Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon
LA BATAILLE SANS LARMES.
Dans ladicte torture, les pieds nus, oingts de lard de porc, et retenus dans un brâsier, sur un feu ardent, après être resté en silence l'espace de… il commence à dire à haute voix et en vociférant: Aïe! Aïe! Aïe!…
(Pratique de la Sainte Inquisition.)
Je vous le dis, le boyre, le manger, le dormyr n'ont pas tant de saveur pour moi que d'ouïr crier des deux parts: «à eux!» et d'entendre hennir les chevaux démontés, dans la forêt, et d'entendre crier «à l'aide! à l'aide!» et de veoir tomber dans les fossés petits et grands sur l'herbe, et de veoir les morts qui ont des tronçons de lances dans les flancs traversés. Faire provision de casques, d'épées, de chevaux, voilà tout ce que j'aime.
(Poésies des Troubadours.)
Le Natchez Whip-Poor-Will fut découvert dans son embuscade, et fait prisonnier; la joie des Pawnies était au comble; ils préparèrent tout pour le torturer.
Le capitaine Bonvouloir, le docteur Wilhem, et Frémont-Hotspur étaient rentrés au camp: ils eurent avec Daniel Boon une longue conférence. Ils ne devaient avoir aucun doute sur le sort qui les attendait s'ils étaient vaincus; une mort glorieuse était donc préférable aux tourments que les sauvages infligeaient à leurs prisonniers.
—L'arme au pied, et que personne ne bouge!—dit Frémont-Hotspur.
Après avoir donné cet ordre qui fut ponctuellement exécuté, le jeune pionnier rentra dans la tente d'Aaron Percy; miss Julia lisait des prières; sa voix était un peu émue, mais pleine de douceur et de calme…
—Venez, M. Frémont-Hotspur,—dit Percy en apercevant le jeune Américain;—venez, je crains de ne pouvoir mourir en paix, quand le moment sera venu; je ne puis être seul sans que mille images effrayantes se présentent à mon imagination!… Je suis accablé de réflexions involontaires qui m'affligent et m'oppressent; mon cœur palpite comme si c'était pour la dernière fois!… M. Frémont-Hotspur, je n'ai pas longtemps à vivre; nos compagnons ont placé toutes leurs espérances en vous; à votre tour, mettez votre confiance en Dieu, qui nous a protégés jusqu'aujourd'hui, et marchez vers le but.
Aaron fit une pause; son émotion le suffoquait.
—Pourquoi vous abandonner à ces noirs pressentiments, M. Percy?—dit Frémont-Hotspur au vieux pionnier;—l'ennemi nous égale en nombre, il est vrai, mais nous avons, sur lui, l'avantage de la tactique…
—Allez remplir votre devoir, M. Frémont-Hotspur,—dit Percy;—n'oubliez pas qu'il y a ici des créatures qui n'ont d'appui que dans l'existence de leur père; défendez-vous bravement, mais, réfléchissez mûrement avant d'ôter la vie aux sauvages ennemis qui nous attaquent; c'est un don qu'il ne sera jamais en votre pouvoir de leur rendre; j'approuve les mesures prises par vous et le colonel Boon pour la défense du camp: elles sont légitimes et convenables à des chrétiens… Priez pour votre père, Julia,—ajouta le vieillard en affectant de paraître calme; et, tendant la main à Frémont-Hotspur, il lui dit: allez faire votre devoir…
Les cris, les hurlements des sauvages Pawnies, le sifflement des flèches épouvantaient les irrésolus…
—Maison d'Aaron, mets ta confiance dans le Seigneur! il est ton secours et ton bouclier!—s'écria Percy en proie au délire; toi qui es assis au plus haut des Cieux, nous attendons une nouvelle manifestation de ta volonté! Fais ce que ta sagesse, qui ne se trompe jamais, jugera convenable!… Je serai heureux s'il reste encore quelqu'un de ma race pour voir la lumière et la splendeur de Jérusalem!… Qui est celui qui me conduira jusque dans la ville fortifiée; qui est celui qui me conduira jusqu'en Idumée?… car les ennemis ont tendu leur arc avec la dernière aigreur, afin de percer, de leurs flèches, l'innocent dans l'obscurité!… Ils le perceront tout d'un coup, sans qu'il leur reste aucune crainte, s'étant affermis dans l'impie résolution qu'ils ont prise!… Chantez les louanges de Dieu!—ajouta Percy, après un moment de silence;—faites retentir les cantiques de son nom!… Ange du Seigneur, étends sur nous tes ailes protectrices!
Il se fit un long silence dans la tente; les sauvages de la plaine, comptant sur une victoire facile, proclamaient leur joie féroce par des hurlements: mais leurs cris de triomphe cessèrent pour un moment. Il est assez ordinaire à ces peuples de se retirer lorsqu'ils sont satisfaits du résultat d'une première attaque…
—A-t-il plu à la Providence que quelqu'un des nôtres fût frappé?—demanda Aaron Percy qui avait repris ses sens.
—Non,—répondit Frémont-Hotspur;—l'ennemi s'est retiré.
—M. Frémont-Hotspur,—dit Daniel Boon en entrant dans la tente de Percy;—les sauvages ont entraîné une des voitures… c'est la vôtre; nos compagnons préposés à la garde des retranchements n'osèrent violer vos ordres en faisant feu sur les mécréants qui vous ravissaient votre petite fortune…
—Est-ce bien mon waggon?—demanda vivement Frémont-Hotspur.
—Oui, répondit Boon.
—Je rends grâce au ciel que ce malheur soit tombé sur moi plutôt que sur un autre,—dit Frémont-Hotspur;—qu'on lève les tentes, et qu'on mette les chevaux aux voitures. Colonel Boon, remerciez les guerriers sauvages des services importants qu'ils nous ont rendus cette nuit, mais ne leur permettez pas de s'éloigner du camp: j'ai de graves motifs pour que mes ordres ne soient pas violés; vous connaissez la passion de nos auxiliaires pour le scalp; que le Natchez, Whip-Poor-Will, use de toute son influence sur eux pour les contenir.
Frémont-Hotspur ignorait que le Natchez fût captif; Daniel Boon sortit et signifia les ordres du jeune commandant qui furent ponctuellement exécutés.
Des vociférations épouvantables succédèrent à la tranquillité qui avait régné pendant quelques instants dans la vallée; les Pawnies, armés de tisons enflammés, torturaient leur prisonnier. Daniel Boon devina ce qui se passait, mais il comptait beaucoup sur l'héroïsme du Natchez, qui lui avait recommandé de ne lui porter aucun secours; le succès d'un plan concerté en secret, en dépendait. Mais assistons à cette scène digne de la sainte inquisition…
—Ha, ha, Natchez, ta dernière heure est arrivée,—lui dit le chef;—il faut que le soleil brille sur ta honte! Un Pawnie est un renard dans le conseil, et un ours gris dans les combats; mais qu'est-ce qu'un Natchez? une peau rouge, qui va mendier sa venaison; un écureuil qui ne peut rester en place: la vengeance des Natchez dort, et ils attendent les fêtes pour chanter au milieu des Squaws.
—L'âme des Pawnies coule avec leur sang par la piqûre des flèches de Whip-Poor-Will,—répliqua le Natchez;—nous avons eu des chefs plus sages que le castor, et plus rusés que le renard: quand la neige était rougie de leur sang les oiseaux poussaient des cris, les loups hurlaient, et les reptiles rampaient d'un autre côté, car ce sang était bien rouge!…
—Tu mourras Natchez,—s'écria le chef furieux;—c'est la queue du serpent blessé dont il ne faut point manger; c'est aussi des derniers vagabonds de ta tribu qu'il faut se méfier, car vos pères vous ont laissé un grand nombre d'injures à venger…
Whip-Poor-Will semblait défier la colère de ses ennemis. Il entonna son chant de mort. Ces chants ne consistent, en général, que dans le récit de leurs propres prouesses, ou de celles de leurs ancêtres, à la chasse ou à la guerre: mais quand ils marchent au supplice, ce sont des invectives et des insultes adressées à leurs bourreaux…
—Les cœurs des Pawnies n'ont pas de sang!—s'écria le Natchez pendant qu'on le torturait;—Venez!… repaissez-vous de ma chair!!… avec elle vous dévorerez vos aïeux, vos pères, vos frères, vos fils, qui ont servi de nourriture à mon corps!… savourez mon sang!… savourez le bien! c'est celui d'un brave!… Je vais mourir!… je vois les lâches qui vont m'arracher la vie!… lorsqu'on parlera de moi au village des Natchez, les guerriers diront: «Whip-Poor-Will est mort comme un homme, en méprisant la fureur de ses ennemis; aiguisons nos tomahawcks, pour couvrir son corps de chevelures; s'ils ont bu le bouillon de sa chair, nous boirons le leur, et nous donnerons leurs os à nos chiens.» Attache moi fortement, entends-tu, Powhattan? tourmente moi comme je t'aurais tourmenté, et tu verras si je sais mourir; Whip-Poor-Will ne craint pas la mort; ses pères l'attendent dans le pays de chasse.»
La joie des bourreaux était au comble; Whip-Poor-Will opposa une constance invincible à leur rage; les uns s'apprêtaient à lui arracher les dents, les ongles; les autres lui brûlaient toutes les parties du corps avec des tisons ardents. Nous avons dit que dans ces circonstances, il s'établit une lutte presque surnaturelle entre le courage le plus héroïque, et la férocité la plus inouie; la fermeté est égale à l'acharnement: c'est au milieu de ces tourments infernaux que le prisonnier, attaché au poteau, entonne son chant de mort, et excite la colère des ennemis qui le torturent. Un Pawnie tira son couteau et s'avança pour scalper le Natchez, mais celui-ci fit un effort surhumain, rompit ses liens, saisit un canon de fusil qui rougissait au feu, et défia ses ennemis. Effrayés de tant d'audace, les Pawnies n'osèrent aborder un homme à demi-brûlé.
Whip-Poor-Will, après en avoir terrassé plusieurs, se mit à fuir, les ennemis le poursuivirent comme une meute. On entendait leurs cris dans le lointain; à voir tant de flambeaux on eût dit une procession de spectres infernaux: le silence se rétablit peu à peu dans la plaine.
—M. Percy, partons,—dit Frémont-Hotspur d'une voix calme, mais ferme;—nous sommes sauvés!… M. Percy, m'entendez-vous?… partons, vous dis-je!…
—Il divisa la mer, et les fit passer! et il resserra les eaux comme dans un vase!—s'écria Percy de nouveau en proie au délire.—Et l'on verra le froment semé dans la terre sur le haut des montagnes, pousser son fruit qui s'élèvera plus haut que les cèdres du Liban; et la cité sainte produira une multitude de peuples semblables à l'herbe de la terre!…
—M. Percy, m'entendez-vous? C'est moi, Frémont-Hotspur!… Partons, vous dis-je!… songez à votre femme, à vos enfants!…
—Fuyez, M. Frémont-Hotspur, et abandonnez-nous à notre malheureux sort!—dit mistress Percy…
—Moi fuir!—s'écria Frémont-Hotspur avec indignation; non, madame, nous périrons tous, ou vous serez sauvés avec nous!… M. Percy, partons!…
Frémont-Hotspur ne reçut pas de réponse; Daniel Boon entra dans la tente, et aida le jeune pionnier à transporter Aaron Percy dans un des waggons; le plus grand calme régnait toujours dans la vallée. On fit quelques préparatifs pour protéger les femmes et les enfants contre le froid, et après un quart d'heure d'attente dans le plus grand silence, Frémont-Hotspur donna le signal du départ; la caravane se mit en marche en suivant le cours de la rivière, et arriva au gué; ceux des Pawnies préposés à sa garde, avaient déserté leurs postes; on traversa la rivière sans obstacle: c'est dans de tels pas que les surprises les plus sanguinaires ont lieu dans les guerres des Indiens. Après avoir franchi le défilé qui eût offert de grands avantages à des ennemis moins vindicatifs que des sauvages, les pionniers débouchèrent dans la plaine, et pressèrent leur marche; ils avaient triomphé sans verser le sang ennemi, et sans avoir payé le succès de la vie d'un seul de leurs compagnons…, cette victoire était plus en harmonie avec leurs principes… La lune s'abaissait vers l'horizon, mais le jour ne paraissait pas encore; on se hâta de sortir de ces dangereux parages à la faveur de l'obscurité… Les pionniers marchaient dans le plus profond silence; de temps à autre seulement, on entendait les pieds des chevaux qui heurtaient les cailloux… Enfin le soleil se leva radieux, et atteignit la moitié de sa course, avant que les voyageurs fissent halte pour prendre quelques instants de repos… Aaron Percy avait repris ses sens; il distingua Frémont-Hotspur dans le groupe de ceux qui venaient s'informer de son état, et lui tendit la main, mais le jeune Américain pria Daniel Boon de raconter tout ce qui s'était passé. Celui-ci fit approcher le jeune Natchez; son corps était tellement couvert de brûlures, que les pionniers purent à peine le reconnaître; c'était à son dévouement qu'ils devaient leur salut; pour forcer l'ennemi à abandonner le défilé, il s'était laissé prendre, persuadé que tous les guerriers Pawnies s'empresseraient de quitter leurs postes pour venir lui infliger les plus horribles supplices: le stratagème avait complétement réussi: il leur échappa enfin et se mit à fuir dans une direction opposée à celle que devait prendre la caravane; les Pawnies l'y suivirent, et les pionniers purent partir sans crainte. Chacun s'empressa de lui témoigner sa reconnaissance; cependant les dames n'osaient approcher; les scalps sanglants des ennemis, suspendus à la ceinture du jeune sauvage, leur inspiraient une horreur invincible.
Après une courte prière, Frémont-Hotspur donna l'ordre de partir; la caravane se remit en marche, et ne fit halte qu'à une heure avancée de la nuit… Tout-à-coup une lueur aussi brillante que celle du soleil parut à l'horizon…
—La prairie est en feu,—dit Daniel Boon;—les Pawnies ne bougeront pas, bien convaincus que les flammes nous atteindront plus vite qu'ils ne le pourraient eux-mêmes;… mais nous sommes en sûreté… que les dames se rassurent…
Il n'y a point de spectacle plus effrayant que celui de ces vastes incendies qui, dans un court espace de temps, parcourent des plaines de vingt à trente milles de circonférence, et dévorent les roseaux dont elles sont couvertes. Ces conflagrations présentent l'image de la destruction la plus rapide dont on puisse se faire une idée: il n'est personne qui ne soit saisi de terreur à la vue de ce spectacle. Les sauvages incendient quelquefois les prairies pour cacher leurs traces à ceux qui les poursuivent; ils sont alors redoutables, même à leurs amis, car dans leur humeur farouche, ils ne respectent rien. Les conflagrations des prairies accélèrent la végétation en détruisant les tiges desséchées; c'est la nuit qu'elles offrent un spectacle vraiment sublime; vues à la distance de quelques milles, tantôt elles paraissent permanentes, tantôt elles roulent en tourbillons de flammes et de fumée…
Les pionniers se remirent en route, et ne furent plus inquiétés par les sauvages Pawnies. Avant de franchir les plaines arides qui avoisinent les montagnes rocheuses, nous les verrons renouveler leurs provisions; les jeunes gens se promettaient de profiter de la première occasion qui se présenterait pour faire une battue générale, et les guerriers sauvages de l'expédition ne cherchaient qu'à donner des preuves de leur habileté à la chasse.