Les demoiselles Goubert: mœurs de Paris
VIII
— D'où viens-tu?
— De la Gaieté.
— A deux heures du matin?
Toute pâle, Marceline ne livrait point le passage à sa sœur, et semblait tenir à ce que la fautive s'expliquât avant de rentrer. De la lampe qu'elle élevait, la lumière tombait jaune sur son peignoir, sur ses doigts tremblotants ; et, parmi l'ombre de l'abat-jour, ses yeux agrandis dardaient un regard aigu vers Henriette dont elle s'obstinait à éclairer le visage.
Sous l'insistance de cette lueur, la fillette baissait le front en répétant : « Laisse-moi passer, voyons. » Elle ne doutait pas que Marceline ne découvrît à ses lèvres la trace des baisers et autour de ses paupières le bridement qu'elle y ressentait elle-même.
— Qu'as-tu à me regarder ainsi? dit-elle enfin, prise de méchante humeur à l'encontre de cette volonté ennemie.
— Dis, d'où viens-tu? demanda encore Marceline.
Mais elle s'écarta devant le geste brusque de la petite, au cri de sa voix subitement violente :
— Je te l'ai déjà dit. Tu m'assommes à la fin.
Une rage la dominait à prévoir des interrogations sévères et minutieuses sur sa personne chiffonnée. Elle défit son chapeau et retira son peigne afin que ses cheveux épandus ne permissent plus de constater ses défrisures. Dans les oreilles lui claquaient encore les assourdissants baisers ; ses joues ardaient ; un chaos d'idées délicieuses et terrifiantes lui occupait l'esprit ; elle voulait une heure de solitude, une heure pendant laquelle il lui eût été possible d'analyser et de classer ses dernières sensations. En quelque sorte elle avait le besoin de peser l'exquis et le décevant de son escapade afin de la juger définitivement et de se fixer une règle future de conduite. Déjà Marceline la rejoignait :
— Tu as encore été courir, vilaine, avec cette Clémence. Tu n'es pas honteuse?
Elle déposa la lampe sur la toilette et s'assit. Ses jambes vacillaient. Dans son ignorante pudeur de vierge elle ne comprenait pas. Seulement elle pressentait quelque chose d'atroce, des mains de mâles fourrageant la toilette de la petite, dont les fripures la désespéraient ainsi que des signes de débauche. L'attitude sournoise d'Henriette ne rassurait pas. Aux questions, elle se contentait de hausser les épaules. Plutôt semblait-elle vouloir affirmer son indépendance que s'innocenter du retard.
Marceline attendait en excuse le conte de quelque folle espièglerie. Au contraire la fillette gardait une mine boudeuse, et se déshabillait lentement, sans dire.
Ce silence accrut l'inquiétude tâtonnante de l'aînée. D'habitude les rires et les moqueries appuyaient les raisons d'Henriette et non une inertie morose.
— Qu'as-tu enfin, que t'est-il arrivé?
La fillette rabattait les couvertures. Aux caresses, aux amabilités d'Albarel, elle songeait ; et soudain elle se trouva très malheureuse parce que tout cela manquait à cet instant difficile. Marceline lui parut mauvaise. Et des larmes lourdes lui fluèrent aux joues, des larmes de rage qui allèrent mouiller de taches grises les draps.
— Qu'est-ce qu'on t'a fait, dis? demandait toujours Marceline.
Voyant ce gros chagrin, elle s'apitoya et voulut l'aider à se mettre au lit. Tranquille dans sa couche, peut-être Henriette avouerait-elle le malheur. Et des histoires de viol, de proxénétisme lues dans les journaux obsédèrent Marceline d'images redoutables. « Si la petite avait été victime d'un de ces forfaits. » Comme elle ramassait machinalement la robe abandonnée sur une chaise, une forte puanteur de tabagie gagna. Alors sa peur lui fut justifiée. Elle réitéra sa question à voix sourde, une angoisse lui étreignant la gorge.
Sa menaçante parole épouvantait Henriette souffrant à l'extrême, les tempes battant de fièvre, les membres rompus. De cette souffrance elle accusa sa sœur. Vaguement elle murmurait : « Je ne sais pas. Il ne m'est rien arrivé, tu es agaçante avec tes… questions. » Elle ne pouvait pourtant lui dire tout. Une seconde elle pensa lâcher ses aveux d'un flot : puisque Marceline aimait M. Freysse, que pourrait-elle objecter? Mais elle préféra céler son amour. Un intime plaisir qu'elle ressentait d'être la seule à savoir ; une supériorité en quelque sorte. Puis elle se coucha. Et, pour pleurer, elle se cacha la face dans le traversin.
Ce lui était une douleur cuisante : ne pas goûter un répit. Elle ne pardonnait pas à Marceline son obstination. Aimant elle-même, ne devait-elle pas deviner la chose et se montrer plus clémente? On la harcelait par jalousie, par méchanceté autoritaire, pour l'humilier, pour bien faire sentir que l'aînesse imposait des droits. Elle, la plus faible, contrainte à tout subir. Une grande envie lui vint de riposter par des mots aigres.
— Si ma robe sent le tabac c'est que je suis allée au café, tiens!
— Comment au café? Toute seule?
— Avec Clémence.
— Ce n'est pas possible. Vous n'oseriez pas entrer dans un café, seules, toutes deux.
— Il y avait son… cousin.
— Son cousin?
— Du moins elle m'a dit que c'était son cousin. Moi je n'en sais rien. Va lui demander.
Henriette se redressa résolue à tenir tête. Elle était bien assez grande pour devenir maîtresse de sa conduite, sans doute. Ses larmes avaient séché. Impudemment elle fixait Marceline. Maintenant qu'elle se trouvait femme, une nouvelle dignité, lui semblait-il, convenait.
La grande sœur aussitôt récrimina :
— Non vraiment, je n'aurais jamais cru cela de toi. Si notre pauvre père vivait encore. Est-ce qu'on va dans les cafés? Quelqu'un vous a-t-il vues? Mais c'est fou, c'est fou cela.
Elle se butait contre l'indifférence sardonique d'Henriette. En vain répétait-elle les mêmes réprimandes, faisant saillir son visage avec ses paroles ; les reproches glissaient. Elle s'en exaspéra. La petite sotte conservait son sourire triste et une moue ridiculement résignée, dédaigneuse.
Mais Henriette ne comprenait rien alors : elle se laisserait compromettre par n'importe qui, comme ça, pour faire une farce? Et jusqu'où l'imprudence l'avait-elle engagée? elle refusait de le dire. D'ailleurs où l'impudeur pouvait-elle conduire? Marceline ne savait. Là encore elle choppait à son ignorance de la vie. Et dans cet accul de pensées elle se débattit sans résultat, ne trouvant rien qui pût confirmer son appréhension d'irréparable chute et rien qui l'y pût soustraire. Muette, elle songea longtemps.
Plus que des reproches ce silence navra la petite. Le chagrin que Marceline affectait lui pesa comme un blâme cruel. N'était-ce pas rendre plus odieuse la faute que jouer cette résignation douce? Vraiment ce l'agaça de voir sa sœur pousser d'énormes soupirs en visant le mur. Il paraissait qu'elle, la plus petite, la sacrifiée, en somme, martyrisait cette grande fille bête, bête à la fin avec ses mines d'agneau qu'on égorge.
— Va, ce n'est pas moi qui ai perdu notre réputation…
Henriette s'interrompit pour délibérer si elle rapporterait les dires des ouvrières. Elle hésita par honte d'outrager. Cependant, Marceline ne saurait-elle pas un jour ou l'autre qu'on jasait de ses rapports avec M. Freysse? Mieux valait maintenant. Ce lui serait moins pénible d'apprendre de sa sœur que d'une personne étrangère qui humilierait. Et, surtout, bien qu'elle refusât de l'avouer, Henriette travestissait sous ces motifs l'envie de vengeance. Elle la couvait depuis que Marceline, ayant compris sa faute, l'empêchait de se recueillir en la mémoire de son amour. Bientôt cette envie la conquit toute, et elle se décida à reprendre sa révélation. Elle dit, sans regarder Marceline qui, silencieuse et triste, pensait.
— Va, sois-en bien sûre, ce n'est pas moi qui ai perdu notre réputation. Il y a longtemps que c'est fait.
— Qu'en sais-tu? Que dis-tu là? Tu parles comme une sotte.
Henriette conta.
— Tu ne le crois pas au moins, implora Marceline.
— Non, moi je te dis ça…
Exprès elle glissa dans sa réponse une intonation de doute, afin de laisser savoir qu'elle ajoutait créance.
Et Marceline sombra dans la désespérance de sa vie. Sans larmes, elle gémissait avec des rages froides contre la méchanceté des êtres. A établir des projets de réfutation, des circonstances qu'elle ferait naître pour fournir les preuves de sa conduite indemne, elle s'évertuait en vain. S'ils se réalisaient, tous ses moyens ne serviraient qu'à la rendre ridicule et à mieux convaincre encore les gens dans leurs mauvaises suspicions. Et des doutes aussi l'assaillirent. Avait-elle commis des imprudences? Au fond M. Freysse ne lui était pas indifférent comme elle eût voulu le persuader. Voilà ce dont elle s'apercevait à présent. Et se navra.
La bougie brûlait à longue flamme.
Tout d'abord Henriette ressentit un triomphe à voir Marceline peinée et son insupportable orgueil abattu. Cependant elle jugea suffisante sa vengeance. Même elle se reprocha la brusquerie de ses phrases.
Puis elle se complut à la philosophie qu'elle s'était forgée le jour où la sœur fut soupçonnée. C'était folie que de vouloir lutter contre la situation faite par le hasard. Mieux valait en jouir : tourner à profit les inconvénients. D'ailleurs elle préférait l'état présent. Riche, elle ne serait pas aujourd'hui la maîtresse adorée d'un charmant garçon, ni la cause d'un duel, ainsi qu'une noble héroïne de roman. Des gens l'auraient poursuivie en mariage, pour sa dot. Il valait bien mieux être aimée pour soi ; et cela se présentait autrement honorable et digne que d'être prise avec des cent mille francs, par surcroît. Et, tout heureuse, dans le silence de la chambre morne, elle évoquait la douceur des caresses, la chère voix du jeune homme tremblant à son oreille d'émotion amoureuse. Elle ressentait à nouveau le plaisir de se savoir fougueusement désirée ; un appétit la pénétrait, un appétit de baisers et d'embrassements, de suaves étreintes dans l'atmosphère virile de la garçonnière.