteur de la vague, ceux qui les montaient, ajoutaient, à la partie supérieure, des cordages, des ais qui s'emboîtaient, et fermaient le navire comme un toit65. Ils voguaient ainsi ballottés par les flots. La double proue des barques et la facilité qu'ils avaient de changer le coup de rame, leur permettaient d'aborder quand ils le voulaient, de l'avant ou de l'arrière, sans aucun danger. Les Arabes ont encore des petits bâtiments qu'ils nomment trankis, dont les planches ne sont pas clouées, mais liées, et comme cousues ensemble. Les historiens de l'antiquité nous apprennent qu'aux Indes, on se servait de bateaux de roseaux; ces roseaux étaient aussi gros que des arbres, ainsi qu'on pouvait le remarquer dans les temples où l'on en plaçait comme objets de curiosité; l'intervalle qui existait entre deux nœuds suffisait pour faire un bateau capable de porter trois hommes66. Vous savez qu'Eléphantiasis était, autrefois, le terme de la navigation sur le Nil; c'était le rendez-vous général des barques éthiopiennes; pliantes et légères, les bateliers les chargeaient facilement sur leurs épaules, lorsqu'ils arrivaient aux portages67. Les barques des navigateurs de l'Orient doivent être solidement construites, à cause des hippopotames, qui les percent quelquefois de leurs défenses. Ces animaux ont beaucoup de force dans le cou et dans les reins. On raconte (vous connaissez le proverbe; tout voyageur est un menteur), on raconte, dis-je, qu'une vague ayant jeté et laissé à sec, (sur le dos d'un hippopotame) une barque hollandaise chargée de quatre tonneaux de vin, sans compter les gens de l'équipage, cet animal attendit patiemment le retour des flots, qui vinrent le délivrer, et ne fit aucun mouvement qui indiquât qu'il en fut fatigué. J'ai dit qu'ils perçaient quelquefois les barques; on ne peut les éloigner, la nuit, qu'au moyen de la lumière; une chandelle placée sur un morceau de bois, et abandonnée au cours de l'eau, les empêche d'approcher. La route qu'un navire des Indes fabriqué de joncs, parcourait en vingt jours, un navire grec ou romain le faisait en sept68. Dans cette proportion, un voyage d'un an pour les flottes grecques et romaines, était à peu près de trois ans pour celles de Salomon. Deux navires d'une vitesse inégale ne font pas leur voyage dans un temps proportionné à leur vitesse, dit le célèbre Montesquieu; la lenteur produit souvent une plus grande lenteur. Quand il s'agit de suivre les côtes, et qu'on se trouve sans cesse dans une différente position; qu'il faut attendre un bon vent pour sortir d'un golfe, en avoir un autre pour aller en avant, un navire bon voilier profite de tous les temps favorables; tandis que l'autre reste dans un endroit difficile, et attend plusieurs jours un autre changement. Un navire qui entre beaucoup dans l'eau (comme ceux des Grecs et des Romains, qui étaient de bois, et joints avec du fer) navigue vers le même côté à presque tous les vents; ce qui vient de la résistance que trouve dans l'eau le vaisseau poussé par le vent, qui fait un point d'appui, et de la forme longue du vaisseau qui est présenté au vent par son côté; pendant que, par l'effet de la figure du gouvernail, on tourne la proue vers le côté que l'on se propose; en sorte qu'on peut aller très près du vent, c'est-à-dire très près du côté d'où vient le vent. Mais quand le navire est d'une figure ronde et large de fond, et que par conséquent il enfonce peu dans l'eau, il n'y a plus de point d'appui; le vent chasse le vaisseau, qui ne peut résister, ni guère aller que du côté opposé au vent. D'où il suit que les vaisseaux d'une construction ronde de fond sont plus lents dans leurs voyages; 1o ils perdent beaucoup de temps à attendre le vent, surtout s'ils sont obligés de changer souvent de direction; 2o ils vont plus lentement, parce que n'ayant pas de point d'appui, ils ne sauraient porter autant de voiles que les autres69…» Le même philosophe fait remarquer que l'empire de la mer a toujours donné, aux peuples qui l'ont possédé, une fierté naturelle, parce que se sentant capables d'insulter partout, ils croient que leur pouvoir n'a plus de bornes que l'Océan… Parlons aussi de la manière de voyager des peuples du Nord; ils se servent de traîneaux tirés par des chiens; ces animaux, chez les habitants du Kamtchatka, partagent la nourriture de la famille, et mangent dans la même auge; ce sont les femmes qui en prennent soin. Les attelages sont de huit chiens attelés deux à deux; les traits sont composés de deux larges courroies qu'on leur attache sur les épaules; au bout de chaque trait est une petite courroie qui, par le moyen d'un anneau, se fixe à la partie antérieure du traîneau: une courroie tient aussi lieu de timon: c'est encore une courroie qui sert de bride; elle est garnie d'un crochet et d'une chaîne qu'on attache au chien de volée. Le conducteur se sert, pour fouet, d'un bâton crochu, long de trois pieds, à l'extrémité duquel sont placés plusieurs grelots dont le son anime les chiens; quand il veut arrêter, il enfonce le bâton dans la neige, et met en même temps un pied à terre pour diminuer la vitesse par l'obstacle du frottement. Ce véhicule, trop élevé comparativement à sa largeur, verse aisément si le conducteur perd l'équilibre… Alors, les chiens, qui se sentent soulagés, redoublent d'ardeur et ne s'arrêtent plus… heureux si, dans sa chute, le voyageur peut se cramponner au traîneau; les chiens s'arrêtent bientôt, fatigués de traîner le nouvel Hippolyte… S'il se présente une colline, le conducteur doit la franchir à pied; pour la descendre, il faut dételer les chiens, n'en laisser qu'un seul à la voiture, et conduire les autres en laisse; impatients de regagner la plaine, ils renverseraient conducteur, voiture et bagage. Les voyageurs de ces pays sont exposés à de grands dangers; sortis de chez eux par un temps calme, ils peuvent, à tout instant, être surpris par un ouragan furieux, et ensevelis sous une montagne de neige… Dès le commencement de la tempête, ils s'écartent du chemin, et cherchent un refuge dans quelque bois; la neige, divisée par les rameaux des arbres, ne peut s'y rassembler en un seul monceau, comme dans les plaines. Le voyageur se couche, et attend la fin de l'ouragan qui dure quelquefois une semaine. Les chiens sont d'abord très sages, plus sages qu'on n'aurait droit de s'y attendre dans de pareilles circonstances; mais dès que la faim se fait sentir, ils deviennent, (comme certaines gens) insupportables, et dévorent les courroies de leurs attelages, celles qui réunissent les différentes pièces du traîneau, et n'en laissent que la charpente. En voyageant, ces peuples n'allument jamais de feu; ils vivent alors de poissons secs. S'ils éprouvent le besoin de prendre quelque repos, ils s'accroupissent sur la pointe des pieds au milieu de la neige et des glaces, s'enveloppent de leurs habits, dorment d'un profond sommeil, et se réveillent frais et dispos! Un sybaryte ne pouvait trouver le sommeil sur un lit de roses; cependant les rochers et la terre glacée offrent un lit assez doux au sauvage fatigué. Quant aux rennes, ils sont naturellement indociles, et ne perdent jamais entièrement ce défaut; mais on les dresse au traînage. Ils s'emportent souvent; les Koriaks, pour les réduire, leur attachent, sur le front, de petits os armés de pointes; ils tirent fortement la bride, les piquent, et ces animaux, qui se sentent blessés par devant, s'arrêtent aussitôt. On peut faire, avec un bon attelage de rennes, trente-six lieues par jour; mais le voyageur doit avoir soin de s'arrêter souvent pour les laisser manger; sans cette précaution, ils les perdrait tous. Les Koriaks qui possèdent de grands troupeaux de rennes, ne mangent que ceux qui meurent de maladies, ou par accident. Ils les nourrissent, pendant l'hiver, de mousse pétrie avec de la neige, dont ils forment une espèce de pain dur comme le marbre. La partie aqueuse et glacée se fond dans la bouche de l'animal qui trouve, dans la même pâte, et son fourrage, et sa boisson. Pour suppléer à leur maladresse, et se procurer des pelleteries, les Ostiacks dérobent, en été, de jeunes renards à leurs mères, et les élèvent. Ils ont un singulier moyen de procurer à ces animaux une plus belle fourrure et c'est aussi l'intérêt qui les rend cruels; les renards maigres ayant le poil plus fin, et mieux fourni, ils leur cassent successivement les pattes… afin que la douleur les empêche d'engraisser… Ces peuples sont d'ailleurs si peu sensibles, que s'ils ont besoin de colle, ils se tirent du sang du nez… à grands coups de poing… Parlons maintenant du principal sujet de ce récit… On distingue plusieurs espèces de baleines; je nommerai, par exemple, celle du golfe de Saint-Laurent; elle a soixante-quinze pieds de long; le disko, qui se trouve dans les mers du Groënland; le right-whale, ou baleine de sept pieds d'os; elle a soixante pieds de long; le spermacetty; les plus grandes donnent cent barrils d'huile; le hunch-back ou bossu; la fine-back ou baleine américaine; sulphur-bottom ou ventre soufré; et le grampus… L'huile de baleine est, (chez les insulaires) une boisson délicieuse; les jours de fêtes, les vessies gonflées de cette liqueur épaisse et repoussante, sont vidées avec profusion; les convives accueillent ce nectar comme nous recevrions les vins les plus exquis. La prise d'une baleine est célébrée par une fête générale; la joie brille sur tous les visages; la côte retentit de chants d'allégresse; l'énorme poisson est bientôt mis en pièce; on voudrait le dévorer tout entier avant de quitter la place… il est inutile de dire que la modération est toujours bannie de ces repas… La pêche de la baleine est devenue l'école de nos plus hardis navigateurs; il n'y a point de parage où ils n'aillent chercher ce poisson gigantesque. Les habitants du Nantucket, sont les plus habiles pêcheurs que l'on connaisse; leur audace est proverbiale; les femmes de cette île veillent aux affaires de leurs maris pendant leur absence; elles acquièrent bientôt l'expérience nécessaire à cette surintendance; elles sont, en général, renommées pour leur prudence, et leur bonne administration… Les navires les plus propres à la pêche de la baleine sont ceux de cent cinquante tonneaux, et non les hourques, les bailles à brai, les bouées ou les sabots70… L'équipage de chaque baleinier est toujours composé de treize personnes. Je dois aussi vous décrire la nacelle; les whale-boats (nacelles baleinières) sont d'invention américaine; on les fait de bois de cèdre; rien n'égale leur légèreté, si ce n'est la pirogue d'écorce des sauvages. Chaque nacelle peut contenir six personnes, savoir: quatre rameurs, le harponneur et le timonnier71. Il est absolument nécessaire qu'il y ait, à bord de chaque vaisseau, deux de ces nacelles; si l'une est submergée dans l'attaque de la baleine, l'autre, spectatrice du combat, doit lui porter secours. Cinq des treize hommes, qui composent l'équipage des vaisseaux baleiniers, sont presque toujours d'anciens matelots; on n'embarque jamais personne qui soit âgé de plus de quarante ans; l'homme, après cet âge, commence à perdre la vigueur et l'agilité indispensables pour une entreprise aussi hasardeuse… Un des matelots du navire est toujours en vedette, pour observer le soufflement des baleines pendant que le reste de l'équipage se repose dans une cabane construite sur le pont. Lorsque la sentinelle découvre une gamme72 il crie: «awaïte pauana!» (je vois une baleine); l'équipage reste immobile et dans le plus profond silence jusqu'à ce que le marin en faction ait répété une seconde fois «pauana!» (une baleine)! et il descend immédiatement du mât pour aider ses compagnons à lancer les deux nacelles chargées de tous les ustensiles nécessaires… Quand elles sont arrivées à une distance convenable, l'une d'elles s'arrête sur ses rames; elle est destinée à être le témoin inactif du combat qui va se livrer… A la proue de la nacelle assaillante, se tient le harponneur; c'est de son adresse que dépend particulièrement le succès de l'entreprise; il porte une veste courte, et étroitement attachée au corps par des rubans; ses cheveux sont arrêtés à la canadienne, au moyen d'un mouchoir fortement noué par derrière; dans la main droite, il tient l'instrument, meurtrier, le harpon, fait du meilleur acier, et marqué du nom du vaisseau; une corde, d'une force et d'une dimension particulières, est roulée dans la nacelle avec le plus grand soin; une de ses extrémités est fixée au bout du manche du harpon, et l'autre, à un anneau placé à la quille de la barque. Tout étant disposé pour l'attaque, les pêcheurs rament dans le plus grand silence, et attendent les ordres du harponneur; quand celui-ci s'estime assez près, il fait signe aux rameurs d'arrêter sur leurs avirons; et, réunissant dans ce moment critique, toute la force et toute l'adresse dont il est capable, il lance le harpon. La baleine blessée, devient furieuse; quelquefois, dans sa colère, elle attaque la nacelle, et la fracasse d'un seul coup de sa queue…
[64] Sine vinculo æris aut ferri connexa.
[65] Donec in modum tecti claudantur.
[66] Ctesias. Indic.
[67] Namque eas plicatiles humeris transferunt, quoties ad cataractas ventum est.
«Dans les Indes, dit Diodore de Sicile, les lieux voisins des fleuves et des marécages, portent des roseaux d'une grosseur prodigieuse; un homme peut à peine les embrasser: on en fait des canots.»
[68] Voyez Pline, Strabon.
[69] Montesquieu. Esprit des lois.
[70] Hourques, bailles à brai, bouées et sabots: petits navires d'une construction défectueuse.
[71] J'emprunte quelques détails aux lettres de M. St John.
[72] Gamme: baleine.
Hotspur fit une pause; l'Irlandais O'Loghlin parla chaleureusement en faveur de ces hommes qui s'exposaient à de si grands périls pour éclairer leurs semblables; cette sortie apologétique fut vivement applaudie par les auditeurs attentifs.
—Si la baleine était armée de la mâchoire du requin; si, comme ce monstre, elle était vorace et sanguinaire, nos hardis navigateurs ne reviendraient plus chez eux, amuser leurs femmes et leurs enfants du récit de leurs merveilleuses aventures… Quelquefois le cétacé entraîne la barque avec une telle vélocité, que le frottement de la corde fixée au harpon, en enflamme les bords… Enfin, épuisée par la perte de son sang, et par l'extrême agitation qu'elle se donne, la baleine meurt et surnage…
—Mais n'arrive-t-il pas quelquefois qu'elle n'est que blessée?—demanda miss Julia.
—Oui, miss,—répondit Hotspur;—alors pleine de vigueur alternativement elle paraît et disparaît dans sa fuite, et entraîne la nacelle avec une vélocité effrayante. Toujours à la proue, la hache à la main, le harponneur observe attentivement les progrès de l'immersion. La nacelle s'enfonce de plus en plus, le moment devient critique; le harponneur approche la hache du câble, et hésite encore… tout dépend de lui… il va couper?… Non… l'appât du gain… la crainte d'être raillé par les vieux marins ou loups de mer, fait qu'il suspend encore le coup… La barque court les plus grands dangers… qu'importe!… On attend encore… on s'encourage… la mer retentit au loin des cris de joie… on se flatte que la vitesse de la baleine va se ralentir… vain espoir!… elle redouble d'efforts… Le harponneur coupe la corde, et la nacelle se relève…
—Quelle hasardeuse entreprise!—dit mistress Suzanna Percy;—si l'on considère l'immense disproportion qui existe entre les assaillants et leur victime; si l'on se rappelle la faiblesse de leurs nacelles, l'inconstance et l'agitation de l'élément qui sert de théâtre à ces terribles combats, on conviendra que cette pêche exige l'emploi de toute la force et de tout le courage dont l'homme est capable…
—Nous avons dans le requin un ennemi bien plus redoutable, reprit Hotspur; on raconte que plusieurs matelots d'un navire s'étaient jetés à l'eau pour se rafraîchir; une partie de l'équipage, en sentinelle sur les vergues, veillait l'approche des requins; on en aperçut un d'une grosseur énorme, et dont la nageoire sillonnait les eaux… A la première alarme, les baigneurs regagnèrent le navire; le monstre vorace, voyant échapper sa proie, fend les vagues comme un trait, et arrive au moment où le dernier des nageurs, saisi par ses camarades, était presque dans la chaloupe… il lui emporte la jambe… Le malheureux matelot transporté à bord, expire au bout de quelques minutes… Un de ses camarades, nommé Emmanuel Purdy, s'écrie: «Ézéchiel est mort, et c'est ce monstre qui l'a tué;» il descend ensuite dans l'entrepont et se munit d'un long couteau. «Que vas-tu faire?» lui demanda-t-on. «Venger mon camarade,» répondit-il. Il remonte sur le pont et se précipite à la mer, avant qu'on puisse deviner son dessein. Le requin, qui n'avait point quitté les environs du vaisseau, se rapproche, en nageant, d'abord lentement, suivant l'habitude de ces poissons; l'équipage pousse un cri général. Emmanuel, dont ce combat n'était pas le premier essai, ménage ses forces; armé du coutelas, il reste immobile et attend le requin qui ne tarde pas à l'attaquer; l'intrépide matelot, plonge, l'évite, et décrit un cercle pour frapper le monstre au flanc; tous les mouvements du requin annoncent la fureur; il s'élance en se penchant sur le côté; sa gueule est placée à une certaine distancé de son museau; il ne peut rien saisir sans se renverser: c'est le moment favorable pour l'attaquer. Purdy l'aborde et lui plonge son couteau dans le ventre; le monstre blanchit l'élément des coups de sa queue; Purdy se tient entre deux eaux, et le frappe encore plusieurs fois. Le requin, vaincu, teint les flots de son sang, surnage et meurt: on le hisse à bord; Purdy lui ouvre le ventre, en retire le membre de son ami, et le restitue au tronc mutilé73.
[73] Ce trait de courage fut inséré dans la gazette de la Barbade.
Les dames remercièrent Frémont-Hotspur de son empressement à les distraire un moment; on servit encore du thé, du plum-pudding et mille autres friandises. Aaron Percy tira sa montre; il était minuit, le récit du jeune Américain avait intéressé les pionniers, et personne n'avait parlé de se retirer.
—Ces messieurs veulent-ils se joindre à nous pour remercier l'Être suprême d'avoir aussi manifestement favorisé le commencement de notre émigration?—dit mistress Percy;—demandons, pour nous, les lumières du ciel, et sa protection pour les amis que nous avons laissés dans le Kentucky.
Après ces paroles simples, mais qui peignaient si bien l'âme compatissante de mistress Percy, tous les pionniers se découvrirent; la meilleure morale respirait dans l'exhortation d'Aaron, et tous l'écoutaient avec respect. Miss Julia ouvrit ensuite la Bible, et y lut quelques pages… Après la lecture, il se fit un long silence, et au bout de quelques minutes de recueillement, le vieux pionnier adressa la prière suivante au ciel:
«O grand Créateur! daigne jeter un regard sur cette multitude de tes créatures réunies dans ces lieux solitaires, et guide nos pas chancelants dans la nouvelle carrière que nous allons parcourir! Si nos desseins sont purs, ils ne peuvent venir que de toi! oui, c'est toi qui nous les inspires! Jadis nos pères ont espéré en ta Providence; ils ont espéré, et tu les as délivrés. Rends-moi, Seigneur, rends-moi digne d'être l'exemple, le consolateur et le guide du troupeau que tu m'as confié… Que tous unis par les liens de la concorde, nous mêlions sans cesse les accents de la reconnaissance aux pénibles travaux que nous allons entreprendre! Inspire à nos cœurs des sentiments dignes d'être transmis à nos descendants, et bénis, nous t'en conjurons, bénis nos projets et nos efforts! verse sur nos moissons futures tes rosées fécondantes: la terre que nous allons arroser de nos sueurs, deviendra l'asile des malheureux. Bénis nos compagnes et nos enfants; c'est pour eux, tu le sais, que nous abandonnons nos foyers; satisfaisant alors au plus doux de tes préceptes, nous remplirons ce continent immense de millions d'habitants qui, sans cesse heureux, te remercieront sans cesse de tes bienfaits, et te béniront à jamais jusqu'à la dissolution de l'Univers!…»
Il y avait quelque chose de profond dans la voix d'Aaron Percy, son calme et sa confiance dans l'allié qu'il implorait, pénétrèrent jusqu'au cœur des assistants. Après l'invocation, il y eut encore un moment de silence et de recueillement, et les pionniers se séparèrent. Frémont-Hotspur se disposa à relever les sentinelles; six hommes postés en vue les uns des autres, veillaient jusqu'à minuit; six autres leur succédaient et montaient la garde jusqu'au point du jour.
—M. O'Loghlin vous êtes de garde ce soir,—dit Frémont-Hotspur à l'Irlandais dont le lecteur a déjà fait la connaissance.
—A vos ordres, M. Hotspur,—répondit l'enfant de la Verte-Erin en s'armant jusqu'aux dents.—Est-ce à cheval que je monterai cette garde?… il me faudrait quinze jours pour apprendre à me tenir en selle… j'ose espérer que les sauvages ne choisiront pas cette nuit pour exercer leurs brigandages… d'abord je vous préviens que je crierai de toutes mes forces à l'apparition du moindre chat-huant dans l'air. Vous m'avez dit, M. Hotspur, que les sauvages enlèvent la chevelure avec la plus grande dextérité?… quoi!… ces démoniaques ne vous donnent pas le temps de vous réconcilier avec le ciel!!! je vous le répète, je donnerai l'alarme à l'apparition du moindre chat-huant…
—Bonsoir, M. O'Loghlin; soyez ferme au poste; j'espère que ce ne sera pas à votre négligence que nous devrons la visite des Pawnies.
—Le courage ne me manquera pas à l'heure de ma vie où j'ai le plus de force, observa O'Loghlin.—Bonne nuit M. Hotspur.
Frémont-Hotspur se rendit ensuite dans une autre partie du camp; quelques vigoureux pionniers prirent leurs fusils, en renouvelèrent l'amorce, et se placèrent de manière à pouvoir dominer la partie de la prairie dont la surveillance leur était particulièrement confiée. Enfin tout rentra dans le silence; dans les tentes régnait le calme le plus parfait; l'Être suprême n'a aucun crime à punir dans les familles qu'elles abritent; pourquoi permettrait-il que des rêves terribles et des visions de mauvais augure troublent leur sommeil?… Le lendemain, au lever du soleil, le camp retentissait du chant des psaumes et des prières…
Retournons reprendre les pionniers que nous avons confiés à l'hospitalité des trois amis.