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Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon

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LE BIVOUAC.

(Ce chapitre est dédié à M. Onile BOURGEAT.)

Cet homme ne parle pas la même langue que toi, et le narrateur qui lui sert d'interprète, est forcé d'altérer le beau abrupte, le ton original, et l'abondance poétique de son texte pour te communiquer ses pensées.

(George Sand.)

Tiens, cyclope, bois ce vin, puisque tu manges de la chair humaine.

Ainsi donc, découvre ta poitrine.

(Marchand de Venise.)
Sur ma tombe, où m'attend l'oubli de tous les maux,
Que l'arbre du désert incline ses rameaux!
Que le plaintif Whip-Poor-Will, la nuit fasse entendre
Le monotone écho de son chant triste et tendre!
Que sur ce tertre nu, sans funéraire croix,
Le chasseur indien se repose parfois,
Et sans respect aucun pour ma cendre, qu'il foule,
Sommeille, insoucieux de l'heure qui s'écoule.
(Les Meschacébéennes, poésies par M. Dominique Rouquette, Américain.)
CHAPITRE VI.

Les pionniers avaient choisi, pour leur campement, un lieu qui, en cas d'attaque, pût offrir quelque avantage pour la défense. La rivière coulait entre deux collines élevées, et présentait successivement toutes les phases capables d'enchanter le voyageur: doux murmure des eaux, surface unie comme le cristal, courant intercepté par le rétrécissement subit des rochers, sourd mugissement des chutes et des cascades, rien, en un mot, de plus varié que son cours, que ses rives ombragées d'arbres de toute espèce.

La nuit approche; les collines, teintes des couleurs pourprées du soir, se confondent à l'horizon, et se perdent dans un lointain obscur; les rochers, couverts d'une mousse grisâtre, ressemblent à des créneaux éclairés par le reflet de la lune. Les pionniers préparaient leur souper; les feux, déjà allumés, éclairaient les bois, et jetaient une lueur rougeâtre sur un groupe de sauvages immobiles comme des statues: c'était un tableau digne du plus grand peintre. Assis avec eux près du feu, les Européens écoutaient leurs histoires; il y a un certain charme à connaître la manière de penser et de sentir d'un peuple, dont les habitudes diffèrent tant des nôtres. L'air attentif des guerriers, qui semblaient dévorer les paroles du conteur, la vivacité, les gesticulations de celui-ci, et, pour nos voyageurs, l'idée qu'ils avaient devant les yeux les héros de ces aventures, toutes ces circonstances concouraient puissamment à augmenter l'effet des récits: beaucoup de citadins échangeraient alors, volontiers, les connaissances qui font leur orgueil, pour les membres endurcis du Backwoodsman, ou pour la sagacité du sauvage; rien, en effet, ne présente un contraste plus frappant que l'Indien étonné que nous voyons quelquefois dans nos villes, entouré de mille objets nouveaux pour lui, et le même homme au milieu des bois, où ses facultés naturelles suffisent à toutes les situations qui peuvent s'offrir. Les pionniers admiraient les attitudes aisées et gracieuses, les manières simples et engageantes de ces enfants des forêts, et ils s'étonnaient qu'ils pussent être cruels…

Le souper auquel nous convions nos lecteurs, n'est qu'un à tous les jours, comme dirait le bon Montaigne; l'hygiène proscrit les mets somptueux, et pour nous disculper entièrement, nous invoquerons l'autorité du général Washington; il avoue lui-même que la vie des camps est, et doit être parcimonieuse. On nous saura peut-être gré d'insérer ici la lettre qu'il écrivit au docteur Cochrane, chirurgien en chef de l'armée, pour l'inviter à dîner avec lui, au quartier-général. Elle donne une idée de sa manière de vivre, et témoigne qu'il pouvait se montrer enjoué, même lorsqu'il était accablé des soucis publics:

«Cher Docteur,

«J'ai invité madame Cochrane et madame Livingston à dîner, demain, avec moi; mais ne suis-je pas, en honneur, obligé de leur dire quelle chère je leur ferai faire?… Comme je n'aime pas tromper, lors même qu'il ne s'agit que de l'imagination, je vais m'acquitter de ce devoir. Il est inutile d'affirmer, d'abord, que ma table est assez grande pour recevoir ces dames; elles en ont eu, hier, la preuve oculaire.

«Depuis notre arrivée dans ce premier séjour102 nous avons eu un jambon, quelquefois une épaule de porc salé, pour garnir le haut de la table; un morceau de bœuf rôti orne l'autre extrémité, et un plat de fèves ou de légumes, presque imperceptible, décore le centre. Quand le cuisinier se met en tête de briller (et je présume que cela aura lieu demain), nous avons, en outre, deux pâtés de tranche de bœuf, ou des plats de crabes; on en met un de chaque côté du plat du milieu, on partage l'espace, et on réduit ainsi à six pieds la distance d'un plat à un autre, qui, sans cela, se trouverait de près de douze pieds. Le cuisinier a eu, dernièrement, la sagacité surprenante de découvrir qu'avec des pommes on peut faire des gâteaux! il s'agit de savoir si, grâce à l'ardeur de ses efforts, nous n'obtiendrons pas un gâteau de pommes, au lieu d'avoir deux pâtés de bœuf… Si ces dames peuvent se contenter d'un semblable festin et se soumettre à y prendre part sur des assiettes qui étaient jadis de fer-blanc, mais qui sont maintenant de fer (transformation qu'elles n'ont pas subie pour avoir été trop frottées) je serai heureux de les voir103.

Et je suis, cher docteur, tout à vous,
Washington

[102] A West-Point.

[103] Voy. Washington's Writings.

Au nombre des pionniers européens, on remarquait un Irlandais nommé Patrick; ce pauvre paria de l'Angleterre, depuis qu'il respirait l'air libre de l'Amérique, marchait d'enchantement en enchantement; ce n'était plus le même homme; son air lugubre et mélancolique avait fait place à la sérénité et à la joie. Depuis longtemps, les pauvres d'Europe abandonnent leurs chétives cabanes, asile de l'extrême misère, où l'homme et l'animal, devenus compagnons, s'échauffent l'un l'autre dans les rigueurs de l'hiver, et passent ensemble de tristes jours; ils viennent chercher, en Amérique, la liberté et la vie. Indignés de l'effet que produit, dans leur patrie, la disproportion des richesses et les droits de primogéniture, ces malheureux se réfugient dans nos villes et dans nos campagnes; ils tombent au milieu d'une société où l'égalité est consacrée par la nature même des choses; où chaque homme est sollicité à l'indépendance par tout ce qui l'environne, surtout par la facilité de subvenir à ses besoins; où les titres de l'orgueil et du hasard sont foulés aux pieds; là, ils adoptent par nécessité, par habitude, par goût, les principes et les mœurs d'un pays où ils viennent vivre et mourir.

—Puisse l'Être suprême, le protecteur des bonnes gens, le père des cultivateurs, le dispensateur des rosées et des moissons, vous accorder de longues années de prospérité, pour le bien que vous m'avez fait en m'accueillant,—dit l'Irlandais aux pionniers américains.—Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la viande et des pommes de terre au moins… trois fois la semaine.

—Oui, M. Patrick, oui,—répondit le vieux guide,—vous mangerez de la venaison et des pommes de terre… tous les jourstous les jours

Le camp présentait une véritable scène de braconniers à la Robin-Hood; plusieurs pièces de venaison étaient suspendues au-dessus des tisons. Le capitaine Bonvouloir était l'amphytrion du souper; il avait tué un daim pour la première fois de sa vie, et les morceaux de l'animal qu'il avait si adroitement abattu, rôtissaient devant chaque foyer. Le brave pionnier ne se sentait pas de joie, et ne tarissait point sur son adresse à saisir le daim par la ramure. Quand il vit que Daniel Boon et le Natchez avaient tant de plaisir à leur faire fête, il voulut les aider dans leurs fonctions culinaires: la venaison104 avait si bonne mine!… elle exhalait un fumet si appétissant!…

[104] Venaison: chair de bêtes fauves.

—Est-il beau, ce daim, est-il beau!—s'écria le capitaine Bonvouloir avec enthousiasme.—colonel Boon, avez-vous remarqué comment je m'y suis pris pour introduire le mokôman105 entre la première et la deuxième côte?… Robin-Hood m'eût envié ce coup!… J'ai choisi le plus gras du troupeau… vrai daim de sacrifice!… Docteur Wilhem, et vous, Messieurs, admirez donc; ah! quel fumet!… je n'en ai jamais respiré de pareil, pas même celui de la truffe!

[105] Mokôman, couteau de chasse.

—Vous exagérez, assurément,—observa Daniel Boon.

—C'est vrai, le capitaine Bonvouloir exagère un peu.—dit le docteur Wilhem; et le jeune allemand ajouta avec enthousiasme—la truffe… la calomnier est un crime de… lèse-cuisine

—Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la viande et des pommes de terre au moins… trois fois… la semaine?—demanda l'Irlandais Patrick…

—Oui, M. Patrick, vous mangerez des pommes de terre et de la venaison… tous les jourstous les jours—répondit le vieux guide, le plus patient des hommes…

—Capitaine Bonvouloir, il est vrai que vous avez adroitement abattu ce daim,—dit le vieux docteur canadien Hiersac, à votre place j'aurais pris la fuite, lorsque l'animal se mit en devoir de se défendre: Les prêtres d'Hercule, sur le mont Sambulos, avaient meilleur marché de leur gibier. La tradition nous dit, qu'à des époques fixes, le Dieu leur apparaissait en songe et leur ordonnait de tenir, près du temple, des chevaux équipés pour la chasse: ut templum juxta equos venatii adornatos sistant. Ces chevaux, dès qu'on les avait chargés de carquois remplis de flèches, se dispersaient dans les bois… A l'approche de la nuit, ils revenaient hors d'haleine, et les carquois vides. Le Dieu, dans une seconde apparition, faisait connaître la route qu'il avait suivie à travers les forêts, et l'on retrouvait, sur ses indications, les bêtes fauves étendues çà et là106.

[106] Tacite. Annales.

Nous l'avouerons en chasseur de bonne foi; la venaison eût agréablement chatouillé le palais du plus fin gourmet… Nous sommes même persuadé que la grasse et folle cuisinière de Sterne eût abandonné sa poissonnière pour assister Daniel Boon dans ses fonctions; le vieux guide se piquait d'habileté, et faisait de son mieux pour donner aux pionniers un spécimen de son savoir-faire.

—Whip-Poor-Will—dit le capitaine Bonvouloir au jeune sauvage Natchez,—ouvre la cambuse, saisis la moque, efface le pouce107 et verse-nous le délicieux shominabo108. Docteur Wilhem, goûtez cette venaison, je vous prie; délicieux, délicieux, n'est-ce pas?

[107] Saisir la moque. La moque est une mesure d'étain qui renferme la ration de sept hommes. Le local où se fait la distribution étant peu éclairé, le cambusier (distributeur) manque rarement d'y introduire le pouce tout entier, ce qui diminue d'autant le liquide.

(M. Paccini; de la Marine.)

[108] Shominabo, boisson indienne.

Exquisite109! comme disent les Américains.

[109] Exquisite; excellent.

(N. de l'Aut.)

—Je m'en doutais,—continua l'heureux gastronome—je m'en doutais. Messieurs, approchez: «sers-toi, demande ce que tu aimes, et regarde-toi comme chez toi.» C'est une maxime des Quakers que tout voyageur doit connaître…

Les chasseurs firent cercle autour de la venaison.

—Parole d'honneur, colonel Boon, vous êtes un bon vivant; s'écria le capitaine Bonvouloir, en s'adressant au vieux guide;—oui, vous êtes un bon et joyeux compagnon; chose rare chez un octogénaire… Autrefois, les vieillards se rassemblaient dans un festin et terminaient,… paisiblement… leurs jours avec de la ciguë et du pavot… Une loi obligeait même les habitants de l'île de Céos à s'empoisonner lorsqu'ils avaient atteint l'âge de soixante ans. Mais laissons là l'antiquité: «les anciens sont les anciens, comme dit une héroïne de comédie110, et nous sommes les gens de maintenant.» Messieurs, encore une fois, pas de cérémonies. Dans le palais d'Odin, c'était à table qu'on recevait le prix de sa valeur dans les combats…

[110] Angélique à Thomas Diafoirus, dans le Malade imaginaire.

(N. de l'Aut.)

Le capitaine Bonvouloir prit place auprès de Daniel Boon, et se mit en devoir de faire honneur au repas.

—Pardonnez-moi, capitaine,—dit le vieux guide avec le plus grand sang-froid,—mais c'est la coutume ici…

—Que le chasseur… heureux… se serve le premier, n'est-ce pas? c'est tout simple… pour lui faire honneur… Messieurs, hâtons-nous… si nous allions mourir avant d'avoir entamé cette venaison!… cela s'est vu!… Docteur Wilhem, quelle partie de ce gigot peut vous être agréable? well done (bien cuit) ou à l'anglaise?

—Pardonnez-moi, capitaine Bonvouloir, vous ne m'avez pas compris;—observa froidement; Boon,—cette venaison est à la vérité, très appétissante, et je croirais difficilement qu'il y eût, à la ville, des mets qui pussent lui être comparés; mais c'est la coutume chez nous, sauvages des forêts, que le chasseur… heureux… ne mange jamais de son premier gibier… ainsi, permettez-nous de procéder sans vous…

Ces paroles furent comme un coup de foudre pour le gastronome de la Gironde; qu'on se figure Son Excellence Sancho Pança, gouverneur de l'île de Barataria, interrompu dans son repas par le docteur Pedro-Recio de Aguerró de Tirteafuero, lorsque celui-ci touche les plats de sa baguette magique et prononce le terrible absit (qu'on enlève ce plat); le digne écuyer de l'illustre hidalgo, sa fourchette en main, ressemble à Neptune armé de son trident; furibond, il se jette en arrière, et le visage enflammé111 il jure par l'âme de son père (car il en avait un) et par le soleil, qu'il chassera le docteur Pedro-Recio de mal-Aguerro-de-Tirteafuero, à coups de triques112.

[111] Todo encendido en colera.

[112] Garrotazos, coups de bâton.

(Voy. le Don Quichotte, 2e partie chap. XLVII.)
(N. de l'Aut.)

—Qu'entends-je, juste ciel!…—s'écria le marin.—Comment! moi, Achille Bonvouloir, ex-capitaine de corvette et soldat de Waterloo, je ne mangerai pas d'un daim que j'ai si adroitement abattu!… avouez, Colonel, que je lui ai supérieurement introduit le couteau entre la première et la deuxième côte; mais c'est, sans doute, une plaisanterie; pas si vite donc, Messieurs; les morceaux disparaissent comme l'éclair!… Des marins assis devant le gamelot y plongent la fourchette avec régularité…

L'air vif et piquant, l'exercice du cheval sont d'excellents stimulants, et c'est tout au plus si Trimalcion eût été en meilleures dispositions pour faire honneur à la cuisine de Daniel Boon, que ne l'étaient nos pionniers, lorsque l'agréable invitation vint frapper leurs oreilles…

—C'est encore la coutume chez nous,—continua Boon,—que le chasseur… heureux… raconte ses exploits pendant qu'on mange le produit de sa chasse; il doit dire comment il s'est rendu maître de son gibier; le devoir de ceux qu'il… traite… est de louer sa dextérité et surtout de vanter le goût délicieux de la bête qu'il a tuée; de ce jour date la gloire du novice… jour de triomphe pour lui, car il est proclamé brave et habile chasseur…

—Fort bien, Colonel, fort bien,—répliqua le Capitaine;—mais le rôle du renard au repas de la cigogne est un supplice pour un homme de bon appétit: se coucher avec un souper de chiourme113 sur l'estomac!… Sandis!114 pas si vite donc, Messieurs,—ajouta le marin en s'adressant aux pionniers…

[113] Chiourmes, rameurs des galères; de deux jours l'un (de peur de les alourdir) on leur donnait une soupe de trois onces de fèves bouillies. Lorsque la nage durait longtemps, pour prévenir la défaillance, on leur mettait dans la bouche un morceau de pain trempé dans du vin.

(Voy. M. Paccini; de la Marine.)

[114] Nous serons très sobres de Sandis et de Cadédis, dont les spirituels habitants de la Gironde sont si prodigues.

(N. de l'Aut.)

Sehr gut, sehr gut, capetan Bonvouloir, (très bien, très bien), dit un Allemand qui fonctionnait admirablement, et qui crut devoir adresser un compliment au marin sur sa dextérité à la chasse.—Sie haben ihn nicht gefehlt; sie haben ihn mause todt zu boden gestreckt. (Vous ne l'avez pas manqué; vous l'avez étendu raide mort).

—Votre serviteur, Herr Obermann, votre serviteur,—répliqua le marin;—mais n'anticipez pas trop sur le filet; peste, quel appétit! vous vous servez de votre fourchette avec une dextérité égale à celle de la Goule des Mille et une Nuits. Et vous, Herr Friedrich, si vous êtes aussi intrépide devant l'ennemi que devant un quartier de chevreuil, je vous prédis un brillant avenir… Et tu seras Marcellus! n'oubliez pas que la mastication rapide est contraire aux préceptes de l'hygiène: toute nourriture prise en excès, ou trop avidement avalée115 se digère difficilement… je vous menace donc de la goutte… de la catalepsie… de l'hydrophobie…—Les pionniers ne perdaient pas un coup de dent, et redoublaient d'activité.—Après le souper, je propose une attaque contre les féroces sauvages de ces forêts, ajouta le marin, dans le but d'éliminer quelques consommateurs; effectivement, plusieurs Allemands se levèrent vivement, en s'écriant: Nein! nein! (non pas! non pas!)

[115] Avide hausta (Pline).

—Capitaine Bonvouloir,—dit le docteur Wilhem à son ami,—il faut prendre votre parti en sage, et vous conformer aux usages établis… céans

—Tout beau, tout beau, docteur Wilhem,—dit Daniel Boon au jeune Allemand.—J'oubliais que vous aviez manqué le daim; vous devez partager la peine du capitaine Bonvouloir…

—Moi aussi!—s'écria le Docteur,—le capitaine est puni pour avoir atteint l'animal, et moi pour l'avoir manqué?… mais c'est le jugement de Fagotin!…

—Messieurs, résignez-vous,—dit Daniel Boon avec calme,—c'est le plus sage… Ce serait, peut-être, provoquer des scènes de sang et d'horreur, que de vous obstiner à vouloir souper; nos amis, les sauvages de l'expédition, sont superstitieux; ils s'en fâcheraient… et qui sait… peut-être y aurait-il des chevelures enlevées

Der teufel!—s'écria un Alsacien,—Der teufel!

—Quoi!… les choses en viendraient là,—demanda vivement le marin,—les guerriers sont donc bien susceptibles?…

—Certes…

—Colonel Boon, nous nous résignons,—dit le Capitaine,—mais avouez qu'il faut avoir… de grandes vertus… pour renoncer à de tels morceaux… Enfin, si cet… holocauste… est indispensable… pour le maintien de la bonne harmonie, je fais le sacrifice… sans murmurer

—Oui, résignez-vous,—ajouta le biblique Irlandais Patrick tout en mangeant;—«et quand vous jeûnerez, dit saint Mathieu, ne prenez point un air triste comme font les hypocrites; car ils se rendent tout défaits de visage, afin qu'il paraisse aux hommes qu'ils jeûnent.» Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la venaison et des pommes de terre au moins… trois fois… la semaine?…

—Oui, M. Patrick, oui, vous mangerez de la venaison et des pommes de terre… tous les jourstous les jours

Un second quartier de chevreuil, bien gras, enfilé sur deux broches de bois, fut planté d'un air de triomphe au milieu du cercle par le Natchez, Whip-Poor-Will; Daniel Boon dérogea à la coutume, et y convia le capitaine Bonvouloir, dont le visage s'épanouit à la vue de ce nouveau et glorieux specimen des talents culinaires du Backwoodsman; pour comble de luxe, un guerrier sauvage surprit agréablement les pionniers en leur présentant une gamelle remplie d'un miel délicieux.

La forêt retentissait de cris joyeux, d'exclamations, et d'éclats de rire.

Cette réunion d'hommes blancs et d'hommes sauvages, assis en cercle au milieu de leurs chevaux, et vus à la lueur des différents feux qui éclairaient les bois, rappelait cette bizarre transformation dont parle Anaxilas: il dit que si, pendant un festin, on faisait brûler une certaine liqueur (qu'il nomme) dans les lampes, tous les convives paraissaient affublés de têtes de chevaux… Les guerriers indiens de l'expédition burent du café pour la première fois; cet excitant ne tarda pas à produire son effet; ils oublièrent leur réserve habituelle, et se montrèrent joyeux compagnons. «Le café est une eau délicieuse» disaient-ils. Ces peuples connaissent cependant des plantes dont l'infusion produit des effets analogues à ceux du café, de l'opium ou du moukomore, espèce de champignon dont les habitants du Kamchatka font une liqueur excitante; prise modérément, elle rend plus gai; mais une dose excessive cause l'ivresse la plus furieuse; on n'a d'abord que des idées agréables et riantes; bientôt les plus sombres visions leur succèdent; d'horribles fantômes se peignent à l'esprit égaré: on danse, on rit, on pleure; on est transporté de fureur; on est saisi d'effroi, on ne médite que meurtres et massacres: souvent le malheureux, en proie aux convulsions, veut attenter à sa propre existence: on peut à peine le retenir… Les habitants des bords du fleuve Araxus (Volga) avaient également découvert un arbre dont ils faisaient brûler les fruits; ils s'assemblaient ensuite près du feu, et en aspiraient la vapeur par le nez. Cette odeur les enivrait comme le vin enivrait les Grecs… Ils se levaient, enfin, et se mettaient à danser en vociférant.

—Colonel Boon,—observa le capitaine Bonvouloir,—un Ancien116 a dit, avec raison, je crois, qu'on offrait des sacrifices à Jupiter pour obtenir la santé, et que l'on y mangeait au point de la perdre… Ce souper, tout à fait homérique nous prouve que vous nous recevez comme d'anciens amis.

[116] Diogène, Laërce.

—Je vous remercie de votre indulgence,—dit Daniel Boon;—les guerriers sauvages ne connaissent point les cérémonies et l'usage des compliments; rien de tout cela ne prouve la bonté du cœur; ils prennent leurs amis par la main, et les traitent comme leurs plus proches parents… Mais je doute que notre réception, quelque cordiale qu'elle soit, vous fasse oublier les agréments que les étrangers doivent trouver dans la compagnie de nos belles américaines…

—Les femmes de l'Amérique sont ravissantes, dit le marin,—et l'on pourrait leur appliquer ce qu'un Apôtre disait jadis de certaines personnes dont il recommandait l'exemple: «Leur conversation est mêlée de timidité; leurs ornements ne consistent ni dans les tresses de leurs cheveux, ni dans l'or et les pierreries, mais dans la simplicité du cœur, c'est là qu'on reconnaît cet esprit doux et tranquille qui est d'un si grand prix à la vue de Dieu…» Le saint homme avait raison; un esprit doux et tranquille est également d'un grand prix aux yeux des hommes, et quand je vois une jeune personne, jolie, mais revêche, et médisante, je pense à cette belle femme de la légende, qui avait toutes les perfections, mais, la nuit, allait se repaître de cadavres dans les cimetières… Messieurs, l'auteur de Corinne dit que le voyager est un des plus tristes plaisirs de la vie; «Car lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville étrangère, c'est que vous commencez à vous y faire une patrie…» C'est la vérité; je n'oublierai jamais le bon accueil qui me fut fait dans les différents États de l'Union, par les personnes que j'ai eu le bonheur d'y connaître… Nulle part je n'ai rencontré tant de fraternité; c'est sans doute à ces mœurs tranquilles et sages, à ce calme des passions, que vos familles doivent le bonheur dont elles jouissent depuis plusieurs générations. Mais les gentlemen de l'Amérique n'atteindront jamais le degré de raffinement des habitants du Kamtchatka, en fait de galanterie et de prévenances; j'y fus reçu et traité en prince; je dois vous dire qu'au Kamtchatka, il est d'usage d'inviter à un repas, celui dont on veut se faire un ami. Au jour indiqué, on chauffe la hutte, et l'hôtesse prépare autant de nourriture que si elle devait traiter dix personnes… L'hôte et le convive quittent leurs habits; le premier ferme la porte de la cabane et apporte l'auge de cérémonie, remplie de tous les mets préparés par sa femme. Lui-même ne mange qu'avec distraction, car il est sans cesse occupé à enfoncer des poignées de chair et de graisse dans la bouche de son futur ami, et à jeter de l'eau sur des cailloux rougis au feu; cette eau se convertit en vapeur et répand dans la hutte une chaleur, insupportable. C'est un combat de gloire entre les deux hommes; l'un s'obstinant à endurer la chaleur, et à ne pas refuser de manger; l'autre lui portant, jusque dans le gosier, de nouveaux morceaux et augmentant toujours la vapeur étouffante. Mais la partie n'est pas égale; il est permis à l'hôte de sortir et de respirer, tandis que le convive n'obtient cette insigne faveur qu'après s'être déclaré vaincu. Ne pouvant plus y tenir, il demande grâce, convient galamment qu'on ne peut mieux régaler son monde, et qu'il n'a jamais eu si chaud de sa vie. Mais il n'en est pas encore quitte; il faut qu'il achète la liberté de respirer, et qu'il reconnaisse la politesse qu'on vient de lui faire… par un présent au choix de son hôte… Alors, celui-ci réunit quelques voisins, et tous dansent ensemble devant l'étranger. La danse est le complément obligé de tout honneur chez les peuples sauvages. Les femmes exécutent des pas de deux; elles étendent une natte sur l'herbe, s'y agenouillent l'une devant l'autre, et chantent d'une voix basse; elles commencent d'abord par de faibles mouvements des épaules et des mains; la voix s'élève peu à peu, les mouvements s'accélèrent, les danseuses se lèvent, augmentent graduellement la rapidité de leurs pas, et continuent ainsi jusqu'à ce que les forces leur manquent. Mais je vis mieux que cela chez les Hottentots… Platon loue l'antiquité de n'avoir établi que deux danses: la pacifique et la pirrhique117; en eût-il excepté la washna? nous ne le pensons pas… Les femmes qui exécutent cette danse doivent faire des lamentations et couper des concombres, de manière que ces deux opérations aillent toujours simultanément. Lorsque les danseuses se lamentent sut un ton bas et monotone, elles coupent lentement, et à mesure que leur douleur s'exprime d'une manière plus véhémente, elles coupent plus vite, et quand la coryphée (qui est ordinairement une femme très grasse) fait entendre ses gémissements sur le diapason le plus élevé, les couteaux glissent, et les concombres disparaissent avec la rapidité de l'éclair… Chez ces mêmes Hottentots, un jeune homme ne jouit d'aucune considération s'il n'a fait preuve de virilité… en battant sa mère!… Oh mœurs! Messieurs, je jouis de la confiance illimitée des sauvages de l'Amérique: pourquoi cela?… c'est parce que nous autres Français, nous sommes expansifs; nous sommes ce peuple dont parle Jérémie: «peuple qui aime à remuer les pieds, et ne demeure point en repos;»118 oui, nous sommes cette nation «vive, enjouée, quelquefois imprudente, qui fait sérieusement les choses frivoles, et gaîment les choses sérieuses119,» et l'on nous dit descendus de Pluton, du plus inexorable des dieux!…120 Qu'importe! qu'on nous laisse comme nous sommes: le capitaine Cook, était humain, aussi trouva-t-il de la bienveillance, même chez les anthropophages; mais le cruel Pizarre n'y rencontra que des hommes féroces comme lui. Oui, les sauvages de l'Amérique sont pour moi… en déshabillé… terme qu'il faut prendre au pied de la lettre… Ce sont de bonnes gens, après tout; peu importe qu'ils se lavent, comme les Orientaux, en commençant… par les coudes… ils entendent bien la plaisanterie… (il faut avoir diablement d'esprit pour être sauvage!) Ces malheureux font tout ce qu'ils peuvent pour m'être agréables… je ne leur cherche donc point de défauts, et puisqu'à la faveur de mon harnais, je trouve à souhait un pays admirable, je suis bien déterminé à faire servir les moindres incidents aux plaisirs de la gaîté; oui, l'ouest de l'Amérique est un pays de bons vivants et de joyeux noëls; aussi je mets de côté mes petites répugnances, et je fais potage avec eux… en famille… Les Chefs ou Sagamores, comme vous les appelez, sont les plus sociables des hommes qui fument et prennent leurs repas en croisant les jambes; les pauvres diables se contentent de peu, et ne pressurent pas leurs sujets… modération rare chez les Souverains!… En Europe, je pensais souvent, bien souvent, à ce joli mot du grand Henri à de braves campagnards qui venaient lui offrir une petite dotation… pour son fils, le Dauphin de France: «Non, non, mes enfants, leur dit-il, c'est beaucoup trop pour de la bouillie.» D'autres sauvages, les Africains, par exemple, sont plus ombrageux; ils donnent carte blanche à leur roi…, mais seulement après qu'il s'est fait amputer le bras gauche… en témoignage de son dévoûment au peuple…; avertissement salutaire donné au bras droit!… C'est l'équivalent du boulet du citoyen Marat… Ces peuples ont de singulières coutumes: les ministres du Prince assistent au conseil, en se tenant… dans de grandes cruches d'eau fraîche… Les sujets se croiraient déshonorés s'ils ne partageaient le sort de leur maître: le roi est-il borgne, boiteux ou mutilé? ils se privent du membre correspondant. Sous le rapport de la religion, leur extravagance est la même: les uns adorent le serpent, les autres le coq; ceux-ci un animal féroce, ceux-là un fleuve ou une cascade… Le soleil, la lune, les astres, les pierres, ont leurs partisans…; quelques-uns adorent indifféremment leur roi… ou un lézard121. Je dois vous dire, pour terminer, que personne ne voit manger le roi, en Afrique; il est même défendu, sous peine de mort, de le regarder lorsqu'il boit. Un officier donne le signal avec deux baguettes de fer, et tous les assistants sont obligés de se prosterner. L'échanson qui présente la coupe, doit avoir le dos tourné vers lui, et le servir dans cette posture. On prétend que cet usage est institué pour mettre la vie du Prince à couvert de toutes sortes de charmes et de sortiléges… Un jeune enfant, qu'un de ces despotes aimait beaucoup, et qui s'était endormi près de lui, eut le malheur de s'éveiller au bruit des deux baguettes, et de lever les yeux sur la coupe au moment où le roi la touchait de ses lèvres. Le grand-prêtre s'en aperçut et fit immédiatement tuer l'enfant: il jeta ensuite quelques gouttes de son sang sur les habits du roi, pour expier le crime et prévenir de redoutables conséquences…

[117] Platon. Des lois.

[118] Bible. Jérémie, chap. XIV.

[119] Montesquieu. Esprit des Lois.

[120] Une tradition des Druides.

[121] Voyez l'intéressant ouvrage de Douville.

Les pionniers poussèrent un cri d'indignation…

Enfin, la dernière poincte des morceaux fut baffrée, comme dit Rabelais, au milieu des récits d'exploits personnels, et au dire de plusieurs, si la fortune n'avait pas été inconstante, maints beaux et bons daims, cerfs et daims bons et beaux, leur eussent servi de trophée… Ce ne fut que quand la vanité fut bien satisfaite, et la faim à peu près apaisée, que les chasseurs discutèrent les événements de la journée avec le calme et la modération en harmonie avec leurs manières habituelles, et qui eussent fait honneur à de plus doctes assemblées… Quiconque pouvait raconter une histoire intéressante, était sûr d'être écouté… Daniel Boon, malgré son grand âge, était rempli d'enjouement.

Les pionniers s'étendirent sur leurs peaux d'ours, et écoutèrent les aventures des guerriers sauvages; il faut désespérer, lecteur, de conserver la moindre partie de l'intérêt qu'ils donnèrent à leurs récits, car c'est dans un désert, au milieu des prairies de l'Amérique, qu'il faut les entendre. Un chasseur raconta qu'un jour, étant à la chasse, il vit un daim blanc sortir d'un ravin; au moment de l'ajuster il en aperçut sept autres, tous aussi blancs que la neige; il leur envoya plusieurs balles, mais inutilement; désespérant de son adresse, il rentra au village; un vieux sauvage le consola, et lui dit que ces daims blancs étaient enchantés, et ne pouvaient être atteints que par des balles d'un métal particulier; il promit de lui en foudre, mais il ne voulut pas qu'il fût présent à l'opération.

Un autre orateur se leva et dit: Nouvellement revenu de Hoppajewos (pays des songes), je vais raconter comment les choses s'y passent, et ce que j'y ai vu. Si on me dit «tu rêves comme font les malades ou les buveurs d'eau de feu» je répondrai «vas-y voir…» Il n'y a, dans le pays des songes, ni jour ni nuit; le soleil ne se lève ni ne se couche; il n'y fait ni chaud ni froid on n'y connaît ni le printemps ni l'hiver… on n'y a jamais vu ni arc ni flèche, ni tomahawck. La faim dévorante, et la soif ardente y vinrent, dit-on, dans les temps anciens, mais les sachems (chefs) les précipitèrent dans le fond de la rivière, où elles sont encore aujourd'hui. Ah le bon pays!… a-t-on envie de fumer? partout on trouve l'opwâgun (la pipe); il n'y a qu'à la porter à la bouche… Veut-on se reposer au pied d'un arbre? on n'a qu'à étendre le bras, on est sûr de rencontrer la main de l'amitié… La terre étant toujours verte et les arbres en feuilles, on n'a besoin ni de peaux d'ours, ni de wigwhams. Quelqu'un veut-il voyager? le courant des rivières le porte où il veut aller, sans le secours des pagayes… Ah le bon pays!… Veux-tu manger? dit le cerf à ceux qui ont faim; prends seulement mon épaule droite, et laisse-moi aller dans les bois de Nenner-Wind, elle y repoussera bientôt, et l'année prochaine, je reviendrai t'offrir la gauche; mais prends garde de trop détruire, parce qu'à la fin tu n'aurais plus rien…—Tiens, dit le castor, coupe ma belle queue, je puis m'en passer jusqu'à ce qu'elle repousse, puisque je viens de finir mon habitation. Ah le bon pays!… on n'y fait que boire, manger, fumer et dormir.»

Un troisième orateur, un vieux guerrier aveugle, se leva et adressa aux pionniers un discours qui leur fut traduit par Daniel Boon.

—«Amis du Point du jour122, vous n'avez donc ni wigwham, ni feu, ni peaux d'ours? Restez avec nous, nous vous donnerons de la venaison et de la terre. Amis, on vous a dit bien des mensonges à notre égard; avec ce grain de wampum123, nous vous nettoyons les oreilles pour qu'elles puissent mieux entendre ce qui est vrai, et rejeter au loin ce qui ne l'est pas; nous purifions vos cœurs avec la fumée de cet opwâgun. Amis du Point du jour, encore quelques lunes, et nos tribus auront passé comme un songe… En effet, qu'est-ce que la durée d'un guerrier, d'une famille, d'une nation, comparée à celle de ce fleuve rapide, qui coule éternellement sans jamais tarir?… Cette déplorable catastrophe n'est pas la seule source des regrets qui ont inondé mon cœur d'amertume… Après les jours funestes, le soleil, comme pour dissiper l'effroi des hommes et les consoler, reparaît aussi brillant que la veille; mais le soleil des enfants de ma jeunesse, qui se coucha longtemps avant l'heure de la nature, ne reparaîtra jamais!… jamais les yeux de ma vie ne les reverront!… leur mère, Agonéthya, brisée sous le poids de la douleur, comme les glaces de l'hiver sous les pieds du voyageur, me quitta aussi pour les suivre! Au lieu de six chasseurs intrépides, mon écorce124 n'abrita plus, mon feu n'éclaira plus que la solitude d'un homme accablé de ses pertes! Je l'abandonnai, ce feu, ainsi que la chasse et la pêche, et je vécus de larmes et de regrets; comme les oiseaux nocturnes, je fuyais la lumière du jour; et comme la martre farouche, j'habitais les lieux les plus écartés de la vue des chasseurs!… Pourquoi le bon génie, au lieu de protéger les hommes, (auxquels il a refusé la fourrure du castor, la vitesse de l'aigle et la force de l'élan,) permet-il au mauvais esprit de couvrir leurs sentiers de feuilles, de piéges et de précipices? Qu'est-ce qu'un guerrier dont le frisson de la décrépitude fait trembler les mains et chanceler les pas? incapable de bander son arc, de lancer son tomahawck et de remplir sa chaudière, il ressemble au nuage qui a lancé son tonnerre et n'est plus qu'une vapeur humide et légère, jouet de la brise et des vents; j'existe!… et cependant je ne suis plus! les douleurs m'accablent!… mes oreilles se ferment!… je deviens sourd à la voix de l'amitié, comme à celle de la nature, qui parle si mélodieusement dans le chant des oiseaux!… les brouillards avant-coureurs de la mort, m'environnent; mes yeux ne voient plus! je ne reconnais mes amis qu'après leur avoir serré la main!… Jadis, lorsque j'étais entouré de mes enfants, je ne vivais que de plaisirs et d'espérances!… leur départ pour le grand pays de chasse125 a flétri mon espoir, comme les guerriers flétrissent l'herbe sur laquelle ils ont longtemps campé!… ce qui me reste de vie ne mérite pas plus ce nom que les rayons de la lune, affaiblis par les nuages, ne méritent celui de lumière!… Amis du Point du jour, mettez la main sur mon cœur; sentez-vous comme il bat? voyez-vous comme mes vieilles veines se gonflent? comme mes yeux rétrécis s'agrandissent? cela vient du plaisir que j'ai de me trouver avec des hommes généreux… Asseyez-vous sur nos peaux d'ours, et fumons ensemble, chez nous, c'est le symbole de l'amitié et du bon accord…»

[122] Européens.

[123] Voy. le chap. Ier.

[124] Mon toit.

[125] Partir pour le grand pays de chasse: mourir.

Les pionniers formèrent un grand cercle, et, assis sur les peaux d'ours, ils fumèrent amicalement le calumet, avec les guerriers sauvages…

—Docteur Hiersac, vous nous disiez tantôt que vous aviez été en prison,—dit le capitaine Bonvouloir, après un moment de silence.

—Je passai dix ans sous, sur, ou dans les pontons d'Angleterre, et cela, pour avoir voulu exécuter au Canada, ce que, jadis, Jeanne d'Arc fit en France; mais je n'ai pas succédé126 dans mon entreprise…

[126] Du verbe anglais, to succeed, réussir…

—Plaît-il?…

—Je dis que je n'ai pas succédé dans mon entreprise…

—-Vous voulez dire: que vous n'avez pas réussi dans votre entreprise?

—Oui; cependant j'aurais dû m'attendre au ressentiment qui éclata sur ma tête… les pontons!!… j'eus occasion de réfléchir sous ce toit d'infortunes!… j'y fis des repas dont l'amertume n'est pas encore passée!… si je me rappelle mon séjour dans ce lieu abominable! le temps avec sa lime et son éponge

—C'est faux!—s'écria le capitaine Bonvouloir…

—Comment; c'est faux!…

—Je m'explique; la mythologie nous dit: qu'un vieillard ailé, armé d'une faux, et traversant l'espace d'un vol rapide et continu… figure le temps…

—Une faux ou une éponge, il n'importe,—continua le docteur;—la nuit de mon arrestation fut la plus terrible et la plus longue que j'eusse encore passée;… cette disposition de l'homme à faire le mal, est-elle coévale127

[127] Coéval, mot anglais qui signifie contemporain de

—Plaît-il?…

—Je demande si cette disposition de l'homme à faire le mal est coévale à sa création;… mon imagination fut sillonnée par le poison corrosif de l'abattement…

—Holà! docteur, s'écria le capitaine,—vous avez donc rompu avec la simplicité et le naturel? vous êtes bien loin de votre original français.

—Voyons, capitaine, passez-moi quelques barbarismes, quelques anglicismes; j'ai, il est vrai, sucé la langue française avec le lait, comme on dit, mais il y a soixante-dix ans que j'en suis complétement sevré!… Renoncer à nos vieux mots si naïfs!… nenni! Je renoncerais plutôt aux riants coteaux, aux douces prairies où j'ai tant de fois entendu le chant mélodieux des oiseaux.

Le capitaine promit au vieux docteur de ne plus l'interrompre, et celui-ci fit aux pionniers l'histoire de sa longue captivité.

L'irlandais Patrick était plus attentif à ce qui se passait à la cuisine qu'au récit de M. Hiersac.

—Colonel Boon,—dit-il enfin au guide,—si vous vouliez avoir l'obligeance de dire quelques mots à nos amis, les sauvages, je goûterais volontiers de cette anguille dont ils se régalent…

—Peste! quel appétit!… vous mourrez d'une indigestion, M. Patrick,—observa Boon.

—Je jouis d'un tempérament de Tartare,—répliqua l'Irlandais.

—A votre service donc; nos amis, les guerriers, seront enchantés de vous être agréables.

Le chasseur dit quelques mots aux sauvages qui se hâtèrent de servir Patrick.

—C'est un mets délicieux!—s'écria celui-ci,—capitaine Bonvouloir, vous avez raison; un souper sans apprêts fait espérer un sommeil fort doux et qui ne sera troublé par aucun songe désagréable… cette anguille est succulente…

—M. Patrick, je suis enchanté que vous rendiez justice à nos rivières,—dit Daniel Boon en souriant;—je serai l'interprète de vos bons sentiments auprès de nos amis, les guerriers de l'expédition…

—Cette anguille est de l'espèce connue sous le nom d'anguilles argentées128,—observa le docteur Hiersac:—au commencement de l'automne, elles descendent nos rivières pour se rendre à la mer; elles sont grasses, délicates et très recherchées. Vous n'ignorez pas, Messieurs, que Numa (selon Cassius Hamina) fit une loi pour interdire, dans les banquets, les poissons sans écailles. Vous savez aussi que la peau des anguilles est épaisse: Verrius nous apprend qu'on s'en servait, à Rome, pour châtier les enfants des citoyens. M. Patrick, l'homme se procure tout aujourd'hui par sa force et son adresse,—continua le vieux Docteur;—l'essence d'Orient, et ce qui la produit, l'ablet129 ne passera plus à travers les losanges de chanvre

[128] Silver eels.

[129] L'ablet est un petit poisson d'eau douce, aux écailles argentées, vives et brillantes. Il tire son nom de sa blancheur, able n'étant que la traduction du latin albus avec une simple transposition de lettres. C'est avec les écailles et même avec la membrane qui enveloppe tout le corps et le péritoine de l'able que l'on obtient, à l'aide de l'ammoniac, l'essence d'Orient employée pour la coloration des perles fausses… Ablette de mer est un poisson de genre ombrine, et de la famille des sciénoïdes.

(N. de l'Aut.)

—Plaît-il?—s'écria le capitaine…

—Je dis que l'ablet ne passera plus à travers les losanges de chanvre… ou les filets… si vous l'aimez mieux… et nos Dames ne pourront, désormais, se plaindre du défaut de galanterie de nos pêcheurs; c'est en vain que les vifs-habitants des eaux ont l'immensité de l'Océan pour refuge; on les y poursuit, et l'adresse de l'homme est toujours victorieuse dans cette lutte… les Belles des différents pays (grâce à l'intrépidité de nos marins), peuvent ajouter à leurs ornements tous les jolis riens de la coquetterie… La pêche, Messieurs, est devenue un art véritable, et Neptune a pu s'apercevoir du dépeuplement progressif de son empire…

—Aïe! aïe! aïe! s'écria le capitaine Bonvouloir en faisant la grimace de Panurge achetant les moutons de Dindenaut;—docteur Hiersac je vous rends les armes: «la pêche est devenue un art véritable et Neptune a pu s'apercevoir du dépeuplement progressif de son empire!…» Parole d'honneur! voilà qui l'emporte sur tout ce que j'ai entendu jusqu'à présent!… Mais, dites-nous, colonel Boon, comment se fait cette opération… dont vous nous parliez tantôt…—et le marin jeta un coup d'œil, à la dérobée, sur le couteau suspendu à la ceinture du Natchez, Whip-Poor-Will.

—Vous voulez parler du scalpage

—Oui.

—Oh… rien de plus simple,—dit le vieux chasseur avec le plus grand sérieux, et sans interrompre son repas;—pour scalper, le Natchez, notre ami, saisit sa victime par les cheveux, et les entortille ensemble afin de séparer la peau de la tête; lui mettant ensuite un genou sur l'estomac, il tire de sa gaine le fatal mokoman (couteau), cerne la peau du front, et arrache la chevelure.

Daniel Boon fit un geste très expressif. En entendant cette terrible mais fidèle description de l'opération du scalpage, les pionniers poussèrent un cri d'horreur. Deux Alsaciens, qui, jusque-là avaient peu goûté les préceptes hygiéniques rappelés par le capitaine Bonvouloir, perdirent l'appétit pour le reste de la soirée.

—Le Natchez accorde quelquefois de petits adoucissements,—continua Boon.

—Oui, de ces adoucissements qui font grincer des dents,—s'écria le marin avec effroi.—«Ils vous font cesser de vivre avant que l'on soit mort130

[130] La Fontaine, le philosophe scythe.

—C'est la coutume, chez les sauvages, de scalper leurs ennemis,—continua Boon.—Le Natchez fait cette opération de la manière la plus chirurgicale.

—Je conçois que la faim puisse porter l'homme à manger son semblable;—reprit le marin français—un sentiment naturel nous fait préférer notre propre conservation à celle d'autrui; dans de pareilles circonstances toute loi cesse… ou, au moins, semble cesser… et l'homme, n'a plus d'égal ou de maître… s'il est le plus fort. Je comprends également que l'aigle et le vautour osent affronter les orages à la poursuite de leur proie; l'impérieuse nécessité les excite; mais que des êtres humains, non encore sortis de cet état primitif que les poètes appellent l'âge d'or; que ces êtres humains, dis-je, abandonnent leurs villages où ils vivent en paix, pour aller, à de grandes distances, en exterminer d'autres et se repaître de leur chair… C'est une chose incroyable et dont on ne peut se faire une idée, à moins d'être un Ali-Pacha, ou un stoïcien aussi froid que Chrysippe!… Malheureux jeune homme!—s'écria le capitaine en s'adressant à Whip-Poor-Will, qui continuait tranquillement son repas,—aveugle Natchez! les exhortations de nos missionnaires ne peuvent donc rien sur vos natures sauvages!… Un genou sur l'estomac et deux coups de couteau!… Juste ciel! mais jamais pareille chose ne s'est vue!…

—Pardonnez-moi, capitaine,—dit le jeune antiquaire Wilhem;—les Germains scalpaient aussi; c'est le decalvare131 mentionné dans la loi des Wisigoths: c'est le capillos et cutem detrahere132 encore en usage chez les Francs, vers l'an 879, d'après les annales de Fulde; c'est le hettinan des Anglos-Saxons. Pour scalper133, le Scythe faisait d'abord une incision circulaire à la hauteur des oreilles; et prenant la tête par le haut, il en arrachait la peau… en la secouant, et non sans efforts, dit l'élégant Hérodote. Il pétrissait ensuite cette peau entre ses mains, après en avoir gratté toute la chair avec une côte de bœuf; quand il l'avait bien amollie, il s'en servait comme d'une serviette, ou la suspendait à la bride de son cheval. C'est ce qui avait donné lieu au proverbe: «opérer comme dans une manufacture scythe…»

[131] Decalvare, peler la tête.

[132] Detrahere, arracher; detrahere cutem et capillos, arracher le cuir chevelu.

[133] Hérodote dit: pour écorcher une tête.

Le lecteur nous pardonnera, sans doute, tous ces détails. «Si je n'avais égayé la matière, dit Voltaire, personne n'eût été scandalisé…, mais aussi personne ne m'aurait lu.»

—Les habitants des îles Canaries,—dit le vieux docteur Canadien,—regardaient l'effusion du sang avec horreur; ayant un jour capturé un vaisseau espagnol, leur haine pour cette nation ne leur fit point imaginer de plus rigoureuse vengeance que d'employer les prisonniers à garder les chèvres, occupation qui passait, chez eux, pour la plus misérable. Certes, Apollon ne se fût pas fait berger dans ce pays… Mais les habitants des îles Kazegut sont idolâtres, et d'une cruauté extrême pour leurs prisonniers: ils leur coupent la tête, l'écorchent, en font sécher la peau garnie des cheveux, et en ornent leurs cabanes comme d'un trophée…

—Pour en revenir au scalpage,—dit le docteur Wilhem;—les cruautés qui se commettent dans les guerres des peuples de l'Afrique, font frémir. Ceux qui tombent vivants entre les mains de leurs ennemis, doivent s'attendre aux plus horribles tourments. Après les avoir longtemps tourmentés, les vainqueurs leur font une incision d'une oreille à l'autre, appuient un genou contre l'estomac, et leur arrachent la mâchoire inférieure… qu'ils emportent comme un trophée… Leurs combats sont d'épouvantables boucheries; les vainqueurs dévorent les vaincus, et en suspendent les mâchoires à l'entrée de leurs cabanes.

—Colonel Boon,—dit l'Irlandais Patrick au Guide;—est-il bien sûr que je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins… trois fois la semaine?…

—Tous les jours, M. Patrick, tous les jours,—répondit le chasseur.—Whip-Poor-Will vous présente ses scalps ou chevelures acquis par le procédé que vous savez;—ajouta Boon en s'adressant au capitaine Bonvouloir, qui recula de trois pas, et lança un regard farouche au jeune sauvage—ne manifestez aucune répugnance, il est même convenable que vous les palpiez, mais avec les plus grandes précautions.

—Les palper?… qui, moi?…—s'écria le marin épouvanté:—palper des chevelures humaines!

—C'est l'usage;—dit Daniel Boon—et ce serait témoigner du mépris pour leurs coutumes les plus sacrées, que de vous y refuser; il y aurait même… du danger…

—Je palpe, colonel, je palpe!—s'écria vivement le capitaine en touchant les scalps avec un dégoût qu'il ne put surmonter.

—C'est une grande marque de confiance,—continua Boon—ils accordent rarement cette faveur aux étrangers… A votre tour, docteur Wilhem; rendez cet hommage à l'héritage de leurs pères; c'est la généalogie du Natchez, sa propre vie de gloire et de combats; faute d'histoire et de monuments, le sauvage se revêt ainsi du témoignage de ses exploits…

Le Natchez Whip-Poor-Will présenta successivement ses scalps à tous les pionniers, et chacun lui adressa un petit compliment sur sa vaillance…

—Colonel Boon, vous serait-il agréable de nous donner quelques détails sur la jeunesse du Natchez Whip-Poor-Will? demanda le capitaine, qui tenait à connaître les antécédents de ses commensaux.

—Très volontiers, répondit Boon.

Le chant nasal des sauvages se changea graduellement en murmures confus, et cessa enfin tout-à-fait; quelques-uns se roulèrent dans leurs blankets134 et s'étendirent sur le gazon. Les pionniers alsaciens bourrèrent leurs pipes et abandonnèrent les cartes pour se joindre au groupe des auditeurs impatients… Daniel Boon se leva, prit l'attitude d'usage, réfléchit un instant, et raconta aux étrangers les particularités les plus saillantes de la jeunesse de son compagnon.

[134] Couverture de laine.

«La tribu des Natchez réside sur les bords du Tombecbée, faible tributaire du Mississipi. Dans cette tribu il y avait un guerrier d'une grande férocité; le jeune sauvage acquit beaucoup d'influence au conseil; les Sachems135 l'avaient surnommé la grande bouche, à cause de sa brillante élocution. Si Whip-Poor-Will était la terreur de ses ennemis, il n'en était pas moins redouté des siens, qui se glorifiaient de l'avoir pour chef de guerre, mais n'avaient avec lui aucun rapport amical: sa hutte était isolée, et il vivait seul. Il y avait dans le même village un autre Indien qui jouissait d'une grande réputation de bravoure. Un jour, Whip-Poor-Will le rencontra en présence d'un tiers; Panima (c'était le nom de ce guerrier) se servit, à son égard de plusieurs expressions insultantes; notre ami, furieux, tire son couteau, fond sur lui et l'étend mort à ses pieds… La nouvelle de ce meurtre répand la consternation dans le village; les habitants accourent en foule sur le lieu du combat; Whip-Poor-Will ne fait aucune tentative pour s'échapper, et présentant le couteau encore sanglant au plus proche parent de sa victime, il lui dit: «Ami, j'ai tué ton frère; tu vois, j'ai creusé une fosse assez grande pour deux guerriers; je suis disposé à y dormir avec lui.» Tous les amis du mort refusent le couteau que leur présente Whip-Poor-Will; alors il se rend au Wigwham136 de la mère de la victime et lui dit: «Femme, j'ai tué ton fils; il m'avait insulté, mais il n'en était pas moins ton fils, et sa vie t'était chère; je viens me mettre à ta disposition; si tu veux m'adopter, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour te rendre l'existence agréable; sinon, je suis prêt à partir pour le grand pays de chasse137.» La Squaw, (femme) lui répondit: «Mon fils m'était bien cher; c'était le soutien de mes vieux jours, et tu l'as plongé dans le long sommeil138; je le pleurerai longtemps; mais il y a bien assez d'un mort; si je prenais ta vie, ce ne serait nullement améliorer ma condition; je serais heureuse si tu voulais être mon fils à sa place, m'aimer, et prendre soin de moi comme lui, car je suis bien vieille…» Whip-Poor-Will, reconnaissant de la sollicitude de la Squaw qui voulait lui sauver la vie, accepta aussitôt cet arrangement. Vous savez que chez les sauvages, il faut qu'un meurtrier apaise le ressentiment des parents de sa victime, sinon l'exil ou la mort est son partage; ordinairement les chefs interviennent dans ces négociations, et, le plus souvent, l'on s'accommode à l'amiable… Whip-Poor-Will alla donc habiter le wigwham (hutte) de la Squaw. Cependant un guerrier du village, après quelques mois de réflexions, résolut de venger la mort de son parent, et tua un des frères de Whip-Poor-Will; celui-ci rencontra l'assassin le jour même et lui dit: «Néhankayo, ce soir je dormirai après avoir invoqué le Grand-Esprit; si je puis te pardonner avant le lever du soleil, tu vivras; sinon, tu mourras…» Le guerrier tint parole; il dormit, mais le sommeil n'amena pas le pardon: il fit dire au meurtrier qu'il n'y avait plus d'espoir pour lui, et qu'il l'engageait à se résigner à son sort. Néhankayo, averti à temps, s'enfuit du village. Le sauvage est infatigable à la poursuite d'un ennemi: il sait attendre mais non pas oublier… Le Natchez chercha Néhankayo pendant longtemps, dans les prairies, dans les bois, dans les montagnes; mais celui-ci, constamment sur ses gardes, évitait sa rencontre. Whip-Poor-Will change de tactique; il se cache, et attend le meurtrier de son frère, comme un tigre attend sa proie; il le rencontre enfin, l'arrête et lui dit: «Néhankayo, il y a longtemps que je te cherche: meurs donc!» Le sauvage ne change pas de contenance et découvre sa poitrine; Whip-Poor-Will arme sa carabine, fait feu, et l'étend mort… Après cet acte de vengeance, il se rendit au village des Creeks; il avait juré de manger la nation entière, serment indien qui annonce une guerre d'extermination; mais il fut fait prisonnier après avoir scalpé neuf des principaux guerriers. Les derniers rejetons de la race des Natchez, bien que dépouillés de leur grandeur primitive, conservent encore toutes les qualités de l'héroïsme sauvage. Whip-Poor-Will prouva aux Creeks qu'il était digne de ses aïeux, et réussit à leur échapper. Il fut adopté par la tribu des Ioways, où il avait cherché un refuge. Pendant son séjour chez ces derniers, il se fit de nombreux ennemis. Cependant il y avait une créature qui l'aimait, c'était la jolie fille d'un Sachem du village; elle avait beaucoup d'adorateurs, et la renommée de sa grande beauté s'étendit de telle façon que non seulement les guerriers de sa tribu, mais encore ceux des villages voisins, recherchèrent sa main. Le Natchez la demanda, et personne n'osa se déclarer le rival de ce redoutable champion: Il l'épousa; la jeune indienne l'aima avec toute l'ardeur d'une nature sauvage; le guerrier n'avait jamais goûté un pareil bonheur; son front se dérida et sa férocité disparut: on eût dit un tigre apprivoisé. L'influence qu'exerçait la jeune Squaw (femme) sur l'esprit de son époux, était sans bornes; mais le Natchez vit s'évanouir rapidement son bonheur domestique; sa bien-aimée mourut. Le guerrier se fit une profonde incision dans les chairs pour apaiser la colère du Manitou, et témoigner sa tendresse à la créature chérie qui l'avait quitté… Il rendit ensuite les derniers devoirs à Woun-pan-to-mie139. De retour dans son wigwham (hutte), il en défendit l'entrée à tous, et le silence qui y régnait était celui de la tombe. Au bout de quelques jours, il en sortit magnifiquement paré; ses yeux brillaient de cet éclat qui leur est ordinaire, mais sa physionomie ne trahissait aucune émotion. Il se rendit, d'un pas ferme, à l'endroit où était ensevelie celle qu'il avait tant aimée, cueillit une fleur et la déposa sur la tombe; se retournant ensuite vers le soleil levant, il se mit en marche à travers la vaste prairie qui s'étendait devant lui. Où allait-il? partait-il pour une expédition?… Mais quel était le motif d'une détermination de ce genre? un rêve, un faux rapport, la bouillante impatience d'une jeunesse longtemps oisive, le désir d'élever la gloire de leur nation, ou celui de mériter les applaudissements et l'admiration des femmes, en chantant devant elles leurs prouesses et leurs victoires…

[135] Vieillards.

[136] Cabane.

[137] Mourir.

[138] Tu l'as tué.

[139] L'Hermine.

Daniel Boon fit une pause; l'expression d'une tristesse soudaine avait paru sur les traits du Natchez, lorsque son vieil ami prononça le nom de Woun-pan-to-mie; mais il reprit bientôt son maintien calme; rompant, de sa voix sombre et imposante, le silence qui avait succédé à cette première partie du récit, il fit entendre quelques mots gutturaux… Daniel Boon continua:

«Après avoir parcouru les bois pendant plusieurs, jours, le Natchez s'arrêta et s'étendit sur le gazon de la prairie, en attendant le lever de la lune qui guide les pas du voyageur pendant la nuit. La lumière de la pâle constellation commençait à poindre au-dessus de l'horizon; Whip-Poor-Will n'était encore qu'assoupi, lorsqu'il crut entendre des gémissements humains; d'un bond il fut sur pieds, et aperçut une vieille femme toute décrépite brandissant un tomahawck140, et se disposant à massacrer une jeune indienne qu'elle tenait par les cheveux; celle-ci était agenouillée, et implorait miséricorde; le Natchez reconnaît en elle sa jeune compagne, se précipite furieux sur la sorcière, lui fend la tête d'un coup de tomahawck, et tend les bras à Woun-pan-to-mie, lorsque la terre, s'entrouvrant tout-à-coup, les deux femmes disparaissent à ses yeux. Whip-Poor-Will veut saisir sa bien-aimée, mais l'abîme se referme, et le guerrier ne rencontre sous sa main qu'un énorme bloc de sel, dont il avait cassé un morceau dans sa fureur…141 Notre ami ne retourna plus au village des Ioways; je le rencontrai à la chasse, il me demanda l'hospitalité, et depuis ce temps, nous partageons le même wigwham et les mêmes périls…

[140] Le Tomahawck est une petite hache en acier poli, dont la contre-partie est un morceau de fer octogone et creux, et qui sert de pipe. C'est sur le manche de cette arme que les sauvages marquent le nombre de scalps (ou chevelures) qu'ils ont enlevées.

[141] Cette légende est connue au Missoury, sous le nom de Légende de la rivière Saline.

(N. de l'Aut.)

Un long silence succéda au récit de Daniel Boon; tous les regards se portèrent sur le Natchez, qui soutint cet examen avec le maintien assuré et l'impassibilité de sa race.

—Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins trois fois… la semaine?…—demanda l'Irlandais Patrick en rompant le silence…

Tous les jours, M. Patrick, tous les jours,—répondit Boon.142

[142] L'Irlandais ne mange de viande qu'une fois l'an… au jour de Noël. Voy. Selections from the evidence received by the Poor Irish Inquiry commissionners (1835).

(Note de l'Aut.)

—Me voilà enfin sur cette terre d'Amérique, terre de paix et de bénédiction,—continua Patrick,—le Tout-Puissant en soit loué!!… Que ces forêts sont belles et délicieuses! le chant des oiseaux qui les habitent, la beauté des arbres, le silence imposant qui y règne, tout cela m'enchante!… On a raison de dire que l'homme pauvre ne se porte pas bien; que son état est celui d'un individu continuellement malade. Mais regardez-moi, Messieurs, voilà le résultat d'un long séjour dans les cachots. «Ne craignez rien de ce qu'on vous fera, dit saint Jean l'Apocalyptique, le diable mettra quelques-uns de vous en prison, afin que vous soyez éprouvés…» Examinez-moi donc, docteur Hiersac; un anatomiste ne saurait mieux choisir pour une démonstration ostéologique; n'ai-je pas l'air de l'homme transparent des Foires ou de ce Tytie de l'antiquité, qui, par l'excès de ses souffrances, était réduit à rien? Je ne suis qu'un fantôme! et que faire contre les persécutions? le proverbe dit: «Si la cruche donne contre la pierre, tant pis pour la cruche, si la pierre donne contre la cruche, tant pis pour la cruche…» Mais me voilà définitivement sur le chemin de la fortune; les chrétiens de ce continent ne me refuseront pas leurs bons avis, je l'espère… Je vous supplie, Messieurs, de verser quelques consolations dans mon âme, et d'éclairer ma conduite du flambeau de votre expérience. Je me transporte déjà, en imagination, vers les temps de bonheur et de prospérité future, où, du seuil de ma maison, je verrai mes prairies verdir, mes champs se couvrir de moissons, mes bestiaux croître et multiplier, mon verger chargé de fruits; tout cela doit naître d'une terre qui m'appartiendra, et dont la fécondité me récompensera de mes sueurs!… En Irlande, dans le Connaught, je ne possédais aucun bien… si ce n'est mon âme… parce qu'elle n'a pu être vendue à l'encan… Dans l'Orégon, j'aurai une maison… des terres… et qui plus est, je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins… trois fois la semaine… Enfin, je coulerai des jours aussi heureux que ceux réservés par le Seigneur à ses élus! Quelque chose qui m'arrive désormais, je ne pourrai dire que je n'ai pas eu ma part de bonheur!… mais est-il bien sûr, colonel Boon, que je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins… trois fois… la semaine?

—Oui, M. Patrick, oui, vous mangerez de la viande et des pommes de terre tous les jourstous les jours; c'est la mille et unième fois que je vous le répète; oui, vous mangerez le produit des travaux de vos mains; votre femme (quand vous en aurez une) sera dans le secret de votre ménage, comme une vigne qui porte beaucoup de fruits; vos enfants seront tout autour de votre table comme de jeunes oliviers; oui, vous mangerez de la venaison et des pommes de terre trois fois par jourtrois fois par jour.

J'ai été bien malheureux!—continua Patrick,—mon histoire est celle de plusieurs millions de mes compatriotes. Le tableau des misères humaines est continuellement sous les yeux des malheureux Irlandais; sur les terres à céréales, on sème des cailloux pour obtenir une herbe fine, succulente, nécessaire, dit-on, à la nourriture des animaux de luxe, et les pauvres fermiers en sont indignement chassés!… Qu'importe aux lords les clameurs de quelques millions de mendiants qu'ils accablent d'exactions!… A leurs yeux, ne sommes-nous pas ces Cananéens maudits que Dieu vomit dans sa colère!… Nous la cultivons, cette terre d'Irlande, oui, mais nous la cultivons comme Caïn, en méditant la vengeance!… Angleterre, à quoi te sert de nous détruire!… crois-tu assurer ta gloire et ton triomphe sur les ruines de nos cabanes?… tu ne pourras nous dompter, et tes cruautés ne feront que graver plus profondément dans nos cœurs, la haine que nous te portons! Notre courage, qui t'a souvent procuré la victoire dans les batailles, saura te résister! Opprimés par ta cupidité, relégués par l'orgueil de tes nobles dans une classe prétendue abjecte, nous avons le droit de protester!… Ces aristocrates!… eux dont les pères ont manié la carde et peigné la laine, nous les outrageons quand, pour leur parler, nous ne nous mettons pas la face dans la boue!… Irlande, ma pauvre patrie, tu appelles à grands cris le jour qui te délivrera de tes oppresseurs; mais tu gémiras peut-être longtemps encore sous le joug! tes bourreaux ont prononcé sur tes enfants l'implacable anathème du Pharaon!…143.

[143] «Opprimons-les avec sagesse, de peur qu'ils ne se multiplient encore davantage, et que si nous nous trouvons engagés dans quelque guerre, ils ne se joignent à nos ennemis.»

(Bible: Exode.)

—Allons, allons, calmez-vous; dit Daniel Boon à Patrick qui essuyait de grosses larmes,—l'Amérique ne vous dit-elle pas: «Sois le bien-venu sur mes rivages, Européen indigent; bénis le jour qui a découvert à tes yeux, mes montagnes boisées, mes champs fertiles, et mes rivières profondes: du courage donc. Pauvres Irlandais! affamés, nus, traités avec un dédain insultant, la vie, pour vous, n'est qu'une vallée de larmes! Où sera donc le terme de vos misères?… dans votre anéantissement peut-être, si votre courage ne vous délivre de l'état où vous êtes! Mais que faire pour en sortir, me direz-vous?… Faut-il égorger ceux qui nous affament? Faut-il que la violence nous restitue la portion de terre sur laquelle le ciel nous a fait naître, et qui devait nous nourrir?… Tout est permis au peuple qu'on opprime pour secouer le joug, et diminuer la mesure de ses maux. Sans propriété, sans protection, sans espérances, que vous reste-t-il? Les haillons et le désespoir!… Oui, pour vous, la misère est un frein, mais ce frein dont les despotes de l'Orient déchiraient la bouche des malheureux qu'ils subjugaient!… Puisque les lords sont sourds aux cris de l'indigence, rappelez-leur cette terrible menace des bourgeois français à leurs seigneurs: «Les Grands sont grands, parce que nous les portons sur nos épaules; secouons-les, et nous en joncherons la terre!» Prends garde, Grande-Bretagne! ne régnais-tu pas aussi en souveraine sur notre continent! de ta main avide tu voulus nous étouffer au berceau; il nous fallut tout créer pour te combattre; nous étions sans armes, sans amis… Non… La Fayette descendit sur la plage américaine, et nous dit que la France était avec nous. Un grand peuple applaudissait à nos efforts, et attendait avec anxiété l'issue de la lutte; nous fûmes vainqueurs, et quelle ne fut pas ta honte, lorsque la France, saluant l'aurore de notre liberté, fit entendre ce cri qui retentit jusqu'à tes rivages… L'Amérique est libre!…

—Courage, M. Patrick!—S'écria à son tour le vieux docteur canadien,—vous voilà en Amérique, et ubi panis et libertas, ibi patria144: Courage! le jour de la délivrance viendra pour l'Irlande; vous aurez raison de ce pays «où beaucoup d'esclaves parlent avec plus de liberté qu'on n'en accorde aux citoyens de plusieurs autres contrées145;» mais il faut végéter encore un peu dans la «fluente du temps qui engloutit tout,» comme dit Voltaire… Il se passe des choses bien horribles dans ce monde! Le repos, l'opulence, tous les avantages pour les uns; les haillons, les fatigues, toutes les humiliations pour les autres! Patience: rarement l'avenir manque de faire rendre compte des malheurs du passé; la veille de la première éruption du Vésuve, on se demandait (en se promenant parmi les fleurs qui couvraient son sommet), si cette montagne était un volcan… Oui, il y a des peuples bien misérables sur cette terre! Que l'homme mécontent de son sort se transporte, en imagination du moins, chez ces malheureux qui, pour tromper la faim, mêlent à la farine et au son, des écorces d'arbres pilées, des racines desséchées et broyées, enfin tout ce qu'ils croient capable de soutenir leur triste existence; qu'il apprenne alors à gémir sur les vraies souffrances de l'humanité!… M. Patrick, votre patrie n'a été, jusqu'ici, que le satellite de l'Angleterre, dont elle est malheureusement trop voisine: mais l'heure de la délivrance approche! Les Anglais ne parlaient-ils pas de purger complétement l'Irlande de sa population?… C'est ce qu'ils appelaient le «balayage du pays!…146» Et l'on demande «s'il est un homme doué de raison et de philosophie qui puisse dire pour quel motif deux nations quelconques de l'Univers sont appelées ennemies naturelles, comme si cela entrait dans les intentions de l'Être Suprême et de la nature147…» Je dirai ici mon sentiment, et quand même il m'attirerait l'exécration universelle, je ne dissimulerai pas ce qui me paraît être la vérité; oui, il y a des haines de race qui seront éternelles. Tacite parle de deux peuples séparés seulement par un… fleuve… et se touchant… pour mieux se haïr… Ce sont, en apparence, deux amis qui s'embrassent, mais en réalité, deux rivaux qui voudraient s'étouffer!…148. Chez les Romains, aimer la patrie c'était tuer et dépouiller les Barbares, et Rome affecta aux guerres gauloises, un trésor particulier, perpétuel, sacré… C'est de cette même Gaule qu'elle attend aujourd'hui la liberté!… Est-ce à dire que je veuille bouleverser le monde?… Non, M. Patrick. Mais les Anglais proclament le commerce «le véhicule du christianisme,» et cependant l'Irlande est là, affamée, nue, courbée sous le joug de la misère et de l'ignorance, s'agitant en vain sous le fer qui la mutile!… L'Angleterre la châtie sans réserve et sans pitié, et cela au dix-neuvième siècle, à la face du monde entier! Dans les jours de malheur, elle lui promet amitié éternelle en échange du sang de ses enfants; mais le danger passé, elle fait peser sur elle la plus lourde tyrannie…149. Lors de la guerre d'Amérique, la Grande-Bretagne, avare du sang des siens, prodiguait l'or pour acheter, aux électeurs d'Allemagne, des régiments entiers à tant par tête; ces honteux marchés lui étaient familiers, et elle payait à un haut prix les hommes qu'elle obtenait des maisons ducales de Brunswick et de Hesse-Cassel, qui vendaient leurs sujets: il y eut un tarif du sang!… On appelait ce trafic, recrutement… Outre la somme convenue pour la solde, l'entretien, on convenait encore de «payer pour chaque soldat qui serait tué en Amérique… ou n'en reviendrait pas,» vingt livres sterlings, à l'électeur marchand. Telle était une des clauses du traité avec le landgrave de Hesse-Cassel150… On connaît la lettre de ce prince au baron de Hohendorf, commandant des troupes hessoises en Amérique: «J'ai appris avec un plaisir inexprimable le courage que mes troupes ont montré, dit-il, et vous ne pouvez vous figurer la joie que j'ai ressentie en apprenant que de mille neuf cent cinquante Hessois qui se sont trouvés à l'affaire de Trenton, il n'en est échappé que trois cent quarante-cinq; ce sont justement mille six cent cinquante hommes tués. Et je ne puis assez louer la prudence que vous avez montrée en adressant une liste exacte des morts à mon ministre à Londres. Cette précaution était d'autant plus nécessaire, que les listes envoyées au ministère anglais ne portaient que quatorze cent cinquante-cinq hommes morts. Il en résulterait une différence de quarante-six mille deux cents florins à mon préjudice, puisque, suivant le compte du lord de la trésorerie, il me revient quatre cent quatre-vingt-trois mille quatre cent cinquante florins, au lieu de six cent quarante-trois mille cinq cents, que j'ai droit de demander, suivant notre convention. La cour de Londres observe qu'il y avait une centaine de blessés qui ne devaient pas être comptés, mais j'espère que vous vous serez souvenu des instructions que je vous ai données à votre départ de Cassel, et que vous n'aurez pas cherché à rappeler à la vie, par des secours inhumains, les malheureux dont vous ne pourriez conserver les jours qu'en les privant d'un bras ou d'une jambe.151 M. Patrick, les enfants d'Erin firent entendre ce cri, au jour de leurs triomphes: «Il faut secouer le joug de la tyrannie anglaise! Il faut briser le lien anglais, source de tous nos maux! Il faut en émancipant l'Irlande, couper la main droite de l'Angleterre!…152» La cause de la France fut, à vos yeux, celle de tous les peuples asservis qui aspiraient à la liberté: en Irlande, on célébrait le triomphe de la liberté française; l'hymne de la victoire retentit aussi dans vos vallées!…153 pourquoi ne chantez-vous plus?… Grâce au ciel, votre ancienne alliée n'a pas à se reprocher la misère et les haillons d'aucun peuple154. Consolez-vous M. Patrick, en Tauride était une terre qui guérissait toutes les blessures155. L'Amérique sera pour vous de qu'est la France pour un autre peuple malheureux, bien malheureux!…

[144] Là où est le pain et la liberté, là est la patrie.

[145] «On peut voir dans cette cité, (Athènes) beaucoup de vos serviteurs qui parlent avec plus de liberté, qu'on n'en accorde aux citoyens de plusieurs autres villes.»

(Démosthènes, 3e Philippique).
(N. de l'Aut.)

[146] The clearing of the country.

[147] Lettre de David Hartley à Benjamin Franklin; la réponse du Docteur est piquante.

[148] La Prusse, votre amie, et l'Angleterre, votre amie, ont bu l'autre jour à la France la santé de Waterloo. Enfants, enfants, je vous le dis: montez sur une montagne, pourvu qu'elle soit assez haute; regardez aux quatre vents, vous ne verrez qu'ennemis; tâchez donc de vous entendre. La paix perpétuelle que quelques-uns vous promettent (pendant que les arsenaux fument!… voyez cette noire fumée sur Cronstadt et sur Portsmouth…) essayons, cette paix, de la commencer entre nous… Français, de toute condition, de toute classe, et de tout parti, retenez bien une chose, vous n'avez sur cette terre qu'un ami sûr, c'est la France. Vous aurez toujours par-devant la coalition, toujours subsistante, des aristocraties, un crime d'avoir, il y a cinquante ans, voulu délivrer le monde. Ils ne l'ont pas pardonné, et ne le pardonneront pas. Vous êtes toujours leur danger. Vous pouvez vous distinguer entre vous par différents noms de partis. Mais, vous êtes, comme Français, condamnés d'ensemble. Par-devant l'Europe, la France, sachez-le, n'aura jamais qu'un seul nom, inexpiable, qui est son vrai nom éternel… la Révolution.

(M. Michelet, Le Peuple).

On a dit avec raison, (nous le croyons du moins) «qu'après la révolution de juillet, la France avait pour alliés, tous les peuples, et pour ennemis tous les princes. Les démocrates, qui repoussent avec le plus d'énergie l'alliance Anglaise, distinguent soigneusement, dans leur animadversion, le gouvernement britannique et le peuple anglais. Les Espagnols fraternisent avec nous: ils aiment peu notre gouvernement.

(Voyez le Dict. Politique au mot Alliance.)

[149] Plus les Francs furent sûrs des Romains… moins ils les ménagèrent.

(Montesquieu, Esprit des lois.)

The union between England and Ireland is but a parchment mockery: (l'union de l'Angleterre et de l'Irlande est une moquerie)…

(Daniel O'Connell).

Lord Byron a comparé l'union de l'Irlande et de l'Angleterre, à celle du requin et de sa proie: l'un dévore l'autre… et cela fait une union…

(N. de l'Aut.)

[150] Je vous remercie du Catéchisme des souverains, production que je n'attendais pas de la plume de M. le landgrave de Hesse. Vous me faites trop d'honneur de m'attribuer son éducation. S'il était sorti de mon école, il ne se serait point fait catholique, et il n'aurait pas vendu ses sujets aux Anglais, comme on vend du vil bétail pour le faire égorger. Ce dernier trait ne s'assimile point avec le caractère d'un prince, qui s'érige en précepteur des souverains. La passion d'un intérêt sordide est l'unique cause de cette indigne démarche. Je plains ces pauvres Hessois, qui termineront aussi malheureusement qu'inutilement leur carrière en Amérique.

(Lettre de Frédéric-le-Grand à Voltaire, 18 juin 1776.)
(N. de l'Aut.)

[151] Cette lettre, vraie ou, supposée est datée de Rome, le 18 février 1777.

[152] Tone's Mémoirs…

They vowed not to leave one English man in their country.

(Leland)

[153] «Right or wrong, success to the French!… they are fighting our battles, and if they fail, adieu to liberty in Ireland for one century.» (Que les Français aient raison ou tort, puissent-ils réussir!… ils défendent notre cause, et s'ils échouent, nous pourrons désespérer de la liberté, en Irlande, pour un siècle.)

«La révolution française agita l'Irlande opprimée; je me souviens d'un banquet donné en 1792, en l'honneur de ce grand événement, où me conduisit mon père, et où j'étais assis sur les genoux du président, quand on porta ce toast: Puisse la brise de France faire verdoyer notre chêne d'Irlande.»

(Thomas Moore.)
(N. de l'Aut.)

[154] «Nos pères, ayeulx et ancestres, de toute mémoyre, ont été de ce sens, et ceste nature que, dans les batailles par eulx consummées, ont pour sygne mémorial des triumphes et victoyres, plus volontiers érigé trophées et monuments es cueurs des vaincuz par grâce, que es terres par eulx conquestées et par architecture. Car plus estimoyent la vibve soubvenance des humains acquise par libéralité, que la mute inscription des arcz, columnes, et pyramides subjectes es-calamitez de l'aer, et ennuy d'un chascun…»

(Rabelais)

[155] Terra qua sanantur omnia vulnera.

(Pline.)

Les échos de la forêt répétèrent les dernières paroles prononcées, et tout rentra dans le silence…

Suivant un ancien usage, celui qui venait d'être élu empereur, au Mexique, devait jurer que pendant son règne les pluies tomberaient au besoin; que les fleuves n'inonderaient pas les campagnes; que les terres ne seraient ni brûlées par la chaleur, ni stériles, et qu'aucune maladie contagieuse n'affligerait l'empire… Mais les ministres anglais pensent comme César, qu'un serment ou un parjure ne doit rien coûter quand il s'agit d'arriver au pouvoir. Dans la séance des communes du premier mars 1847, lord John Russell informe la chambre que Sa Majesté a donné l'ordre de «convoquer un conseil, afin de désigner un jour de jeûne et d'humiliation par suite de la calamité dont il a plu à la Providence d'affliger l'Irlande!…156»

[156] «On fit vœu pour la guérison du peuple d'élever un temple à Apollon (ædes Apolloni pro valetudine populi vota est.)»

Tite-Live.

«Sans doute, c'est pour nous ménager que vous n'avez pas voulu en venir aux mains; ou plutôt, s'il n'y a pas eu de combat, n'est-ce point que le parti le plus fort a été aussi le plus modéré? Et il n'y en aura pas encore aujourd'hui, Romains: ils tenteront toujours votre courage et ne mettront jamais vos forces à l'épreuve (Nec nunc erit certamen, Quirites; animos vestros tentabunt semper, vires non experientur.)»

Tite-Live, liv. IV.

Les nombreuses notes qui se trouvent dans ce chapitre sont destinées à ceux qui cherchent la raison des choses…

(N. de l'Aut.)
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