Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon
LA PANTHÈRE.
A l'aide de la lumière brillante que projetait la lune, alors dans son plein, les pionniers purent distinguer les traits sombres et les formes athlétiques de Whip-Poor-Will; son œil vif semblait percer les ténèbres; immobile à sa place, et gardant un profond silence, il écouta ces hurlements prolongés qui semblaient avoir quelque chose de prophétique. Le sauvage est superstitieux, nous eûmes occasion de le voir, et le Natchez ne se pressa pas d'agir…
—Vos oreilles vous ont trompé, capitaine Bonvouloir, dit le docteur Wilhem à son ami…
—Rapportons-nous-en aux sens du Natchez,—répliqua le marin;—il entend ce que les visages-pâles ne peuvent entendre.
Whip-Poor-Will, depuis le moment où ses sens avaient pu saisir des sons éloignés, était resté immobile comme une statue; enfin le guerrier à la taille gigantesque se souleva à moitié; on eût cru voir un serpent qui se dressait en déroulant ses anneaux.
—Nous courons quelque danger,—dit Daniel Boon en voyant l'attitude de Whip-Poor-Will;—chut!… attendons que l'ennemi nous attaque…
—Capitaine Bonvouloir, réjouissons-nous,—dit le docteur Wilhem;—voilà l'occasion que nous cherchions depuis longtemps de nous distinguer; notre entreprise est glorieuse; si elle offre des périls la renommée nous en récompensera; on dira de nous ce qu'on dit jadis de Saül et de Jonathas: plus prompts et plus légers que les aigles, et plus courageux que les lions, ils sont demeurés inséparables dans leur mort même.
—Je crois qu'il est temps de disposer nos âmes à répondre dignement au grand appel de l'Éternité,—dit le marin;—peu importe, après tout, que ce soit du sud-quart-sud-est, est-quart-nord-est, sud-est-quart-sud, ou de toute autre partie de la rose des vents que nous vienne la bourrasque, nous serons prêts;… je ferai ma partie convenablement; mais où frapper un ennemi qui ne se montre pas!… Nous serons criblés de flèches avant de découvrir d'où elles partent; par Notre-Dame-des-Bons-Secours, c'est un vilain quart à passer!
—Chut! pas si haut,—dit Daniel Boon; et ses yeux parcoururent les taillis voisins avec cette perspicacité si remarquable chez ceux dont les facultés ont été rendues plus subtiles par les dangers et la nécessité.
—Whip-Poor-Will, verschnappen sie sich nicht (Whip-Poor-Will ayez bon bec),—dit l'Alsacien Obermann au Natchez, par forme d'encouragement.
L'indien fit entendre, comme à l'ordinaire, une légère exclamation, et dit aux pionniers que c'était une panthère attirée aux environs du campement par l'odeur du sang des daims qu'on avait dépecés. En effet, les chevaux piétinaient et donnaient des signes d'alarme; le Natchez se leva avec précaution, prit son arc, ajusta une flèche, et la décocha dans les broussailles; il en partit des cris effroyables mêlés de craquements de branches: Whip-Poor-Will était renommé dans l'Ouest pour la sûreté de son coup d'œil. En entendant les cris de la panthère, ceux des pionniers qui dormaient, réveillés en sursaut, se levèrent précipitamment, et cherchèrent leurs armes; on n'entendait dans le camp que gens faisant leur testament; les chevaux avaient rompu leurs liens et fuyaient de tout côtés… La nuit empêchait de rien distinguer; les pionniers se croyaient réellement attaqués par des ennemis nombreux et redoutables. Les sauvages de l'expédition firent entendre le war-hoop; ce cri est le plus perçant qu'il soit possible à l'homme de produire; nul autre ne retentit aussi loin dans les bois; suivant les circonstances, les indigènes peuvent en rendre les modulations plus ou moins effrayantes par le battement rapide des quatre doigts de la main sur les lèvres pendant les efforts de l'aspiration; c'est le cri de la victoire; les guerriers le poussent souvent pour s'animer dans la mêlée… Tacite, en parlant du bardit ou chant des Germains, dit: «Ce sont moins des paroles qu'un concert guerrier; ils cherchent surtout la dureté des sons et un murmure étouffé, en plaçant le bouclier contre la bouche, afin que la voix, plus forte et plus grave, grossisse par la répercussion.»185
[185] L'Alarido était le cri que poussait une troupe d'hommes d'armes lorsqu'elle faisait une invasion subite sur le territoire ennemi. Con grande alarido, disent les Espagnols.
Enfin le tumulte cessa, et les pionniers étaient persuadés qu'ils avaient repoussé l'ennemi; on s'adressa des compliments réciproques sur la manière vigoureuse dont chacun s'était défendu. Daniel Boon riait sous cape. Comme une alarme de ce genre est toujours le signal d'une joie très vive, les pionniers s'amusaient à peindre les impressions différentes que la frayeur avait produites sur chacun d'eux, et personne ne fut épargné…
—Wir sind glücklicherweise mit dem schrecken davon gekommen, (Nous sommes bien heureux d'en avoir été quittes pour la peur)—dit un Alsacien.
—Der weg ist sehr schlecht; wir bleiben stecken (la route est bien mauvaise, nous sommes embourbés),—dit un autre.
—Es verlangt mich sehr das ziel meiner reise zu erreichen (il me tarde bien d'être arrivé au terme de mon voyage.)
—Es geht nicht rechten dinzen zu; (il y a du louche).186
[186] Nous traduisons par des équivalents.
—Sind wir hier verrathen oder verkauft? (Je crois qu'ils nous vendent.)
—Sie blasen in ein horn (ils s'entendent comme larrons en foire),—ajouta l'allemand Obermann en parlant de Boon et du Natchez Whip-Poor-Will.
—Mann muss die zeiten nehmen wie sie kommen (on doit prendre le temps comme il vient),—dit le docteur Wilhem à ses compagnons pour les rassurer.
—Peste!… quelle réception nous fîmes à ces maraudeurs!—dit le capitaine; quant à moi je frappais à tort et à travers… cependant, j'avouerai franchement que je ne pouvais bien distinguer l'ennemi… je sentais bien que je frappais sur quelque chose, mais, comme dit notre Rabelais, soubdain, je ne scay comment, le cas feut subit, je n'eus loysir de considérer; d'ailleurs, j'étais réellement trop occupé. La lionne fixe les yeux à terre, quand elle défend ses petits, afin de ne pas être intimidée à la vue des épieux. Je combattais pour la défense du camp, pro aris et focis, mais, je le répète, je ne pouvais voir mes antagonistes… Personne d'avarié?—demanda le marin—Herr Obermann, où êtes-vous?…
—Hier! hier! (ici, ici)—répondit l'alsacien qui s'était caché sous un monceau de bagages.
—Montrez-vous donc, il n'y a plus de danger,—dit Daniel Boon;—Messieurs, la panthère n'est que blessée; il faut la poursuivre; à cheval!…
Les pionniers accueillirent cette proposition avec transport; les chiens furent rassemblés, le Natchez prépara des torches, chaque pionnier s'arma de pied en cap, Daniel Boon sonna le boute-selle, et l'on partit. A voir tant de flambeaux réunis, on eût dit une procession d'esprits infernaux, ou de ces gens consacrés à Mars qui (de l'une et l'autre armée), s'avançaient au-delà des rangs, un flambeau à la main, et donnaient le signal du combat, en le laissant tomber.187
[187] On leur laissait ensuite, de part et d'autre, la liberté de se retirer derrière les rangs. On se servait de ces porte-flambeaux avant l'invention des trompettes.
Les sauvages redoutent la panthère ou tigre de l'Amérique, parce qu'elle unit la perfidie à la férocité; elle arrive toujours sans bruit en rampant dans les broussailles, se précipite sur sa proie et l'enlève, avant qu'on ne se soit douté de son approche.
—Halte! dit Boon, après un quart d'heure de marche;—que personne ne laisse tomber son flambeau, car les herbes sont sèches, et une conflagration générale de la prairie en serait la conséquence… Whip-Poor-Will, descend de cheval, et examine cette feuille; il me semble que quelque animal y a passé…
Le Natchez mit pied à terre, examina les feuilles, et reconnut les traces de la panthère; détachant son tomahawck de sa ceinture, il pénétra dans un épais buisson. Après une longue perquisition, il fit entendre son exclamation ordinaire, et appela les pionniers; ceux-ci pénétrèrent dans les broussailles, et le Natchez leur montra des antilopes à moitié dévorées; les pauvres bêtes, malgré leur agilité, avaient été la proie de la panthère. Une carcasse de buffalo gisait à l'entrée du taillis, véritable charnier; l'emplacement, dans une circonférence de cinquante pieds, était battu et labouré; on pouvait compter combien de fois le buffalo avait été terrassé… Tout à coup les chasseurs entendirent le hurlement court et redoublé que pousse la panthère, lorsqu'elle sent sa proie; on attisa les flambeaux, les chiens se mirent sur la piste, et aboyaient tous ensemble, les plus poltrons hurlant plus fort que les autres: Daniel Boon et le Natchez les excitaient de la voix; on voulait forcer la panthère à quitter sa retraite; la meute, effrayée, n'osait trop s'aventurer; cependant il y avait là des dogues pour qui l'on eût parié, si leur courage eût répondu à leurs forces. L'affreuse panthère poussait des cris terribles; à chaque instant, on la croyait lancée, mais les chiens (même les plus hardis) détalaient à toutes jambes au moindre de ses mouvements… Quelques coups de feu la déterminèrent; elle sortit brusquement; cette apparition fut, pour tout le monde, le signal de la retraite; il y eut descampativos général: la panthère se réfugia dans un autre buisson.
—Capitaine Bonvouloir,—dit le vieux canadien Hiersac au marin—voilà une magnifique occasion de vous montrer, attisez votre flambeau, pénétrez dans le taillis, saisissez cette panthère par les oreilles, et nous l'amenez…
—Nenni!—s'écria le capitaine;—je ne combats qu'au grand jour; peste! attaquer cette panthère!… aille qui voudra lui donner le coup de grâce; du reste, c'est l'affaire du Natchez. Pénètre dans ces broussailles, Whip-Poor-Will, la bête doit être bien malade; tâche de voir dans quel état nous l'avons mise; je garderai l'entrée du taillis, et si elle veut s'échapper, je l'assommerai…
—Capitaine, la fortune vous réservait ce coup,—dit Boon;—l'aventure est périlleuse, il est vrai, mais qu'importe?… pour le brave là où est le danger… là est l'honneur: en avant donc!…
—N'y a-t-il pas trop de danger?—demanda le marin.
—Certes il y en a,—dit le vieux docteur Hiersac;—mais où serait le mérite d'un exploit de ce genre, s'il n'était dans le péril auquel on s'expose en le tentant? jadis les chevaliers faisaient le serment: qu'en la poursuite de leur queste ou aventure, ils n'éviteraient point les mauvais et périlleux passages, ni ne se détourneraient du droit chemin, de peur de rencontrer des chevaliers puissants ou des monstres, bêtes sauvages, ou autres empêchements, que le corps et le courage d'un seul homme peut mener à chef…188 En avant donc, capitaine; la panthère est occupée à se défendre; il vous sera facile de la surprendre par derrière…
[188] Serment des récipiendaires à la chevalerie. Art. 16.
—Eh bien je vais tenter l'aventure, car c'est grandement servir l'humanité que de faire disparaître pareille engeance de la surface de la terre!… holà, vous, guerriers sauvages, tenez vous prêts à me porter secours; colonel Boon, prêtez moi votre tomahawck.
—Le voici.
—Messieurs les Américains, il faut avoir ce que vous appelez du bottom189 pour risquer la partie contre un tigre,—dit le marin en examinant son long couteau;—il me semble voir cette panthère accolée à une souche et jouant des pattes pour écarter les chiens; ne lui donnez pas le temps de me trop labourer de ses griffes: le géant Ferragus, d'illustre mémoire, n'était vulnérable qu'au nombril… mais pour moi, pauvre Achille, je ne suis invulnérable ni aux talons ni ailleurs, et nous savons que Tripet, désarçonné par Gymnaste, rendit plus de quatre potées de souppe… et son asme meslée parmy les souppes…190 attisez vos flambeaux, et environnez le taillis pour m'éclairer; mais en avant!… il est temps de se montrer à l'ennemi…
[189] Bottom: avoir du bottom, avoir du toupet.
[190] Rabelais: Gargantua.
Le capitaine piqua des deux, pénétra dans le taillis, et fut glacé d'effroi lorsque, parvenu au centre du fourré, il se vit face à face avec un ours énorme; les prunelles ardentes de l'animal étaient fixées sur le chasseur; son cou tendu, sa gueule béante et le sourd grognement qu'il faisait entendre, semblait lui dire «tu n'iras pas plus loin.» Le pionnier français se crut dévoré et sortit vivement du buisson; son chien, son fidèle compagnon, le sauva encore une fois; il fait retentir l'air de ses aboiements, s'allonge en bondissant autour de son ennemi, se dresse contre lui, l'attaque, l'évite, et suit tous les mouvements de son maître, en le serrant de près, bien résolu de périr avec lui…
—Vous reculez, capitaine!—s'écrièrent tous les pionniers.
—Quel épouvantable arsenal de griffes et de dents!—s'écria le marin;—la panthère est à l'agonie, mais nous avons affaire à un ours gris de la plus belle taille…
—Un ours? bravo!—dit vivement Daniel Boon;—combattre un ours gris est, aux yeux des sauvages, l'acte le plus héroïque qu'il soit donné à l'homme d'accomplir… capitaine Bonvouloir, si vous voulez conquérir l'estime et l'admiration des guerriers de l'expédition, livrez bataille à cet ours; la renommée aux cent bouches publiera ce haut fait dans tout l'ouest; vous aurez même droit à la considération des non-apprivoisés191, et ce n'est pas peu dire…
[191] Tribus hostiles des Prairies.
Après un moment d'hésitation, le capitaine pénétra une seconde fois dans le taillis; il était à cheval, avantage immense pour l'ours; le marin l'aborde; l'ours montre les dents, écume et pousse un cri de rage; le cheval, effrayé, se cabre; l'ours profite de la position, se précipite furieux sur l'animal rétif, et lui ouvre le poitrail de ses griffes; le capitaine Bonvouloir lui porte un coup de tomahawck sur la tête et l'étourdit; l'animal lâche prise un moment, mais pour ressaisir sa proie; le cheval s'écrase sous son cavalier, qui porte un nouveau coup de tomahawck à son terrible adversaire et le terrasse. Les sauvages de l'expédition poussèrent un cri de joie en voyant rouler l'ours aux pieds du capitaine, à qui ils vinrent tous serrer la main…
Etes-vous blessé, capitaine?—demanda Daniel Boon.
—Légèrement, colonel;—répondit le marin—Par Notre-Dame des bons Secours! je me croyais à l'abordage, et jouant de la hache!… j'ai la jambe un peu avariée; mon cheval, comme le coursier du Paladin, n'a plus qu'un défaut… celui d'être mort… cet exploit me coûte cher; mais que dit Whip-Poor-Will à cet ours?—ajouta le marin en regardant le Natchez qui parlait à l'animal, en le frappant sur le museau; celui-ci étendu sur l'herbe, poussait des grognements sourds…
—Les sauvages se croient obligés de faire des excuses aux ours qu'ils terrassent;—répondit le vieux guide,—c'est un hommage qu'ils rendent au courage déployé par cet animal dans les combats: le tribunal de la sainte inquisition ne faisait-il pas aussi des excuses aux juifs qu'elle condamnait à être brûlés?… capitaine, nos amis, les guerriers, attendent, pour enlever l'ours, que vous l'ayez harangué…
—Que lui dire, si ce n'est qu'il sera bientôt dépecé, rôti, et mangé avec force accompagnement de joyeux refrains;… le haranguer? diavolo! ce n'est pas chose facile que d'improviser un stump-speech192; cependant… attendez… je crois me rappeler certaine chanson finnoise… oui… j'y suis, j'y suis;… colonel Boon, veuillez traduire ma harangue à nos amis les guerriers aux jambes nues.—Le capitaine s'approcha de l'ours, mit un genou en terre, prit une des pattes de l'animal et commença ainsi:
[192] Discours en plein air.
«Respectable habitant des forêts, cher animal que j'ai eu la gloire de vaincre, et qui a reçu de si profondes blessures, daigne accorder à nos familles la santé et la prospérité, et quand ton âme viendra errer auprès de nos demeures, daigne exaucer nos vœux. Il faut que j'aille rendre grâces aux dieux qui m'ont accordé une si riche proie. Mais quand le flambeau du monde éclairera le sommet des montagnes; quand, après avoir accompli mon vœu, je retournerai dans ma cabane, que l'allégresse y règne pendant trois nuits entières. Je monterai désormais sur la colline, je rentrerai avec plaisir dans ma maison, et aucun ennemi n'osera m'attaquer. Ce beau jour a commencé dans la joie, c'est dans la joie qu'il doit finir. Je n'oublierai jamais ma jolie chanson de l'ours.»
—Bravo, capitaine, bravo!—s'écria le vieux docteur Hiersac;—voilà une improvisation vraiment pindarique.
—A cheval!… et retournons au campement,—dit Boon.
Les pionniers partirent.
L'ours gris est le seul quadrupède que les sauvages de l'Amérique du Nord, redoutent réellement; il faut être plus que brave, disent-ils, pour oser l'attaquer. Ce terrible animal sert de thème favori aux chasseurs de l'ouest. Si on l'attaque, il livre bataille; souvent même, lorsqu'il est pressé par la faim, c'est lui qui est l'agresseur; blessé, il devient furieux, et poursuit le chasseur; sa vitesse est supérieure à celle de l'homme, bien qu'inférieure à celle du cheval. Il ne se trouve plus guère, maintenant, que dans les régions élevées, dans les âpres retraites des montagnes Rocheuses… Les peuples idolâtres du Nord, les finnois, par exemple, croient que les ours ont une âme immortelle, et leur accordent une vénération particulière; c'est un point essentiel de leur religion de ne pas omettre, à la chasse de cet animal, certaines pratiques superstitieuses. Ils ont des chansons qu'ils ne manquent jamais de chanter après l'avoir tué, et par lesquelles ils croient conjurer sa vengeance… Les Ostiaks regardent le nom de cet animal comme un présage funeste, et évitent de le prononcer… Au Kamchatka, tuer un ours est la marque de la plus grande valeur; les contes, les chansons ne célèbrent que les exploits des tueurs d'ours; le héros qui a terrassé un de ces formidables animaux, en conservé soigneusement la graisse; il en présente avec autant d'économie que d'orgueil, aux amis qu'il reçoit; c'est alors qu'il commence à connaître l'avarice; il voudrait que cette provision, témoignage de sa valeur, pût ne jamais finir… Quand un Ostiak a tué un ours, il ne lui rend guère moins d'honneur qu'à ses dieux, car il craint que l'âme de l'animal ne se venge, un jour, sur la sienne, dans l'autre monde. Il lui demande pardon, dans ses chansons, de lui avoir donné la mort, en suspend la peau à un arbre, et ne passe jamais devant cette dépouille, sans lui rendre hommage… M. Viardot, dans ses spirituels souvenirs nous parle d'une chasse «fort singulière, et où l'on n'a pas à brûler un grain de poudre, car c'est l'ours lui-même qui, par un suicide, se livre au chasseur. Personne n'ignore combien il est friand de miel, et avec quelle adresse il sait dénicher les ruches que les abeilles établissent dans le creux des vieux arbres. Lorsque les paysans (russes) voient une de ces ruches naturelles se former à la racine de quelque grosse branche au sommet du tronc, sûrs que l'ours viendra y fourrer ses griffes et sa langue, ils lui tendent un piége, le plus simple du monde. Au bout d'une corde attachée plus haut que la ruche, et descendant plus bas, pend une grosse pierre, ou une poutre, ou tout autre objet dur et pesant. Quand l'ours, par l'odeur alléché, grimpe au tronc de l'arbre, comme un gamin au mât de cocagne, pour s'emparer du butin des abeilles, il rencontre en chemin cet obstacle. D'un coup de patte il détourne la pierre; mais du bout de sa corde, et cherchant l'équilibre, la pierre retombe sur lui. Il la repousse plus loin, elle tombe plus lourdement. La colère le gagne et s'accroît avec la douleur. Plus il est frappé, plus il s'indigne, et plus il s'indigne plus il est frappé. Enfin, cet étrange combat de la fureur aveugle contre un ennemi inanimé, contre une loi physique, finit d'habitude par un coup si violent sur la tête, que l'ours tombe au bas de l'arbre, tué quelquefois, mais au moins tellement étourdi, que les chasseurs embusqués près de là n'ont plus qu'à lui donner le coup de grâce.»193
[193] M. Louis Viardot; Souvenirs de chasse en Europe.
—Capitaine Bonvouloir,—dit Daniel Boon au marin,—permettez au Natchez de vous passer au cou ce collier fait des griffes de l'ours que vous avez tué; cet exploit, et quelques bouteilles de rhum que je vous conseille d'offrir en cadeau à nos amis, les guerriers, achèveront de vous gagner tous les cœurs.
Le capitaine se hâta d'accomplir cette petite formalité.
—Qu'est-ce cela, colonel?—demanda le marin stupéfait en voyant le Natchez disposer ses appareils aglutinatifs pour opérer un pansement efficace;—Whip-Poor-Will va-t-il verser sur ma plaie, le lait de beurre, ou l'huile du Samaritain?…
—Le Natchez veut panser votre blessure d'après la méthode des sauvages du Mexique,—dit le vieux docteur Hiersac;—ce sont des… fourmis… qu'il tient renfermées dans cette petite boîte. Quand il aura étanché le sang qui coule de la plaie, il en rapprochera les deux lèvres, et les exposera ensuite à la morsure de ces insectes…
—Définitivement les sauvages de l'Ouest sont des empiriques!—s'écria le capitaine;—des fourmis, juste ciel!… quel baume!…
—Lorsque les deux antennes ou tenailles, dont la tête de ces fourmis est garnie, se sont enfoncées de côté et d'autre,—continua le vieux canadien—on sépare, avec les deux ongles, le corselet à l'endroit où il se joint à la partie postérieure du corps; les fourmis, en expirant, enfoncent plus profondément leurs tenailles qui restent ainsi fixées sur l'une et l'autre lèvre de la plaie194.
[194] Voy. Voyage et Aventures au Mexique par M. G. Ferry.
—Aïe! aie! aie!—s'écria le marin, que pansait le jeune sauvage—par là sambleu! Natchez, tu imposes, sans doute, une diète rigoureuse à tes fourmis, pour les rendre inexorables!… Aïe!… holà! holà!…
—Courage, capitaine,—dit le docteur allemand, Wilhem, à son ami;—la rotondité de votre abdomen annonce de grands éléments de vitalité… courage donc; je compte faire mon profit de ce topique, s'il réussit sur vous…
—C'est cela, faciamus experimentum in anima vili,—répliqua le marin.
Le Natchez, après quelques précautions pour prévenir une inflammation, s'enveloppa de sa blanket, et s'étendit sur l'herbe avec le calme et la tranquillité d'un monarque. Longtemps, les pionniers se tinrent éveillés auprès du feu, le fusil sur l'épaule, et prêtant l'oreille au moindre bruit; il n'arriva aucun autre événement, et les probabilités de combat n'existant plus, quelques-uns s'assoupirent.
—Il est inutile de se recoucher,—dit Daniel Boon; le jour va paraître; nous ferons une partie de chasse dans la matinée, si vous vous sentez tous en bonne disposition…
—Nein! nein! (non pas! non pas!)—s'écrièrent à la fois, une douzaine d'Alsaciens, qui avaient expié quelques paroles imprudentes en passant la nuit dans les plus terribles angoisses: Daniel Boon se complut à les effrayer un peu, tant pour les aguerrir, que pour se venger de leurs critiques anticipées.
—Colonel Boon, des officiers expérimentés prétendent qu'un soldat ne resterait pas sous les armes, plus de six heures, sans qu'il en résultât quelque inconvénient pour lui,—dit le capitaine Bonvouloir en baillant;—et il y a vingt-quatre heures que nous sommes sur pieds! la fatigue entre dans les prescriptions de l'hygiène, mais à la condition des intervalles de repos: par la sambleu! je suis moulu! les féroces Pawnies n'ont qu'à paraître, et c'en est fait de nous; je ne suis pas homme à leur tenir tête pendant dix minutes!… peste! quelle nuit!! et c'est ce que vous qualifiez… une vie paisible?… c'est l'existence du neveu de Rameau, qu'on rencontrait habillé de la veille pour le lendemain!…
L'aurore parut enfin, et un glorieux lever du soleil transforma le paysage comme par enchantement. L'Alsacien Obermann perdit connaissance en voyant les traces de la panthère à dix pas de l'arbre au pied duquel il s'était couché; elles étaient larges; la bête sanguinaire avait avancé et reculé plusieurs fois, et sans l'intervention du Natchez Whip-Poor-Will, elle se fût certainement livrée à quelque acte de violence sur la personne de l'honnête enfant de l'Alsace.
On déjeûna; Daniel Boon parcourut les environs, et découvrit la route qu'avait prise la caravane commandée par Aaron Percy. Le vieux chasseur sonna le boute-selle, et les pionniers partirent.